Chapitre 5
Mme Dumont, la professeure du laboratoire d’informatique, est debout devant la classe et nous parle des feuilles de calcul. Elle porte sa minijupe rouge rubis, ce qui explique pourquoi les gars dans le cours sont plus concentrés que d’habitude. Aucun ne fait circuler de messages, aucun n’a
le nez à la fenêtre pour contempler le terrain
de sport de l’autre côté de la rue.
Je suis assis à ma place habituelle, au fond du labo. J’ai donc une vue imprenable sur la scène qui se déroule à l’avant. Assis au premier rang, Laurent Johnson s’étire le bras à la manière d’un joueur de baseball et attend que Mme Dumont
lui tourne le dos pour lancer sa gomme à effacer par terre.
— Oups…, fait Laurent.
Sa gomme a atterri à un centimètre des pieds de la professeure. Les élèves rient tout bas. On connaît tous la suite.
Elle se penche pour ramasser la gomme.
Laurent n’aurait pas pu réussir un meilleur lancer. Avec sa jupe ultraserrée, elle doit obliquer légèrement de côté pour atteindre la gomme. Ce qui permet à toute la classe de voir le haut de son tanga. Fuchsia, aujourd’hui. La plupart des gars ont la langue sortie. On dirait des chiens devant une boucherie. Les filles échangent des regards entre elles et roulent de gros yeux : elles trouvent que Mme Dumont manque vraiment de classe.
— Je crois que ceci t’appartient, Laurent.
Elle lui remet sa gomme avec un sourire. Je remarque que les doigts de Laurent tremblent.
On ne s’ennuie jamais au collège Hilltop.
— Aujourd’hui, nous allons utiliser les feuilles de calcul dans un cas pratique. Je veux que vous me fassiez le graphique d’une hypothèque. Disons, par exemple, qu’une maison coûte cent cinquante mille dollars.
Mme Dumont se dirige vers le tableau. Le haut de son tanga est de nouveau caché sous sa jupe, mais le simple fait de savoir qu’il est là stimule légèrement mon intérêt pour le cours d’informatique.
— Avec cent cinquante mille dollars, on achète une cabane, pas une maison, émet Neil Rutters.
Neil vit dans un manoir à Westmount, de l’autre côté de la montagne. Sa maison doit valoir au moins quelques millions. D’autres ricanements se font entendre, mais Mme Dumont reste imperturbable.
— En tenant compte que notre acheteur verse un acompte de vingt pour cent, ce qui est plutôt la norme, j’aimerais que vous calculiez les versements d’une hypothèque de cinq ans à un taux de 4,8 pour cent. Puis, je veux que vous fassiez les mêmes calculs avec un taux de 4,4 pour cent. C’est parti, jeunes gens ! En passant, vous pouvez travailler en équipe de deux.
— Qui a besoin d’une hypothèque pour acheter une maison ? ironise encore Neil.
Mme Dumont lève les yeux de son cahier de présence.
— Quand vient le temps d’acheter une maison, la plupart des gens ont besoin d’un prêt hypothécaire, dit-elle d’une voix un peu tendue. D’ailleurs, pour bien des gens, la maison représente le plus gros investissement personnel de leur vie.
— Dans mon entourage, les gens paient leur maison en argent comptant, explique Neil.
— Ou la reçoivent en héritage, ajoute Clara en balayant une grosse mèche de cheveux de ses yeux.
— Je vous parle du vrai monde, rappelle Mme Dumont, pas seulement de celui du collège Hilltop.
Puis, elle ouvre un autre cahier, ce qui signifie que la conversation est terminée et qu’on doit se mettre au travail.
Louis est installé à l’ordinateur voisin du mien.
— Elle a dit cent cinquante mille dollars, c’est ça ? demande-t-il.
— Ouaip. Mais l’acheteur donne vingt pour cent.
— C’est-à-dire trente mille dollars. Il reste donc une hypothèque de cent vingt mille dollars…
Louis tape quelque chose au clavier.
