Chapitre 8

— Comme ça, c’est toi, Tommy Leclerc.

Le père de Clara Labelle me serre vigoureusement la main. Le bonhomme est aussi grand et fort qu’un ours.

Même s’il ne m’invite pas à entrer, j’ai une bonne vue du rez-de-chaussée depuis le vestibule où je me trouve. Un lustre immense est suspendu dans le hall. La moquette bleue bien épaisse qui recouvre le plancher mène jusqu’à un escalier central en colimaçon.

— Ravie de te rencontrer, Tommy.

J’ai failli rater la mère de Clara. Elle se tient derrière son mari, mais comme elle ne fait environ que le quart de sa taille, elle passe facilement inaperçue. Clara a le même teint que sa mère : la même peau claire et la même chevelure blonde balayée de mèches plus pâles.

Après avoir serré la patte d’ours de M. Labelle, je me retiens de secouer vivement ma main. Je la replonge plutôt dans ma poche, puis j’étire mes doigts un par un, histoire de les aider à revenir
à la vie.

— Je viens chercher Clara.

J’essaie de donner l’impression que j’ai l’habitude de sortir avec des superbelles filles.

— Alors, où irez-vous ce soir, tous les deux ? demande M. Labelle.

Il me toise avec l’air de dire « Ne t’avise surtout pas de faire l’imbécile avec ma fille ! »

Je croise son regard et j’en profite pour lui servir mon meilleur sourire timide, celui où je relève à peine le coin des lèvres. Je veux qu’il pense que je n’ai rien à cacher, mais aussi que je suis un peu intimidé par lui. J’imagine que c’est à ça qu’il s’attend. En prenant bien soin de ne pas avoir l’air trop confiant, je dis :

— Eh bien, j’ai pensé qu’on pourrait aller voir le dernier Batman au centre-ville. On ira peut-être se promener après.

Sur ces paroles, Clara dévale l’escalier. Elle porte une jupe bleue chinée et un tee-shirt blanc ajusté. Je m’efforce de ne pas trop m’attarder sur la façon dont il moule ses seins. Des boucles à diamants font briller ses lobes d’oreilles. Elle porte le bracelet assorti. Ma princesse a décidément de la classe.

— Je vois que vous avez fait connaissance avec Tommy. Bye maman, bye papa, lance-t-elle en agitant la main.

De toute évidence, elle ne veut pas que je traîne trop longtemps avec ses vieux.

M. Labelle se place en travers de la porte pour nous barrer le passage.

— C’est bien un taxi qui vous attend devant, jeune homme ? demande-t-il en désignant la rue des yeux.

— Oui, monsieur. Je voulais sortir votre fille avec toute la classe qui lui convient.

— Arrange-toi pour me la ramener à la maison avec autant de classe, d’accord ?

Puis, il me donne une autre vigoureuse poignée de main.

***

— Comme ça, on va voir Batman, dit Clara tandis que je lui tiens la porte du taxi.

— Pas du tout.

Je me retourne pour saluer ses parents de la main. Ils sont tous les deux plantés devant la porte d’entrée. Puis je m’engouffre dans le taxi à sa suite et ajoute :

— Ça, c’est ce que j’ai dit à ton père.

Clara pousse un gloussement. Elle est peut-être une élève modèle, mais à voir comment elle rit, je devine qu’elle aime autant que n’importe qui l’idée de berner ses parents.

— Alors, où est-ce que tu m’emmènes exactement, si je peux me permettre ? me demande-
t-elle avec un sourire.

Le chauffeur de taxi se retourne : lui aussi veut savoir où on va.

— Au casino, leur dis-je à tous les deux.

Le taxi démarre en trombe.

— On ne pourra jamais entrer au casino, murmure Clara. On n’a pas l’âge.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu viens d’avoir dix-huit ans.

Clara fronce les sourcils. Je plonge aussitôt la main dans ma poche arrière et lui remets la fausse carte d’identité que je lui ai fabriquée. Clara émet un sifflement d’admiration en l’apercevant.

— Où as-tu trouvé ça ?

