Des récits d’expérience
issus de discussions-débats
Les extraits qu’on découvrira tout au long de cet ouvrage sont issus de deux séries d’entretiens menés dans des conditions relativement différentes même si elles ont suivi une trame identique. Celle-ci tenait en quelques consignes très simples : faire raconter le parcours de l’interviewé depuis ses études jusqu’aux postes les plus récents, se concentrer sur une ou deux situations
jugées intéressantes du point de vue des « stratégies alternatives
» en donnant le plus de détails, repréciser en récapitulant certains éléments. Ces stratégies alternatives
étaient décrites par nous oralement comme « faire autre chose que ce que votre hiérarchie vous demande », « votre propre approche », « ce que vous avez pu faire d’original selon vous » ou autres consignes. Mais le statut des personnes interviewées dans la première série, et la situation de l’enquête, n’était pas le même que dans la seconde.
La première série menée par Frederik Mispelblom Beyer concerne 3 hommes
et 4 femmes
: « personnes ressources », cadres encadrants et dirigeants
, contactées soit
via des relations déjà anciennes, soit à l’occasion de rencontres dans des séminaires et des colloques, qui ont accepté d’emblée de dépasser le stade de la langue de bois et de revenir en détail sur certaines situations dans leur parcours dont elles étaient « fières » (ce qui n’excluait pas d’y reconnaître aussi des échecs). Certains entretiens ont été repris et prolongés deux, voire trois fois de suite, pour approfondir certains éléments restés trop peu précis au départ. Les entretiens ont eu lieu le plus souvent au domicile de la personne interviewée. Par moments, quand le récit abordait des zones du parcours que la personne jugeait vraiment confidentielles, le magnétophone a été éteint.
S’y ajoute un huitième entretien un peu spécial, dans le cadre d’une relation de voisinage, avec un chef de chantier à la retraite, dont les manières d’encadrer n’avaient rien « d’alternatif » au sens où on l’entend ici. Certains extraits en servent ici et là de « contre-ponctuation » de la plupart des propos retenus ici. Il rend compte de situations de travail dans le BTP des années 1960-1970.
La seconde série menée par Catherine Glee concerne 8 hommes
et 3 femmes
, tous rencontrés à l’occasion d’une formation
de « reconversion ».
Eux aussi tous cadres, managers, parfois directeurs. Le récit d’expérience représentait de ce fait quelques analogies avec une VAE (Validation des acquis de l’expérience), l’interviewé étant l’un des étudiants de la formation et l’interviewer la directrice de celle-ci. Cette situation de formation a probablement accentué un effet de reconstruction après-coup des parcours, les événements du passé étant réinterprétés à la lumière des nouveaux enseignements récemment reçus. Le point commun entre les interviewés était par exemple qu’ils avaient tous fait un mémoire de fin de formation, écrit « fondateur » s’il en est, pour l’élaboration d’une nouvelle vision du passé.
Mais dans les deux séries, la posture visée par les chercheurs était la même : mener des entretiens pour comprendre avec quels principes d’action
, quelles analyses et quelles références les personnes interviewées s’étaient construites leurs propres théorisations de leur expérience passée et à venir, et à cette fin, ne pas hésiter à soumettre aux interviewés des hypothèses, des idées et des opinions, qui ont fait de ces entretiens des « discussions-débats ». Dans les retranscriptions (1 000 pages au total), les passages de prise de parole du chercheur occupent parfois un tiers de page. On en trouvera les traces dans certains extraits reproduits. La trame des entretiens ne partait en effet pas de rien, aussi bien l’un que l’autre des chercheurs avait une bonne connaissance de l’entreprise, de l’activité de direction
et d’encadrement, et parfois d’autres secteurs comme celui de la santé ou « du social », connaissances issues d’enquêtes et d’observations précédentes. Nous avons voulu prendre au sérieux l’idée des « autothéorisations » en soumettant nos propres hypothèses aux personnes interviewées et en mettant en discussion les analyses que celles-ci proposaient, en les confrontant notamment à celles données par d’autres interviewés.
