5

Je mâchonnais un brin d’herbe tout en regardant tourner la roue du moulin. J’étais couché sur le ventre sur la rive opposée de la rivière, le menton appuyé sur la paume de mes mains. Il y avait un minuscule arc-en-ciel dans le brouillard surplombant l’écume bouillonnante de la chute d’eau, et de temps à autre une gouttelette arrivait jusqu’à moi. Le grondement continu de l’eau et le bruit de la roue éclipsaient tous les autres bruits de la forêt. Le moulin avait été abandonné par ses propriétaires pour la journée, et je le contemplais parce que cela faisait des siècles que je n’en avais pas vu de pareil. Regarder tourner la roue et écouter le bruit de l’eau faisaient plus que me détendre. Dans un sens, cela m’hypnotisait.

Cela faisait trois jours que nous vivions chez Benedict, et Ganelon était parti faire la noce en ville. Je l’avais accompagné la veille et avais appris ce que je désirais savoir à ce moment-là. Maintenant je n’avais plus le temps de faire du tourisme. Il me fallait réfléchir et agir au plus vite. Nous n’avions rencontré aucune difficulté au campement. Benedict avait veillé à ce qu’on nous nourrisse et nous avait fourni une carte et la lettre qu’il nous avait promise. Nous étions partis à l’aube et étions arrivés à destination vers midi. Nous avions été bien reçus, et après nous être installés dans les appartements mis à notre disposition, nous nous étions rendus en ville pour passer le reste de la journée.

Benedict comptait rester en campagne encore quelques jours. Il me faudrait avoir mené à bien la tâche que je m’étais fixée avant son retour. Le moment était venu d’une descente aux enfers. Je n’avais guère le temps de me prélasser. Il me fallait me souvenir des ombres adéquates et me mettre en route sous peu. Cela m’aurait été rafraîchissant de vivre dans cet endroit qui ressemblait tant à mon Avalon si mes projets contrecarrés n’avaient atteint la limite de l’obsession. Et le fait de me rendre compte que c’était devenu une idée fixe n’en réduisait en rien le caractère obsessionnel. Spectacles et sons familiers ne m’avaient diverti qu’un moment, et je m’étais bientôt remis à combiner mes plans.

En principe, ça devait marcher comme sur des roulettes. Avec ce voyage je devais pouvoir faire d’une pierre deux coups, si j’arrivais à le faire sans éveiller de soupçons. Cela signifiait que je devrais m’absenter une nuit entière, mais j’avais déjà prévu le coup et demandé à Ganelon de me couvrir.

Hochant la tête à chaque grincement de la roue, j’écartai toute autre pensée de mon esprit et me mis en devoir de me rappeler la consistance exacte du sable, sa couleur, la température, les vents, l’odeur de sel charriée par la brise, les nuages…

Je finis par m’endormir et rêvai, mais pas de l’endroit que je voulais atteindre.

Je regardais une grande roue de fête foraine, et nous étions tous dessus — mes frères, mes sœurs, moi-même, ainsi que d’autres que je connaissais ou que j’avais connus — à monter et à descendre, chacun dans la tranche qui lui était allouée. Chacun criait pour qu’elle s’arrête pour lui, mais tous nous redescendions du sommet en nous lamentant. La roue commençait à ralentir et j’étais en train de monter. Un adolescent blond était suspendu à l’envers devant moi et m’adressait en criant des supplications et des mises en garde qui se perdaient dans la cacophonie des voix. Son visage noircit, se déforma, devint une chose horrible à regarder. Je tranchai la corde qui le maintenait attaché par la cheville et il tomba hors de mon champ de vision. La roue ralentissait de plus en plus au fur et à mesure que je m’approchais du sommet, et c’est à ce moment que j’aperçus Lorraine. Elle gesticulait, m’appelait frénétiquement et criait mon nom. Je me penchai vers elle, la voyant parfaitement, la désirant, désirant l’aider. Mais la roue continua à tourner et je la perdis de vue.

— Corwin !