J’allume mon ordinateur. Mme Dumont est encore assise à son bureau, occupée à prendre des notes dans son cahier de présence. Dans quelques minutes, elle commencera à circuler parmi nous et à nous aider, mais il lui faudra un petit bout de temps avant d’atteindre notre coin du labo.
— Un taux de 4,8 pour cent…
Louis a déjà une feuille de calcul à l’écran et il se parle à voix haute tout en tapant sur le clavier.
Ça ne me sert à rien de rester assis à l’écouter. Il travaille avec tant d’ardeur sur notre devoir que je décide d’aller faire un tour sur un de mes sites préférés : mainchanceuse.com.
— Lou, regarde-moi ça un peu, dis-je à voix basse.
Louis se tourne pour voir l’écran de mon ordinateur. J’ai coupé le son, mais les images à elles seules valent le coup d’œil. Un jeu de cartes dorées géantes montrant une quinte royale, placée en éventail. Une pile de jetons de poker scintillants. Une roulette qui tourne. Des femmes supersexy aux robes très décolletées. Avec un peu d’imagination, on se croirait à Las Vegas plutôt que dans le labo d’informatique.
Louis me serre l’épaule.
— T’es pas censé m’aider, toi ?
— Je t’aide, mon vieux, je t’aide. Je veux perfectionner mon jeu au Texas Hold ’em.
— D’après toi, c’est une bonne idée de faire ça ici, maintenant ?
— Veux-tu passer le reste de ton secondaire à tondre des pelouses pour gagner de l’argent ?
— Tu ferais mieux d’éteindre ça avant que la prof arrive ici, dit Louis en se retournant vers son écran.
Un compteur vient d’apparaître sur le site que je consulte.
— Sais-tu combien de personnes sont en ligne en ce moment sur ce site ? Quatre mille neuf cent trente-quatre !
— Tant que ça ?
Louis aime les chiffres presque autant qu’il aime les friandises.
— Et je parie que la moitié d’entre eux sont
des élèves qui s’ennuient.
— Allez, Tommy, lâche ça et viens m’aider à faire les calculs pour l’hypothèque, OK ?
J’écoute Louis d’une oreille seulement. Jusqu’à maintenant, je n’ai joué qu’avec de l’argent virtuel. Mais quelque chose me dit que je serai bientôt prêt pour les vraies affaires. Surtout quand je vois à quel point ça va bien pour moi ces derniers temps.
Parlant de ça, je jette un coup d’œil à Clara Labelle. J’espère qu’elle va s’en rendre compte, mais non, elle est penchée sur son ordinateur, complètement absorbée par sa feuille de calcul. Elle porte le même uniforme que les autres filles – veston gris, chemisier blanc et jupe marine –, mais elle a un petit je-ne-sais-quoi qui lui donne beaucoup de classe. C’est peut-être à cause de ses cheveux aux reflets blond clair, parfaitement coiffés ? Elle a posé son sac à main sur la chaise à côté d’elle. C’est un Louis Vuitton : je reconnais les L et les V entrelacés. Connaissant Clara, il ne s’agit sûrement pas d’une banale imitation sortie tout droit de Canal Street, dans Manhattan.
Clara Labelle, c’est le top du top. J’ai vraiment gagné le gros lot quand je suis tombé sur elle dans le sauna.
Je tape mon nom de joueur : Bigbidou.
Une fenêtre apparaît pour me demander si je suis prêt à jouer avec de l’argent véritable.
Je jette un autre coup d’œil à Clara.
Oh que oui !
— Éteins ça, me souffle Louis, la prof s’en vient par ici.
— Tout va bien, messieurs ? demande-t-elle peu après.
Je suis debout derrière Louis et je scrute son écran.
— Cet exercice nous montre vraiment à quel point c’est important de magasiner le meilleur taux hypothécaire possible. Non mais, voyez les économies qu’on réalise, dis-je en désignant l’écran.
Mme Dumont me sourit. C’est alors que je remarque les petites taches de rouge à lèvres sur ses dents. Quand elle se dirige vers l’équipe voisine, je lui dis :
— Vous semblez en pleine forme aujourd’hui, madame !