Dépaysement


Le soir est tombé sur la journée d’août, les deux chênes ronds, les collines devant la maison. On a vu pâlir, devenir presque blanche la bande de ciel entre la dernière courbe, lointaine, précise, des collines et le haut de la fenêtre et, tout en écoutant les bruits mêlés de la conversation et ceux de la campagne, distants, soulignés par leur écho, dans le sentiment même que tout était suspendu, j’ai pensé mais non, voyons, il passe ! – et qu’une année encore avait filé comme l’eau entre les doigts. J’ai pensé que je ne voulais pas parler de ça – que c’était mieux de ne rien dire – et que pourtant j’allais le faire, que Ce temps qui ne passe pas1 – qui est le temps de l’analyse dans le livre que Pontalis a écrit sous ce titre – passait en vérité comme le reste, comme les années. Nous étions à table, je mangeais, et à cet instant je me suis mordu cruellement l’intérieur de la lèvre. Puis, comme si je me faisais la leçon – une leçon peu claire, et il aurait été plus simple que, par exemple, je me dise « bien fait », que je me dise que ce temps-là était passé depuis si longtemps qu’il n’y avait pas de quoi revenir là-dessus et moins encore de quoi faire comme si je ne m’en étais pas aperçu –, bref, au lieu de tout ça, j’ai vu comme devant moi la grande image du bal à Palerme, lorsque le prince Salina, soudain en paix, sait qu’il est licite de haïr l’éternité. L’invocation in petto du Guépard (« Pense à autre chose. Pense à Salina. Pense au passage où… ») était tellement absurde et puérile que ladite leçon et ce qu’elle voulait dire ont tourné court aussitôt.

 

Les mots simples font rêver. C’est peut-être qu’au contraire des mots qui ont plusieurs sens, ils se tiennent à la question qu’ils posent. Les autres donnent à la fois question et solution. « Dépaysement » est presque emphatique – les métaphores ont quelque chose de prétentieux. Si j’avais été moins pressé de trouver un titre, j’aurais cherché un mot univoque, dépourvu de suppositions, un mot qui n’aurait pas compté sur son effet. En analyse, beaucoup de mots sont doubles, échos des deux substances cartésiennes, celles que, sans doute, Freud commente en 1938, quand il écrit : « Psyché est étendue. N’en sait rien. » La note énigmatique a fait couler de l’encre et Psyché a été étendue dans toutes les positions. En fait, on ne sait rien d’autre. (Ces notes hâtives, écrites parfois en style télégraphique, n’étaient pas destinées à être publiées. Mais on peut simplement lire que Freud a l’intuition que les deux substances, pensée et étendue, n’en font qu’une, celle de l’étendue, ou bien celle de la pensée – la pensée qui lance ses filets sur l’horizon.)

Beaucoup de mots sont doubles en analyse et divisés, comme nous le sommes, en fait, avec, au moins, un sens conscient, un sens inconscient, et pas le choix. Leur vérité se tient là : dans l’équivoque et l’absence de choix. Hors de la cure, la Zweideutigkeit, la double direction de la signification est souvent une facilité, un choix fait d’avance qui, d’avance, occupe la représentation d’attente, en annule la fonction. Une facilité qui trompe l’attente, cherche une connivence, atténue sans le modifier le scandale d’être deux en un, et comme le voisin de soi-même – d’une façon ou d’une autre. Mais on sait bien qu’il n’y a rien à faire, qu’il faut se débrouiller avec ce voisinage, et avec des mots mitoyens, avec leur fonction, intermédiaire. On cherche sa place, qu’on voudrait simple, on la cherche sur le divan de l’analyste et on trouve la leur, qui ne l’est pas, qui est un carrefour ou un à-peu-près.

 

J’ai été convaincu que ce dépaysement qui m’embarrasse était un mot de mon vocabulaire intime, un déplacement intime venu ici avec difficulté, comme à contrecœur, jusqu’à ce qu’en relisant le premier récit de Pontalis – Loin (un mot simple) – je regarde la quatrième de couverture, à la recherche de je ne sais quoi : « Ce récit retrace l’expérience d’un dépaysement. »

 