J’essayai d’ignorer son cri, car j’avais presque atteint le sommet. Il se reproduisit, mais je bandai mes muscles et me préparai à bondir. Si la roue ne s’arrêtait pas pour moi, j’allais tenter de trafiquer cette fichue mécanique, même au risque de tomber et d’anéantir mes espoirs pour toujours. Je m’apprêtai à sauter. Encore un cran…

— Corwin !

Le rêve vacilla, revint, se dissipa, et je regardais de nouveau la roue du moulin tandis que mon nom sonnait dans mes oreilles et se mêlait au bruissement de l’eau, se confondait avec lui.

Je clignai les yeux et me passai la main dans les cheveux. Une poignée de pissenlits me tomba sur les épaules au même instant, et un rire cristallin retentit derrière moi.

Je me retournai vivement.

Elle se tenait à une douzaine de pas de moi, une grande fille mince avec des yeux noirs et des cheveux bruns très courts. Elle portait une veste d’escrimeur et tenait une épée dans sa main droite, un masque dans sa main gauche. Elle me regardait en riant. Elle avait des dents blanches, égales, et un tantinet trop longues ; son nez et ses pommettes bronzées étaient saupoudrés de taches de rousseur. Il y avait chez elle cette vitalité qui se distingue du simple charme et plaît au moins autant. Surtout, sans doute, à quelqu’un qui a de longues années d’expérience derrière lui.

Elle me salua avec son épée.

— En garde, Corwin ! dit-elle.

— Qui diable êtes-vous ? demandai-je en remarquant pour la première fois une veste, un masque et une épée posés à côté de moi.

— Pas de questions, pas de réponses, dit-elle. Pas avant qu’on se soit affrontés à l’escrime.

Elle ajusta le masque sur son visage et attendit.

Je me levai et ramassai la veste. De toute évidence, il serait plus facile de lui obéir que de lui arracher la moindre information. Le fait qu’elle connaissait mon nom me troublait, et plus j’y pensais, plus elle me semblait vaguement familière. Mieux valait accéder à sa demande, décidai-je en enfilant la veste et en la bouclant.

Je ramassai l’épée, mis le masque.

— C’est bon, dis-je en esquissant un bref salut et en avançant. C’est bon.

Elle s’avança également et nos lames se croisèrent. Je la laissai porter la première attaque.

Celle-ci vint très vite sous la forme d’un battement, double feinte, estocade. Ma riposte fut deux fois plus rapide, mais elle arriva à la parer et à contre-attaquer tout aussi vite. Je commençai alors à reculer lentement pour l’obliger à se fendre. Elle rit et suivit le mouvement en me pressant sans répit. C’était une excellente lame, et elle le savait. Elle voulait m’épater. Par deux fois elle faillit même me prendre en défaut d’une manière — basse et longue — que je n’aimais pas du tout. Dès que je pus, je lui portai un coup d’arrêt suivi d’un coup de pointe et la touchai. Elle jura doucement, avec bonne humeur, tandis qu’elle accusait le coup, et repartit à l’attaque. D’ordinaire je n’aime pas me mesurer à une femme, quelque bonne lame qu’elle puisse être, mais cette fois je dus admettre que je m’amusais bien. La perfection technique et la grâce avec laquelle elle portait ses attaques et parait les miennes m’enchantaient, et je me surpris à me demander quel genre d’esprit se cachait derrière ce style éblouissant. Au début, mon intention avait été de la fatiguer rapidement afin de conclure le duel et de l’interroger. À présent je m’apercevais que je désirais prolonger l’affrontement.

Elle ne fatiguait pas rapidement. Cela n’était pas fait pour m’inquiéter. Je perdis la notion du temps tandis que nous avancions et reculions tour à tour sur la berge, nos lames cliquetant avec régularité.

Un long moment dut passer, toutefois, avant qu’elle ne donne un coup de talon et ne lève sa lame en un salut final. Elle arracha alors son masque et me sourit derechef.

— Merci ! dit-elle en haletant.

