Courir le temps


Nous avons négligé tant de choses. Nous le savions d’avance et, pour tenir ce savoir anticipé et nostalgique à distance, nous avons fait mine d’être, au contraire, attentifs, ouverts, de sourire à tout, d’être excessivement curieux des gens, des choses, avides même des gens et des choses, des mots, des images. Mais notre négligence portait sur le temps, le temps que l’on habite et auquel on n’a pas assez fait attention. Voici que le temps a fini par se confondre avec une petite forme de destin, un morceau de soi qu’à la longue on a discerné : c’est vraiment un petit morceau. En le voyant si petit, on est obligé de penser à tout ce à quoi on a renoncé pour devenir, négligemment ou ardemment, ce qu’on est. « Nous avons couru le temps » écrit Pierre Fédida1. L’expression est vraiment belle. Courir le temps, comme on dit courir les filles, les chemins, ou sa chance.

Est-ce Montaigne qui écrit « Tout me hâte » ? Le temps, désireux de tout – de ce, et de ceux qu’on a aimés, dont il reste des reflets vifs, des mots et des images d’une grande netteté, et pourtant toujours en train de s’estomper.

Soltanto un tremore di cose specchiate può darmi delirio di tempo. J’aime beaucoup la poésie si honnête de l’instituteur Leonardo Sciascia2.


1.

Pierre Fédida, Par où commence le corps humain, PUF, « Petite bibliothèque de psychanalyse », 2000.

2.

L. Sciascia, « Hic et nunc », La Sicilia, il suo cuore, Rome, Bardi, 1952. Traduit par J.-N. Schifano dans le no 77 de L’Arc, 1979.