Loin est l’histoire d’un homme dépaysé par sa division, l’histoire d’un homme divisé, et le titre d’un récit que je range aux côtés de certains écrits de Bassani ou de Pavese, ou encore de Silvio D’Arzo, l’auteur de Maison des autres. Peut-être Pontalis aurait-il trouvé que je le dépaysais un peu trop, que cette maison n’était pas la sienne, pas assez étrange, au fond, et que ces autres étaient indifférents à force d’être autres. Car un voisin, cela doit quand même être un peu comme vous pour créer l’inquiétude qui était déjà là, et la prendre à son compte. Aussi qu’aurait-on à faire, par exemple, d’un prêtre qui végète depuis trente ans dans un village perdu de l’Apennin émilien ? Ou d’un ancien enfant de l’Assistance publique, devenu un americano avec de l’embonpoint et des sous ? Ou encore d’un avocat juif de Ferrare à la vie paresseuse et mesquine ? Mais le prêtre, à qui les mots font honte, sait qu’il n’est nulle part chez lui sauf là où rien ne se passe. Mais l’enfant trouvé ne voit plus dans les bois de noisetiers où il a grandi que l’équivalent de ces chambres qu’on loue en ville et qui, après qu’on les a quittées, sont des « coquilles vides, disponibles et mortes ». Et l’avocat, « minutieux et méfiant », s’examine dans le miroir : « Ce visage était le sien, écrit Bassani ; et, néanmoins, il était là à le regarder fixement comme si ce visage non plus ne lui avait pas appartenu, comme si c’était celui d’un autre. »

Il me semblait que j’aurais pu allonger la liste des voisins italiens de Pontalis, y ajouter Moravia, Bilenchi2, et Bontempelli3, et le Tabucchi de Nocturne indien, et peut-être jusqu’au souriant Calvino, dont les héros sont l’un hors de portée, l’autre proprement fendu, le troisième inexistant. Voici des questions du narrateur de Loin, que Calvino ou Bassani auraient pu mettre dans la bouche de leurs personnages :

Comment faire pour que rien ne me rappelle rien ? […] Qu’est-ce qui pourrait n’être que le signe de soi-même ? […] Comment se déprendre de soi si soi c’est à chaque instant quelqu’un d’autre ? Je sors. Je me dis que les pas feront mieux que le silence, qu’il suffit de me laisser doucement imprégner par ce qui est là, autour de moi. Non, pas autour : ce qui est là. Non, pas moi : une surface qui ne retiendrait rien. Enregistré, effacé.

Le narrateur songe qu’il y aurait du répit à être un homme qui n’a plus cours, comme une monnaie d’avant. Il rêvasse, à distance ironique de la scène :

Désolé, Monsieur, ce comptoir [cela se passe dans une banque, et j’imagine que l’employé derrière son guichet ne lève pas le nez] n’est pas approvisionné. Cette monnaie n’a plus cours. La signature n’est pas conforme. Nous n’honorons plus les chèques. Votre carte d’identité est caduque.

Ou bien encore :

Ce qui sépare Loin de ces romans du dépaysement de vivre, c’est que, précisément, c’est un récit et non un roman. L’auteur d’un récit et l’auteur d’un roman, s’ils se mettent tout entiers dans le récit ou dans le roman, c’est cependant différemment – une petite différence et qui n’a pas de pertinence absolue : l’auteur du récit a directement affaire à ce qui se dit en lui, sans la médiation de la fiction explicite. Ce qui se dit en lui : ce ne sont pas vraiment des mots, plutôt des conversations superposées, une rumeur de mots que, pour citer Rilke, il faut « savoir […] oublier quand ils sont nombreux. Et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent ». Ces bruits, cet affairement de paroles, comme un chuchotis off, même lorsque le récit est tout autre chose qu’un récit de soi, nous racontent selon notre désir : désir d’être comme ceci plutôt que comme cela, pour le dire simplement – un désir trompeur, qui est une défense. L’auteur d’un récit, plus et différemment que l’auteur d’un roman, a affaire à un fond ou un sol défensif.