Il nous semble qu’un autre point commun des deux séries d’entretien est qu’ils ont tous deux pris la forme de « récits d’expérience » tels qu’en parle Pierre Pastré (1999), indiquant que c’est dans l’après-coup de la reconstitution des événements du passé, qui est toujours une « refiguration » et une « mise en intrigue », construisant une cohérence postérieure dans des suites d’événements disparates jusque-là, que peut se produire une forme de connaissance dans l’analyse
des situations. Celle-ci peut donner lieu à des « savoirs méthodiques », qui transforment l’expérience passée en savoirs d’action
pour l’avenir.
Ce qui nous semble constituer l’une des forces de ces deux séries d’entretiens (plus d’une trentaine au total) est que ces analyses de situations et ces savoirs d’action
, loin d’être purement « individuels », subjectifs, singuliers, présentent de remarquables constantes, dont on trouve les traces dans la composition des thématiques abordés dans les différents chapitres de cet ouvrage et dans le chapitre final, consacré aux « stratégies alternatives
». Or,
notre échantillon, délibérément « significatif » et non « représentatif », est issu de secteurs très divers et contrastés : entreprises industrielles et de service, grandes et petites, et dans les services, la banque, l’informatique, les télécommunications, la formation, le secteur social et celui de la santé. Il comprend 7 femmes
et 12 hommes
, âgés entre 35 et 65 ans (avec un homme de 80 ans). Il comprend des positions hiérarchiques qui vont de chef d’équipe à cadre dirigeant. La quasi-totalité des personnes interviewées a eu la responsabilité d’équipes allant de 15 à 150 personnes, mais aussi d’usines, voire d’entreprises entières (dans une position de DRH centrale notamment) dirigeant jusqu’à 25 000 personnes. Deux d’entre eux sont syndiqués, ont été ou sont permanents syndicaux.
Les points communs, les ressemblances, les expressions utilisées qui revenaient d’un entretien à un autre, la répétition aussi de bon nombre de situations
nous ont amenés à une double conclusion : si la singularité des situations est une donnée de base pour l’activité de direction
et d’encadrement, il n’y a pourtant pas de « singularités générales » de secteur (qui feraient qu’il serait par exemple très différent d’encadrer dans l’industrie, les usines ou les services). Nous avons rencontré des
orientations communes transsecteurs, qui se définissaient par distinction avec d’autres orientations du même type.
La place des sciences sociales et humaines dans les récits
La « faute » en revient bien entendu aux biais introduits par notre échantillon, biais qui est très simple : ces 19 personnes-là ont accepté de nous parler, et nous les avions rencontrées dans des « lieux partagés », ce qui est déjà la base d’une forme de familiarité. Qui plus est, outre leurs statuts hiérarchiques dans l’ensemble relativement élevés, 11 de ces personnes, plus une douzième du premier échantillon, venaient de faire un mémoire universitaire sur leur expérience passée, et les autres avaient reçu des formations universitaires ou dans de grandes écoles qui les avaient aussi familiarisées avec les sciences sociales et humaines. Ces dernières étaient souvent évoquées dans les entretiens, soit comme point d’appui et référence, plus rarement comme contre-référence dont l’interviewé se distinguait (ce fut surtout le cas
pour ceux des niveaux hiérarchiques les plus élevés).
Nous assumons pleinement ces biais, car ce sont ceux de la réalité des organisations d’aujourd’hui, dans lesquelles une partie de celles et ceux qui veulent « diriger
et encadrer autrement
», en critique des méthodes managériales en vogue, s’appuie notamment sur les sciences sociales et humaines. Et nous assumons d’autant plus ces biais que ce sont finalement les approches universitaires qui s’avèrent être… les plus « pratiques », les plus pratiquées, utilisées et reconnues par ces dirigeants
et encadrants-là. Ce qui confirme
pleinement l’affirmation du psychologue américain du
leadership Kurt Lewin (1890-1947) disant que « rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie ».
