Chapitre 23

— C’est quoi ton nom, encore ?

— Tommy Leclerc. Comme j’vous l’ai dit, j’dois vous rencontrer. J’veux vous acheter…

J’hésite une petite minute en essayant de trouver les mots justes.

— … les trucs que vous vendez.

— Comment t’as eu mon numéro ?

— Je… euh… j’peux pas le dire.

— Et pourquoi j’continuerais à discuter avec toi ?

J’ai peur qu’il raccroche… et comme je serais vraiment foutu s’il faisait ça, je me dis que je suis peut-être mieux de lui dire toute la vérité. Je n’ai plus rien à perdre.

— Écoutez, j’suis en quatrième secondaire et j’ai pas mal d’ennuis en ce moment.

Kevin Tremblay s’esclaffe. Son rire ressemble à un long caquètement.

— À quelle école tu vas, le jeune ? me demande-t-il quand il a enfin fini de rire.

— Au collège Hilltop.

Kevin Tremblay émet un sifflement.

— C’t’une belle p’tite école, ça ! C’est quoi ton nom encore ?

— Leclerc. Tommy Leclerc.

— Je vois. Aucun lien d’parenté avec la riche famille Leclerc, par hasard ? Celle d’Outremont ? Des manufacturiers, j’crois, c’est ça ?

— Ouaip, dis-je en espérant que ça lui ôtera l’envie de raccrocher. Mon arrière-grand-père a fondé les usines Leclerc. Aujourd’hui, ce sont mes parents qui gèrent l’entreprise.

Il pousse un autre sifflement, puis reste silencieux durant quelques secondes. Je me dis qu’il doit réfléchir. Quand il reprend la parole, sa voix est un peu plus amicale.

— Tommy, comme tu l’sais sûrement, avec le procès en cours, un gars comme moi doit se tenir tranquille. Mais j’vais faire quelque chose pour toi, parce que t’as l’air d’être un bon gars… et qu’tu viens d’une bonne famille. Le genre de famille qui va assurer tes arrières si jamais ça tourne mal. J’vais t’donner le nom d’un de mes… euh… de mes associés.

***

L’associé en question s’appelle Patrick… Ça a l’air que les gens n’ont pas de nom de famille dans le monde de la contrefaçon, à moins bien sûr de se faire arrêter et de voir leur nom faire la une des journaux, comme c’est le cas pour Kevin Tremblay.

Patrick n’a pas l’air beaucoup plus vieux que moi. Je le rencontre à l’extérieur d’un bar du boulevard de Maisonneuve, dans l’est de Montréal.
À part son
percing au menton et ses cheveux dépeignés, il a l’air d’un gars normal.

— On va faire un tour, déclare Patrick en regardant par-dessus son épaule pour s’assurer que personne ne nous suit. C’est quoi ton costume de clown ? ajoute-t-il en examinant mon veston.

— L’uniforme de l’école.

Du coup, je me dis que j’aurais dû aller me changer à la maison avant de venir.

— Ah ouais, c’est vrai. Tremblay m’a dit que t’allais à une des écoles de riches en haut d’la montagne.

Quand on tourne le coin, Patrick sort un billet de vingt dollars de sa poche et me le tend. Je le prends et murmure :

— C’en est un d’ceux que t’as faits ?

— Ouaip. Pas pire, hein ?

Je frotte le billet vert entre mes doigts. Le papier est plutôt craquant, comme c’est toujours
le cas pour les billets neufs. J’examine le visage de la reine, les rides au-dessus de ses lèvres, son collier de perles. Puis je scrute l’hologramme à la gauche du billet. J’ai entendu dire que c’était la partie
la plus difficile à imiter. Je vérifie ensuite au dos du billet. Tout me semble correct.

— J’veux en voir d’autres, dis-je.

Après tout, le gars pourrait essayer de me rouler. Qui me dit qu’il ne m’a pas montré un vrai billet pour ensuite essayer de me refiler au gros prix une pile de faux billets nuls ?

Les autres billets ont l’air tout aussi bien. Patrick n’est pas très content quand je lui annonce que je ne peux pas tout lui payer d’avance. Il exige cinq dollars pour chacun de ses billets de vingt.

— J’vais t’en donner six… mais j’ai besoin d’une semaine avant d’pouvoir te payer.