Aujourd’hui, être défensif, c’est l’anathème. Mais si c’était plus vrai, plus près de l’enjeu, si être sur la défensive tenait au fait qu’on se sait honnêtement insuffisant devant l’épreuve, si c’était la manière la plus loyale de rencontrer un enjeu qui, même s’il est tout petit, même si ce n’est que ça – en lettres minuscules –, est tellement plus grand que soi ? On est défensif, et démuni. Les moyens intellectuels que l’on a acquis en étudiant, la civilisation de soi chèrement conquise en même temps que l’âge d’homme, la raison même sont sans effet sur l’inquiétude, sur l’inquiétante étrangeté. On perçoit des bruits, des mots qui se chevauchent. C’est lointain, presque impersonnel. On est défensif devant le soupçon qui vient qu’on en fait partie, de ces bruits, de ces mots, qu’on ne serait peut-être que l’un d’eux, sans spécificité et qui les vaudrait tous, un bruit de ce qui se dit en soi et qu’on ne peut entendre clairement, pas seulement parce que ça ne passe pas par l’appareil phonatoire (voir les paroles et les phonèmes en silence de Gabriel Bergounioux4). Une rumeur de ce qu’on voulait penser et qui reste loin. Cela reste loin comme si votre présent ne venait pas tout à fait de votre passé, loin à l’intérieur de vous – finalement « loin » n’est pas un mot simple. C’est un mot qui, comme « dépaysement », a une intimité de jardin publique, la dureté impersonnelle du soleil – les auteurs français, Sartre, La Nausée, Camus, L’Étranger, me reviennent à présent. « Loin » est un mot de revenant. On s’en doutait : les mots simples n’existent pas.

 

On dit, c’est devenu un lieu commun de la psychanalyse, que pour donner au lecteur qui n’a pas fait l’expérience du divan, et aussi à celui qui l’a faite, que pour lui donner l’idée de ce qu’est le transfert – parce que dans la cure le transfert ne se dit pas en mots –, on dit qu’il faut romancer ce qui s’est passé, écrire de la fiction, mettre là des mots qui ne sont pas à leur place et qui vont déplacer ou dépayser ce dont il s’agit. On rendrait mieux ce qui a eu lieu en le dépaysant, voire en l’inventant. Ce n’est pas ainsi. Il ne s’agit pas d’inventer, mais de laisser en soi-même les choses s’inventer. Il s’agit de faire confiance à la manière défensive du récit, qui n’est pas la manière défensive de la fiction. Le récit a affaire à ce qui se refuse. Il avance avec, en vue, la réticence – cette réticence qui est, pour Pierre (cette fois) Bergounioux, le fond essentiel de la sagesse.

 

Qu’est-ce qu’une place ? La question tire l’un de ses sens du clivage irréductible qui empêche toujours que l’on soit, en soi-même, à sa propre place. Aujourd’hui la tendance des nouvelles théorisations analytiques est de proposer que, si le thérapeute y met un peu du sien, ça se ressoudera. Or le clivage est structurel, et si l’on tente de le souder, on crée des tensions qui se manifesteront vivement quand et où elles le pourront. On ne retrouvera pas d’unité antérieure au clivage, pas d’unité indivisible, rien de ce dont les psychanalystes anglo-saxons ont fait une représentation du but de la pratique analytique sous le nom d’« intégration », et dont un avatar récent est la relation intersubjective, sorte d’intégration à deux – si tu m’intègres, je m’intègre et réciproquement. L’expérience intégrative relève d’une conception unitaire, vaguement religieuse, du monde.

 

Le clivage est, lui, laïque – et irréductible et toujours en train de se faire à nouveau. Il nous défend laïquement contre la réalité. On sait que l’on distingue la réalité externe et la réalité psychique, ce qui suppose d’ailleurs que notre idée de nous-même ait quelque chose de corporel, avec un dedans et un dehors. Une réalité psychique au-dedans, le reste au-dehors et, ici ou là, les contradictions nécessaires. C’est simplet, mais le moyen d’y échapper ? Le clivage nous défend contre les deux réalités qui, sans doute, n’en sont qu’une (psyché est étendue…), excessive. Pierre Fédida disait que le psychisme est insupportable et que, pour le supporter, il nous faut le fragmenter en ces petites quantités que sont les images. Et c’est pour moi une source de questions fortes que le psychisme soit ce qui me divise, me sépare de moi, vienne par petits paquets d’images entre moi et la réalité, et entre moi et ma place.

*

Avec quelques autres et rares livres, la sorte d’élégie du clivage qu’est L’Amour des commencements se tient droit parmi les livres que j’ai lus. Quand je l’ouvre, ce que j’avais cru laisser derrière moi est de nouveau là : c’est le livre d’avant toute disparition et pourtant il n’est fait que de cela. Une disparition l’habite. Le livre et elle retiennent le temps d’avant, emprisonnent rêve et douleur, ainsi qu’une moderne boîte de Pandore. Une boîte de Pandore, on l’ouvre d’un coup, en grand, sans précaution. Ce geste, ce risque insouciant recommencé chaque jour, et en tout cas chaque nuit, tout d’un coup me fait reculer. Qui va s’échapper du livre rouvert ?