Ce qui reste de ces entretiens, ce sont des extraits, abondamment utilisés dans ce livre. Si on en trouve plus que d’habitude dans ce genre d’ouvrage, si la proportion extraite d’entretien/commentaires et analyses est assez inhabituelle, c’est pour deux raisons. La première est que les extraits sélectionnés sont souvent autant d’éléments d’analyse
des situations, qui dépassent la simple description. Ils contribuent largement à la compréhension de l’activité de direction
et d’encadrement. C’est le cas
tout particulièrement de certains entretiens avec des cadres dirigeants
, qui présentent des synthèses théoriques fortes concernant leurs activités. La seconde est que bon nombre d’extraits présentent des situations « extraordinaires » (et dont on entend rarement parler dans les manuels de management) qui soulignent à quel point les dirigeants et l’encadrement « font feu de tout bois » en étant confrontés aux problèmes les plus inattendus, souvent très drôles en eux-mêmes et racontés avec humour. L’humour et l’autodérision aussi qui permet de prendre du recul par rapport à soi-même font partie des ingrédients des stratégies alternatives
, et faire sourire les lecteurs grâce à certains passages nous semble aussi important pour faciliter l’appropriation de ce qui est proposé ici.
Un dernier mot enfin concernant le statut de « vraisemblance » des récits exposés ici. Nous n’étions bien entendu pas du tout en mesure de « vérifier » la réalité de certains propos, en effectuant par exemple des entretiens avec des proches ou des subordonnés des personnes interviewées. La seule consigne forte dans les entretiens était d’étayer chaque propos avec un maximum de détails et d’exemples concrets. Dans les entretiens qui se sont faits en plusieurs fois, les mêmes anecdotes pouvaient être racontées avec de légères variations entre l’une et l’autre. Nous avons rapidement décidé que ce n’était pas notre souci de savoir si ce qui était raconté s’était « vraiment passé », et nous avons pris ces récits pour ce qu’ils sont : des mises en mots d’expériences, mises en mots qui ont leur logique propre. Nous les avons confrontés non à une autre version des événements racontés dont nous ne pouvions pas disposer, mais à leur propre logique interne (et notamment aux rapports entre principes énoncés ou résumés de situation, et exemples cités en appui), et à nos connaissances des organisations et de l’activité de direction
et d’encadrement. Quand une personne affirme, par exemple, avoir changé de métier « complètement par hasard », on peut confronter cette affirmation au déroulé de son récit qui donne des éléments autrement plus explicatifs du « non-hasard » qui l’a fait changer de métier. Quand un DRH affirme que « le patron [= le sien] fait ce qu’il veut », on peut confronter ce propos aux analyses de l’activité des dirigeants
qui montrent qu’il n’en est rien. Mais il faut alors en même temps trouver une explication des raisons
qui font dire (et par deux fois) « j’ai fait ça par hasard » et « les patrons font ce qu’ils veulent ». C’est ce que nous avons tenté de faire ici.
Codification des chercheurs et des personnes interviewées : à des fins d’anonymisation, tous les noms et prénoms de ces dernières ont été changés et sont donc totalement fictifs. Il en va de même des noms de lieux. Pour ne pas alourdir la présentation des extraits d’entretien, le G indique Catherine Glee (gestion) et le S Frederik Mispelblom Beyer (sociologue). Quand un long extrait d’entretien avec la même personne est entrecoupé de commentaires, on indique le nom de l’interviewé au début, on signale la suite de ses prises de parole par un I (interviewé). Les passages des entretiens mis en italiques sont ceux qui nous ont semblé remarquables pour les propos de cet ouvrage, et ils donnent généralement (mais pas toujours) lieu à des commentaires de notre part.