Patrick me dévisage, l’air méfiant. Je lui demande :

— T’as déjà joué au Texas Hold ’em ?

— Évidemment. J’sais pas si t’as remarqué, mais le monde entier joue au Texas Hold ’em ces temps-ci.

— C’que j’essaie d’te dire, c’est que j’bluffe pas. J’aurai ton argent…

Je consulte ma montre : six heures moins cinq.

— … à la même heure, vendredi prochain.

— Tremblay m’a dit c’est qui ton père.

Il prononce la phrase lentement, comme s’il voulait me faire comprendre qu’un autre message se cache derrière ses mots, puis il ajoute :

— Si tu me paies pas à temps, j’irai l’dire à papa, OK ?

Je reste calme malgré la menace. Je comprends que, comme moi, Patrick ne fait que ce qu’il a
à faire. Je lui tends la main et lui dis :

— Marché conclu.

***

Si vous pensez que c’est difficile de vendre des faux billets, vous vous trompez. En fait, après un seul après-midi, je n’ai même plus
à chercher les clients : ce sont eux qui me cherchent. Des élèves de première secondaire pour la plupart. Ils sont tous plus ou moins intimidés par les gars de mon âge, ce qui me donne un net avantage sur eux.

À chacun des jeunes à qui je vends de faux
billets, je répète la même chose :

— Si tu m’dénonces, tu vas avoir de gros ennuis. Et quand j’dis gros, j’veux dire vraiment gros.

Aucun ne me demande ce que j’entends par là, alors je n’ai pas besoin d’en dire plus. Quelques-uns pâlissent sur place en entendant ça, tandis que d’autres se mettent à avoir des tremblements comme s’ils avaient la fameuse maladie dont les personnes âgées souffrent parfois.

— Écoute, t’as pas à t’inquiéter. T’as juste à oublier qu’tu m’as croisé un jour, OK ?

Le pauvre parvient à peine à bredouiller un OK.

Je vends les billets de vingt douze dollars chacun. Ça me fait un profit de cent pour cent… comme dans les magasins. (Vous voyez que j’ai retenu quelque chose du cours d’économie de l’an dernier.)

— J’vais en prendre dix.

L’élève que je rencontre dans le stationnement derrière le collège a des cheveux noirs bouclés et des yeux bleu clair.

— Ça fait cent vingt. En billets de dix.

Je n’accepte aucun vingt dollars parce que je ne veux pas que mes acheteurs me paient avec mes propres faux billets. Le jeune tient un de mes billets à la lumière, comme ils font dans les magasins lorsqu’ils vérifient si ce sont des vrais.

— C’que j’comprends pas, lui dis-je en comptant la pile de billets de dix dollars qu’il vient de me donner, c’est où vous trouvez tout cet argent, vous, les jeunes de première secondaire. Quand j’avais ton âge, j’faisais ma semaine avec une allocation de vingt piastres.

Il rit, la tête renversée.

— Vingt piastres ? Tu m’niaises. J’en reçois cent par semaine. Mais c’est moi qui paie mes films, conclut-il comme si ça expliquait tout.

Après la récré, Louis vient rôder près de ma case.

— J’t’ai vu parler à un p’tit dehors, dit-il d’un ton accusateur. Tu t’tiens avec les p’tits de première secondaire maintenant ?

— T’as un problème avec ça ?

— Non. Tant que tu leur vends pas d’la drogue.

— On peut pas dire que t’as confiance en moi, hein, Louis ?

— De quoi vous parliez, d’abord ? insiste-t-il.

Je regarde Louis droit dans les yeux.

— J’lui donnais des conseils… pour s’adapter à la vie au collège.

— Ouais, c’est ça, dit-il en levant les yeux au ciel.

La vérité, c’est que les jeunes gâtés pourris de treize ans sont de bons clients. Celui aux cheveux bouclés noirs en a parlé à un de ses amis qui, à son tour, en a parlé à un des siens. Mardi matin, je n’ai presque plus rien à vendre.

Ce n’est qu’au moment où j’ai les trois derniers billets de vingt en main que je remarque un truc bizarre. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas pensé
à vérifier ça plus tôt, mais les trois portent tous
le même numéro de série : AZP3771444.

J’essaie de ne pas m’en faire. Après tout, si je ne l’ai pas remarqué avant, pourquoi quelqu’un d’autre le ferait ?