Curieusement, j’ai plié le coin d’une page, d’une seule, je ne sais plus quand ni pourquoi. C’était peut-être simplement au moment de suspendre ma lecture. Juvenin, un ami du narrateur, lui propose d’enfiler une blouse blanche et de faire un tour dans le pavillon psychiatrique où il travaille :

Le matin, nous avions marché le long de la Marne puis loué une barque pour descendre la rivière. La journée de printemps était belle, un peu chaude. Nous étions gais, les femmes portaient sandales et robes à fleurs, nous les tenions par la taille, je me serais bien vu avec un pantalon de toile claire, un foulard et une casquette et chantant la romance. Mais, maintenant, mon ami ouvrait une porte grise avec une clé, disait quelques mots à une surveillante qui ouvrait une autre porte grillagée, et je les suivais, revêtu de ma blouse blanche, un peu moins gai que tout à l’heure et un peu honteux de ma curiosité. Nous étions dans un Service Femmes. Mélange nauséeux : cela sentait l’éther, l’eau de Javel et le ranci d’une cantine. Aussitôt évanouie la senteur des aubépines du matin, oublié l’enjouement des propos de table échangés dans la petite maison des Juvenin, à cent mètres derrière ces murs !

Je vis une pensionnaire avancer vers moi du fond d’un couloir, décidée, toute à son affaire, comme peuvent l’être les chiens solitaires qu’on croise dans la rue, puis, quand elle fut toute proche, elle me sourit. Je lui souris à mon tour. Elle s’approcha davantage, jusqu’à coller presque son visage sur le mien. Elle minaudait. Vieille femme hagarde ou gamine excitée ? Allez savoir. Moment comique ? pathétique ? Les repères usuels ne m’étaient d’aucun secours. J’entendis vaguement des mots : « Ah ! le nouveau docteur, comme il est jeune, comme il est beau ! » Je n’en menais pas large, j’eusse cent fois préféré qu’elle m’injuriât. Mais cette démonstration saugrenue d’amour, venue d’on ne sait où, s’adressant à je ne sais qui, portée par je ne sais quoi, cette volubilité aiguë contrastant avec la fixité sombre du regard me laissaient interdit. J’assistais muet à la transfiguration en démon, en incube, en sorcière, de l’Éros tendre et léger des bords de Marne. […] Quand mon ami revint, il demanda simplement à la femme : « Alors, comment vous sentez-vous aujourd’hui, madame Leroux ? » et aussitôt ce fut fini entre elle et moi.

Aujourd’hui, ce qui me frappe, ce n’est pas tant le contraste entre l’Éros tendre des bords de Marne et le démon sans bords, ce n’est pas la taille tenue des femmes comme un trait d’union léger du corps et de la pensée – le lieu joli, intermédiaire, à l’abri de toute manie érotique. Aujourd’hui, ce qui me frappe dans ces lignes, c’est l’ébauche imparable de ce qui fait et défait sans cesse la pratique et la théorie psychanalytiques : le transfert. Nous aimerions tant connaître son sens, à ce transfert qui colle son visage presque sur le nôtre et nous veut de façon absolue quelque chose que nous ignorons. Ou, plutôt, nous aimerions secrètement être en personne ce sens-là, son hypothèse. « Comme il est jeune, comme il est beau, le docteur. » Au fond, quand c’est dit par un patient aimable, une personne agréable, une personne intégrative anglo-saxonne que j’intègre et qui m’intègre, oui, c’est bien vu, je suis jeune, c’est parfaitement vrai, et beau, je le sens bien en moi-même (et d’ailleurs, sous un certain angle…), et je suis juste et droit, comme un père, et comme une mère – ce patient est vraiment très fort –, je suis non pas tout le reste, mais bien ce qui vient en plus de tout – et dont on ne sait d’ailleurs que faire. Pour un peu le transfert serait ma place, toute ma place, rien que ma place…

Eh bien non. Lorsque tout ce qui faisait de nous le destinataire d’autrui s’est envolé – dans « destinataire », il y a « destin » –, ce qui reste dans la boîte de Pandore, c’est le constat, sans espoir pour la raison, que le transfert était déjà là – folle du logis à qui le logis est indifférent, venue on ne sait d’où, s’adressant à on ne sait qui, portée par on ne sait pas encore quoi.

