On occupe la place où un acte vous pousse comme ça, de droite ou de gauche, de bric ou de broc. Il s’est trouvé des circonstances qui étaient telles que ce à quoi, à vrai dire, je ne me croyais pas du tout destiné, eh bien, il a fallu que j’en prenne la corde en main. […] Il y a les places dont j’ai parlé tout d’abord, les places topologiques, les places dans l’ordre de l’essence, et puis il y a les places dans le monde. Ça s’acquiert en général du fait de la bousculade. Ça laisse de l’espoir, en somme. Tous autant que vous êtes, avec un peu de chance, vous finirez toujours par occuper une certaine place. Ça ne va pas plus loin.
Jacques Lacan1
« Tu-as-l’air-d’un-ca-davre », dit Jeanne Moreau à Maurice Ronet derrière une porte vitrée, en détachant bien les syllabes, avec tant de charme souriant sur le visage, tant de jeunesse, que soudain rien d’autre ne compte que d’avoir cet air-là, d’un-ca-davre, et qu’on espère – trop tard – que la porte qui les sépare ne sera pas poussée, l’instant magique pas rompu. On sait que le héros se suicidera. Est-ce parce qu’elle annonce sa mort que la scène, intemporelle et brève, a pris dans le souvenir une place si grande qu’avant de revoir le film il y a peu, j’aurais affirmé que l’héroïne du Feu follet, c’était elle, la merveilleuse actrice qui pourtant ne reste à l’écran que quelques minutes ?
J’avais vu Le Feu follet de Louis Malle en 1963, avec une Solange plus âgée que moi et bien moins glacée que la Solange du film, la maîtresse de maison de la soirée sinistre chez les bourgeois intellectuels. Nous étions entrés dans la salle en fin d’après-midi et, à la sortie, il faisait nuit : le grand espace en noir et blanc où l’on s’est caché était dehors. Ça scintillait, nuit et jeunesse confondues dans un âge que je n’avais pas souvent mais, cette fois-là, si – et si vivement.
Lacan a dit dans une conférence qu’« au début, ce n’est pas l’origine, c’est la place » (évidemment, il parlait de lui, en relation avec sa topologie – de lui, de la place qu’il fait aux choses : c’est la raison pour laquelle après que certains de ses proches l’ont quitté, le début, laissait-il entendre, c’était encore lui).
C’est peut-être pour cela, dans la confusion entre début et origine, que les souvenirs « écrans » (je ne réussis pas à éviter le mot) nous apparaissent comme des premières fois avec suite. Quelque chose a trouvé une place comme, un bref instant, Ronet dans l’intelligence, la lumière du visage de l’actrice. Ce n’est pas sa place sans doute, pas la bonne place, mais enfin elle a été prise, elle a existé d’avoir été prise, et c’est déjà beaucoup. C’est un début. Il sera bien temps, après, que viennent les nœuds : la topologie compliquée gardera la trace de quelque chose de simple qui avait eu lieu avant elle, mais n’avait pas trouvé de place, peut-être parce qu’on est tout de suite trop vieux, qu’on fait comme si toutes les places étaient encombrées, pour se donner une contenance, ou par peur de la simplicité. Une place (tous les membres à peine élus d’une Société de psychanalyse le savent) peut faire perdre sa place à la simplicité.
Je me souviens qu’à peine « élu », il a fallu que je me dépêche de rentrer – les parents seraient sans doute déjà à table, la table triste et figée, pesante, du repas du soir –, au lieu que j’aurais pu tout envoyer promener sauf la nuit et Solange, et leur légèreté. Mais tout d’un coup j’ai pensé à l’heure tardive, et j’étais préoccupé parce que je devais sentir le parfum. J’étais devenu ennuyeux. Je me suis exercé dans les vitres du wagon à prendre l’air aimable et fatigué, non d’un-ca-davre (trop personnel), mais d’un déterré, et j’ai préparé une entrée naturelle : la fac, excusez-moi, ces travaux pratiques (pas fameux) ne sont pas pratiques (pas génial), ces travaux dirigés (idem) de quoi ? – surtout pas d’anatomie.
En haut des marches de la station Michel-Ange-Auteuil, ce n’était plus tout à fait la même nuit et, pour retrouver la mienne et ne penser qu’à sa place en moi et croire qu’elle n’aurait pas de fin, c’était plus simple de ne rien dire.
Jacques Lacan, « Place, origine et fin de mon enseignement » (1967), Mon enseignement, Le Seuil, 2005.