— Je l’ai faite pour toi. Pour qu’on puisse entrer au casino… et dans d’autres endroits cool.

Clara écarquille les yeux.

— Je ne suis jamais allée au casino.

Je ne lui avoue pas que, pour moi aussi, ce sera la première fois.

Le casino de Montréal se trouve sur l’île Notre-Dame, à cinq minutes en voiture du centre-ville. Le chauffeur de taxi s’éponge le front en empruntant la sortie qui y mène. Une longue file de voitures s’étire devant nous et les stationnements extérieurs sont déjà complets.

— On dirait que c’est l’endroit où tout le monde veut aller un samedi soir, lui dis-je.

— Tu veux rire ? répond le chauffeur en croisant mon regard dans le rétroviseur. C’est l’endroit où tout le monde veut aller vingt-quatre heures par jour… sept jours par semaine.

***

— Montre-lui la carte et reste détendue, tout simplement. Joue avec une mèche de cheveux, par exemple, dis-je à Clara une fois qu’on est sortis du taxi.

Elle agite sa chevelure et me lance un sourire d’enfer.

— Comme ça, c’est bon ?

Finalement, on entre comme si de rien n’était. L’entrée grouille de touristes bruyants qui échangent sur les meilleurs endroits à visiter à Montréal. Personne ne nous demande nos cartes d’identité. C’est à peine si un gardien de sécurité à l’air fatigué nous fait un petit oui de la tête.

— Il n’a même pas demandé à la voir, fait Clara, déçue.

Elle glisse la fausse carte dans son sac à main, puis redresse les épaules et relève la tête. Même son cou est excitant.

— Je me sens comme si j’avais dix-huit ans, me confie-t-elle.

— T’as l’air d’avoir dix-huit ans, lui dis-je en jetant un autre coup d’œil furtif à son tee-shirt moulant.

Les machines à sous sont la première chose qu’on voit… et qu’on entend. Même si ça a été facile d’entrer au casino, je sens maintenant une grande excitation envahir mon corps. Voilà que tout d’un coup, on fait partie d’un monde que jusqu’à présent j’avais seulement pu voir depuis mon écran d’ordinateur.

Dans ce secteur du casino, on dirait qu’il n’y a que des vieux qui insèrent des pièces de monnaie dans les machines à sous. J’ai entendu dire que certains d’entre eux jouent tout leur chèque de pension, puis mangent du macaroni et des fèves au lard en conserve jusqu’au prochain mois.

Clara et moi, on s’apprête à prendre l’escalier roulant lorsqu’on entend le ding, ding, ding ! déchaîné d’une machine qui vient de faire un gagnant. On se retourne pour voir d’où vient
le bruit. Une dame aux cheveux blancs tirant sur le bleu est accroupie devant une machine et tente d’attraper toutes les pièces de monnaie avec son pot en plastique. Autour d’elle, les autres vieux se mettent à tirer plus vite sur le bras de leur machine dans l’espoir d’avoir autant de chance que leur voisine.

— Les tables de black jack sont en haut, dis-je à Clara en l’entraînant dans l’escalier.

Je n’ai jamais mis les pieds ici, mais j’ai étudié le plan de l’endroit sur le site Internet du casino.

Clara examine les lieux. Je vois ses yeux clairs passer de la file de personnes qui patientent devant le guichet du caissier à l’enseigne au néon rouge de l’autre côté du bar, annonçant le fameux « smoked meat de Montréal », puis aux panneaux dorés ornant le plafond. Il y a des gens partout, certains portent leur toilette chic, d’autres, un jean et un tee-shirt débraillé.

Une serveuse qui pousse un chariot chromé nous apostrophe du haut de l’escalier roulant :

— Aimeriez-vous un Coke ou un café ? C’est gratuit.

Je glisse à l’oreille de Clara :

— Des clients bourrés de caféine, ça doit être bon pour les affaires.

Elle rit et, une fois encore, j’ai le sentiment d’être le gars le plus comique de la terre. Une autre chose que je remarque, c’est qu’il n’y a pratiquement aucune fenêtre au casino… et pas une seule horloge. Tout est conçu pour que les gens oublient l’heure et le monde extérieur.