 

Le transfert est la place des autres, la maison des autres où, dans la cure, avec un peu de chance, sera pour la première fois accueilli ce qui n’avait pas trouvé de lieu : le désir aveugle, la mémoire des morts, des contenus changeants aux formes avides du même, des ombres brutales et néanmoins portées, l’amnésie en acte ; Pandore elle-même ? Et parfois, dans cette maison, il n’y a personne, pas de soi ni d’autres, juste une absence dont on ignore le nom.

Quand c’est le cas, le langage parlé n’est pas toujours à son affaire. Moins encore la théorie. Il faut quelqu’un. C’est comme ça. Le transfert préexiste à qui il s’adresse, mais quelqu’un doit être au rendez-vous, ou en tout cas pas loin. Il est en retard ? Cela ne fait rien, tant qu’il ne regarde pas sa montre. Il n’a pas les mots qu’il faut ? Tant mieux. Il en trouvera d’autres. Et s’ils sont certains, ces mots, qu’ils vont droit, avec conviction, c’est qu’ils seront nés très près de ce qui se tait dans l’épaisseur de la personne même de l’analyste. Au cœur du récit, là où c’est muet, là où l’on est absolument dépaysé, s’est produit un événement.

 

J’ai du mal à dire le mot infans, et même à l’articuler, j’hésite entre une prononciation d’allure latine, élégante et bizarre, et la sonorité francisée, pénible à l’oreille. Je n’aime aucune de ces prononciations – une réticence, moi-même, cette fois. J.-B. Pontalis a donné un nom à une énigme, et j’éprouve à la fois ce qu’Octave Mannoni appelait un « si vif étonnement » et la réticence qui me pousse à prendre le temps. Je n’ai pas envie de faire comme si j’avais tout compris, pas envie de traiter avec familiarité ce qui m’interroge sans complaisance. La connivence imaginaire qui serait le bénéfice immédiat du mot infans, s’il devenait familier, m’est désagréable, comme le serait un mot de passe, ou comme l’assurance d’une cohérence avec ce que je connaissais déjà.

On a en effet vite fait de ramener une découverte à du déjà connu. Ou bien dans un mouvement inverse, on souhaiterait qu’elle soit intouchable, sorte de chambre inexplorable dans la grande pyramide. J’essaie de traiter cette découverte d’une autre façon : je voudrais être sans logique avec l’infans, et que nous n’ayons pas à décliner l’un devant l’autre notre identité. Parfois l’être sans langage a un air irrémédiablement lourd ; parfois il me semble inconsistant – ou bien est-ce moi ? Je serais ça ? Moi ? Mais lui, il serait qui ? On aimerait dire : « Élève Théorie, s’il vous plaît, à votre place, et répondez à la question. » A-t-il un modèle parlable (ou dicible), cet infans, est-ce un cousin du « vrai self » winnicottien, un passager clandestin du narcissisme, un reste préhistorique de l’humanité au seuil de la grande apparition de la parole ? Ou bien, comme je le croirais plutôt, annule-t-il, non sans férocité, tous les modèles ? On n’entrera pas chez lui, ou alors ce sera sans guide, comme lui-même fut sans guide ni modèle, interdit de séjour quand, en s’interposant, les mots l’ont séparé de lui-même et de son monde.

Assez avec les questions. Je dédie discrètement ma préoccupation à la « claire contrée du silence », les mots qui concluent L’Amour des commencements, et, avant de m’emparer du mot infans, je réclame d’attendre, de « pouvoir repenser à beaucoup de régions inconnues », sans savoir si elles ont des lois. Dans ces régions-là, un parlement un peu fou ne cesse de remettre les lois de mon travail sur le chantier. Pourquoi ? Demain. Je le saurai demain, demain je posséderai les premiers mots et, en attendant, l’infans, que ça me plaise ou non, sera mon inséparable, lui qui se tait, moi qui bavarde, lui qui est en dissidence, moi qui questionne, lui si présent, moi bientôt ailleurs et distrait.

Je sens bien – ce n’est pas sorcier – que je me défends de ce dépaysement-là. Que je fais des manières en lui donnant si facilement une forme humaine, à laquelle d’ailleurs je ne crois pas – car je fais presque de l’infans un petit bonhomme qui marcherait à mes côtés, que je tiendrais par la main. Le dépaysement remis à plus tard de ce muet5 qui partage ma vie, c’est quoi ? Dans les cures, nous hallucinons l’infans, pour voir par ses yeux. Ou plutôt nous le devinons, nous devinons ce qu’il éprouve.

