Chapitre 22

— T’as fait quoi ? s’écrie Louis en levant les bras au ciel. Es-tu devenu fou ?

— Pas besoin d’crier.

J’ai les nerfs en boule. J’ai passé toute la nuit à penser à l’argent que je dois. Même quand j’étais enfin endormi, on aurait dit que mon cerveau restait éveillé et qu’il additionnait mes dettes sans arrêt, comme une calculatrice impossible à éteindre : mille six cents dollars à M. Milot et huit cent soixante-quinze à Rick, en comptant les intérêts de vingt-cinq pour cent.

— Écoute, j’sais que c’est nul. Complètement nul. Mais j’dois quand même trouver une solution. Au plus vite. Au fait, Lou, t’es sûr que tu peux pas avoir le numéro de carte de crédit pour moi ?

Louis devient rouge de colère.

— OK, c’est bon, oublie c’que j’viens de dire.

Son visage retrouve une couleur normale, mais il continue à respirer avec difficulté.

— J’suis triste pour toi, Tommy, vraiment, dit-il en prenant une feuille de papier dans le tiroir de son bureau. Essayons d’réfléchir. Voyons si on peut pas trouver une idée.

Je suis tellement désespéré que je ne lui dis pas ce que je pense : réfléchir, c’est bon pour les devoirs, pas pour la vraie vie.

Louis passe et repasse son doigt boudiné au-dessus de sa lèvre supérieure.

— Pourquoi t’en parles pas à tes parents, tout simplement ? Raconte-leur ce qui est arrivé et demande-leur de payer tes…

— Pas question, dis-je en lui coupant la parole. Imagine un peu à quel point tout ce bordel va faire paraître M. Merveilleux encore plus merveilleux.

Louis hoche la tête. Il connaît bien toute l’histoire avec mon frère.

— Et si tu t’trouvais un travail ? demande Louis en écrivant le mot « travail ».

— J’pourrais jamais gagner autant d’argent… pas aussi rapidement, en tout cas.

— Faut qu’on aborde le problème autrement.

— Louis ! J’ai besoin de toi ! crie Alice depuis sa chambre à l’autre bout du corridor.

Louis me regarde d’un air contrit et dit :

— Désolé. Ça ressemble à une crise d’arithmétique. Ça t’dérange si j’y vais ?

— Pas de problème, lui dis-je en lui prenant la feuille des mains. J’vais réfléchir à ça. Vas-y. T’inquiète pas pour moi.

— OK Alice, j’arrive !

Louis se soulève du coin de son lit où il était assis. Je suis frappé de voir à quel point ses épaules sont voûtées quand il sort de sa chambre.

Quelques minutes plus tard, j’entends le son monotone de la voix de Louis qui essaie d’expliquer le problème d’arithmétique à sa sœur :

— Si x est plus grand que y, et que…

Je jette un coup d’œil à la feuille et barre le mot « travail ». J’écris à la place « FAIRE DE L’ARGENT », puis le mot « COMMENT », flanqué d’un gros point d’interrogation. Il doit bien exister un moyen de faire de l’argent.

Je passe les quelques minutes suivantes à fixer la feuille. Aucune idée ne me vient. D’un côté, j’ai envie de la chiffonner, mais de l’autre, j’espère toujours qu’on trouvera une solution, Louis et moi. J’ai l’impression que sa sœur va le tenir occupé un bon bout de temps. Je commence à avoir la bougeotte sur ma chaise, en équilibre sur les pattes arrière.

Je suis bien trop nerveux pour rester assis. Je me lève donc et commence à arpenter la chambre de Louis. Je jette un coup d’œil dans sa poubelle : elle est remplie d’emballages de friandises. Sa chambre me donne le sentiment d’être pris au piège. Je suis comme un animal en cage. J’ai besoin d’espace tout à coup. Besoin de bouger, de me dégourdir les jambes. Peut-être que ça m’aidera à réfléchir.

Louis ne me voit pas passer devant la chambre d’Alice, mais Alice, oui. Je désigne le devoir de maths sur son bureau et elle roule des yeux.

Je descends au rez-de-chaussée. D’habitude, la porte du bureau du père de Louis est fermée, mais aujourd’hui, elle est entrouverte. Je m’arrête pour vérifier si quelqu’un s’y trouve, mais la pièce est vide. Près de la fenêtre, M. Stuart a un petit bidule cool qui ressemble à une guillotine mi-
niature. Quand on était à l’école primaire, Louis m’avait expliqué que c’était un vieil éteignoir à bougies, une antiquité en fait. Ce qui ne m’avait pas empêché de continuer à penser que c’était une guillotine.