Je guide Clara vers les tables de black jack, au troisième étage. Plusieurs personnes se pressent autour des tables. Certaines jouent, d’autres attendent qu’une place se libère, et d’autres encore se contentent d’observer. Clara et moi, on joue du coude pour se faufiler parmi la foule compacte. Une odeur de renfermé flotte dans l’air, comme un mélange de café et de sueur.

— On regarde un peu ?

Clara approuve d’un hochement de tête.

On réussit à se caser dans un coin, derrière une Asiatique qui a probablement la trentaine. Elle tend cinq billets de cent dollars au croupier en échange de cinq jetons noirs qu’elle empile ensuite devant elle sur la table.

J’essaie d’imaginer à quoi ressemble sa vie. D’où sort tout cet argent ? Est-ce qu’elle travaille dans un bureau ? Peut-être qu’elle a un commerce ? Ou alors elle vient d’une riche famille de Hong Kong, comme Rick ?

Le croupier – un gars à l’allure sérieuse vêtu d’une chemise d’un blanc éclatant ornée d’un nœud papillon noir – distribue deux cartes à chaque joueur ainsi qu’à lui-même. Il ne dévoile qu’une de ses cartes : une dame, ce qui est un bon début. Clara et moi jetons un coup d’œil aux cartes de la femme asiatique. Elle a un roi et un trois.

Sans lever les yeux vers le croupier, la femme gratte la table d’une main : c’est signe qu’elle veut qu’il lui donne une autre carte. Si elle est nerveuse, ça ne paraît pas. Contrairement à elle, son voisin tambourine comme si la table était
un tam-tam.

La femme reçoit un valet. Sa main dépasse vingt et un, elle « saute » et n’est donc plus dans la partie. Clara pousse un soupir. L’homme qui tambourine est toujours dans la partie et il s’agite deux fois plus à présent. La femme quitte son siège, balance son sac à main par-dessus son épaule, et file droit vers un des guichets automatiques alignés le long du mur.

Le croupier aussi dépasse vingt et un. Tous les joueurs qui ont moins de vingt et un gagnent, y compris le tambourineur. Le croupier double leurs jetons. Un surveillant du casino qui passe dans le coin s’arrête pour observer la scène.
Le croupier fait comme s’il n’était pas là.

Il met les cartes dans le mélangeur automatique qui ronronne doucement. Clara et moi, on continue à observer. J’essaie de suivre les cartes au fur et à mesure qu’elles apparaissent. Un seul as jusqu’ici, ce qui veut dire qu’il devrait y en avoir d’autres bientôt.

Le croupier croise mon regard. Quand le tambourineur quitte la table, je donne un coup de coude à Clara.

— Vas-y, lui dis-je en sortant de ma poche la liasse de billets que j’ai apportée pour l’impressionner. T’es prête à jouer ?

Clara rit en me voyant tendre un billet de cent dollars au croupier. Je lui dis :

— Je vais prendre vingt jetons à cinq dollars.

— Es-tu sûr que tu peux te permettre de perdre tout ça ? me demande Clara à voix basse, afin que personne ne l’entende.

— Aucun problème.

Je lui donne dix jetons rouges, puis je pose les dix autres jetons derrière les siens et lui explique :

— Je mise derrière toi.

Clara a une dame et un six. Le croupier retourne un valet. Je lui chuchote :

— Hum, c’est une mauvaise main… Pas facile de décider quoi faire.

— Je devrais peut-être arrêter, avance Clara en me fixant.

— Il y a toujours la possibilité que tu reçoives une carte basse, mais je dirais que tes chances sont plutôt minces.

Clara couvre sa bouche de sa main, mais à en voir les coins retrousser, je devine qu’elle sourit. Elle lève les yeux vers le croupier.

— Carte, dit-elle.

En voyant qu’elle a un cinq, Clara renverse la tête et éclate d’un grand rire. Le croupier retourne un huit.

— Vingt et un ! m’écrié-je.

On vient de doubler notre mise.