 

Halluciner, c’est d’ailleurs presque comme deviner : on n’aime pas être questionné là-dessus. D’autant que le questionneur est généralement un esprit rigoureux et pressé. Lui répondre ne sert à rien. Et puis quoi lui répondre, sinon qu’on est alors le siège d’une « étrange salade » – ce qui ne sera pas fait pour le disposer à mieux vous écouter ? Il n’est pas banal que ce soit un philosophe américain, Charles Sanders Peirce, qui ait ouvert le fait de « deviner » à l’épistémologie de la connaissance et de la créativité, à la faveur de ce qu’il appelle lui-même une « étrange salade ». Deviner est en effet un processus créatif, qui se sert d’une procédure particulière, mieux descriptible, pour Peirce, sous le nom d’abduction : « On ne peut, écrit-il, faire la plus petite avancée dans la connaissance, au-delà de la fixité d’un regard vide, sans faire à chaque pas une abduction6. » L’abduction – le mouvement par lequel on écarte un bras, une jambe de la voie médiane – coïncide pour lui avec ce qu’il appelle le « singulier instinct de deviner bien » et constitue une « étrange salade […] dont les composants fondamentaux sont son caractère infondé, son omniprésence et sa prévisibilité ». Peirce insiste : deviner est le « premier pas du raisonnement scientifique, l’unique type d’argument qui fait naître une idée nouvelle », et constitue un procédé audacieux et risqué qui s’accompagne d’une sorte particulière d’émotion, une « sensation singulière d’intensité majeure » correspondant à l’« élément sensoriel de la pensée ». L’élément sensoriel de la pensée : cela a à voir, j’en suis sûr, avec l’infans.

*

« Ce temps qui ne passe pas » est passé. Dans sa préface au Guépard, Bassani écrit :

Lorsque se fait sentir le besoin de dépaysement – mais puisque je suis revenu à mes étrangers, voici encore ce qu’écrit Pavese :

– , lorsque se fait sentir le besoin de dépaysement, qu’il est temps pour moi de m’extraire d’une sorte de paresseuse tristesse, pour que la chair vaille, une fois encore, quelque chose de plus, j’ouvre un de ces livres où règne l’élément sensoriel de la pensée – par exemple (mais pas par hasard), un livre d’il y a longtemps, de Bassani, de Pavese, de Pontalis. Ce n’est pas ici que je suis né. Pourtant les chambres vides, la paresse qui s’installe quand on est à Ferrare, Bassani lui-même « dans ses murs », dont là-bas on croise l’ombre, grandeur nature, parmi les passants, le visage dont on se méfie parfois, comme l’avocat le fait du sien, dans Le Héron : il me semble que ces places autres sont à moi, sont chez moi, ou moi chez elles. Une place, cela ne fait qu’un avec le dépaysement.


1.

Une première version, plus longue, du chapitre ici retravaillé, est parue dans Le Royaume intermédiaire (Folio essais, © Éditions Gallimard, 2007). Ce volume collectif rassemble les interventions du colloque de Cerisy de 2006 – Le Royaume intermédiaire. Psychanalyse, littérature, autour de J.-B. Pontalis. Nous remercions de leur amicale autorisation les directeurs de la publication – Jean-Michel Delacomptée et François Gantheret – ainsi que l’Association des Amis de Pontigny-Cerisy, Yvon Girard et les Éditions Gallimard.

2.

Romano Bilenchi : par exemple Conservatorio di Santa Teresa (inédit en français).

3.

Massimo Bontempelli : par exemple Dans la fournaise du temps.

4.

Gabriel Bergounioux, Le Moyen de parler, Verdier, 2004.

5.

L’infans est le héros d’un ouvrage, inspiré, d’Edmundo Gómez Mango, Un muet dans la langue (Gallimard, « Tracés », 2009).

6.

Charles S. Peirce, Le Raisonnement et la logique des choses [1896], Cerf, 1994. « Abduction », en balance avec déduction et induction, est proposé par Peirce d’après Aristote, chez qui c’est le nom d’un syllogisme dont la mineure est incertaine, mais la place de cette incertitude dans le processus déductif va droit à une conclusion certaine.