Pendant une fraction de seconde, je me demande ce qu’on ressent quand on se fait trancher la tête.
Il paraît que les poules courent pendant un moment une fois qu’on leur a coupé le cou, mais bien sûr, ça ne doit pas être pareil pour les humains. C’est avec des pensées aussi morbides que je me faufile en douce dans le bureau de M. Stuart. Une vieille chaise en cuir rouge, probablement une antiquité elle aussi, trône derrière le bureau. Le cuir qui recouvre les accoudoirs est tout usé.

Je sursaute en entendant un bourdonnement sourd. Y aurait-il une alarme dans le bureau ? Mais non, je me rends vite compte que le bruit provient d’un tas de dossiers empilés. Le BlackBerry de
M. Stuart est caché sous la pile et il sonne.

Je sors de la pièce aussi silencieusement que possible. Même si le BlackBerry n’émet qu’une sonnerie très basse, il se pourrait bien que Louis et sa sœur l’aient entendue. Ça paraîtrait mal s’ils me trouvaient dans le bureau de leur père, surtout à cause du genre de cas dont il s’occupe.

C’est alors que l’idée me frappe. Faire de l’argent. Certaines personnes sont très habiles pour faire de l’argent. D’ailleurs, comment s’appelait le faussaire que M. Stuart défendait ? Le nom du type était dans tous les journaux. Je me creuse les méninges pour essayer de le retrouver.

« Voyons, Tommy… » Se rappeler le nom de ce faussaire est bien plus important que retenir des noms et des dates pour un examen d’histoire. Puis, comme par magie, il me revient à l’esprit : Kevin Tremblay.

À entendre les voix qui viennent de l’étage, je devine que Louis est toujours en train d’aider Alice. Je décide donc de retourner dans le bu-
reau de M. Stuart, mais cette fois, je prends son
BlackBerry. Je crains un instant d’avoir besoin d’un mot de passe pour accéder à ses fichiers personnels, mais non : M. Stuart les a laissés déverrouillés. Il a dû quitter la maison à la hâte et a oublié son BlackBerry.

Je fais défiler le menu jusqu’à ce que je trouve un fichier intitulé « Carnet d’adresses ».

Ensuite, c’est très facile. Le numéro de téléphone de Kevin Tremblay est exactement là où il devrait être, c’est-à-dire sous la lettre « T ».
Je recopie le numéro sur une feuille du bloc-notes qui se trouve sur le bureau de M. Stuart.

Avant de sortir du bureau, je m’assure que tout est bien à sa place. J’aligne le bloc-notes en angle avec le sous-main et replace le stylo doré que j’ai pris pour noter le numéro de Tremblay. Je glisse le BlackBerry sous le dossier. Le problème, c’est que je n’arrive plus à me souvenir si la chaise de M. Stuart était poussée sous le bureau ou pas… Est-ce que je l’aurais déplacée en prenant le BlackBerry ? Je me souviens d’avoir remarqué combien le cuir des accoudoirs était usé. Dans ce cas, la chaise ne devait pas être poussée complètement. Quand je sors enfin du bureau, j’ai le cœur qui s’emballe. Je laisse la porte entrouverte, exactement comme je l’ai trouvée.

La sonnerie du téléphone retentit. Cette fois, c’est la ligne fixe.

J’entends Alice répondre dans sa chambre.

— Allô papa !

Puis, un peu plus tard, elle ajoute :

— Attends une minute, je vais aller voir s’il
est là.

C’est alors qu’elle a une meilleure idée.

— Tommy ! Es-tu au rez-de-chaussée ? Peux-tu me rendre service et me dire si mon père a oublié son BlackBerry sur son bureau ?

Je me retiens de rire. Il faut dire que c’est plutôt ironique qu’Alice me demande de chercher le BlackBerry de son père. En fin de compte, je me suis inquiété pour rien à propos de la chaise déplacée ou pas.

Je fais attention de ne pas répondre tout de suite. Je retourne plutôt dans le bureau de
M. Stuart en ouvrant la porte toute grande pour qu’elle produise un long craquement. Puis, je prends le temps nécessaire pour fouiller sur son bureau, avant de glisser la main sous le dossier et de m’écrier :

— Il est ici !

Une chance que je suis bon pour bluffer.