Je lui rendis son salut et enlevai le mien. Je baissai la tête pour défaire les boucles de la veste, et avant que j’aie pu comprendre ce qui m’arrivait, elle s’était approchée et m’avait embrassé sur la joue ; qui plus est, elle n’avait même pas eu à se hausser sur la pointe des pieds. Je fus momentanément troublé mais lui souris. Avant que j’aie pu dire quoi que ce fût, elle m’avait pris par le bras et m’avait entraîné dans la direction d’où nous venions.

— J’ai apporté un panier à pique-nique, dit-elle.

— Excellent. J’ai faim. Je suis aussi curieux…

— Je vous dirai tout ce que vous voudrez vous entendre dire, répliqua-t-elle gaiement.

— Pour commencer, si vous me disiez votre nom ?

— Dara, dit-elle. Je m’appelle Dara, d’après ma grand-mère.

Elle me jeta un regard furtif en disant cela, comme si elle espérait une réaction de ma part. Je m’en voulais de la décevoir, mais ne pus que répéter son nom en hochant la tête.

— Pourquoi m’avez-vous appelé Corwin, demandai-je.

— Parce que c’est votre nom. Je vous ai reconnu.

— C’est donc que vous me connaissez ?…

Elle lâcha mon bras.

— Le voilà, dit-elle en passant derrière un arbre pour prendre un panier qui reposait sur deux racines proéminentes. J’espère que les fourmis ne nous auront pas devancés, et elle choisit un coin ombragé près de l’eau et déploya une nappe sur le sol.

J’accrochai le matériel d’escrime sur un bosquet tout proche.

— Vous semblez vous déplacer avec une quantité impressionnante d’accessoires, dis-je.

— Mon cheval est plus loin, par là-bas, dit-elle en faisant un signe de tête vers l’aval.

Elle immobilisa la nappe avec des pierres et déballa les victuailles.

— Pourquoi l’avoir laissé là-bas ? lui demandai-je.

— Pour pouvoir vous surprendre, pardi. Si vous aviez entendu un bruit de sabots, vous vous seriez réveillé, et pas qu’un peu.

— Vous avez sans doute raison.

Elle s’arrêta comme pour réfléchir profondément, puis rompit le charme en gloussant.

— Remarquez bien, la première fois vous ne vous êtes pas réveillé.

— La première fois ? dis-je, voyant que c’était ce qu’on attendait de moi.

— Oui, je vous suis presque passé sur le corps avec mon cheval, tout à l’heure. Vous dormiez à poings fermés. Quand j’ai vu qui c’était, je suis allée chercher le panier et le matériel d’escrime.

— Aha ! Je vois.

— Venez vous asseoir, dit-elle, et ouvrez la bouteille, d’accord ?

Elle posa la bouteille à côté de ma place et déballa avec de multiples précautions deux gobelets en cristal qu’elle posa au milieu de la nappe.

Je m’assis à ma place.

— Ça vient du meilleur service en cristal de Benedict, fis-je remarquer tout en ouvrant la bouteille.

— Oui, dit-elle. Tâchez de ne pas les renverser en nous servant, et je crois qu’on ne devrait pas les entrechoquer pour trinquer.

— Non, ce ne serait pas prudent, dis-je en versant le vin et elle leva son verre.

— Aux retrouvailles ! dit-elle.

— Quelles retrouvailles ?

— Les nôtres.

— C’est la première fois de ma vie que je vous vois.

— Ne soyez pas si prosaïque, dit-elle, et elle but une gorgée.

Je haussai les épaules.

— Aux retrouvailles !

Elle commença à manger, et je l’imitai. Elle prenait plaisir à l’ambiance de mystère qu’elle avait créée et je voulais jouer le jeu ne fût-ce que pour la rendre heureuse.

— Voyons, où pourrais-je vous avoir rencontrée, commençai-je. À la cour de quelque grand monarque ? Dans un harem, peut-être ?…

— Peut-être était-ce en Ambre, dit-elle. Vous étiez…

— En Ambre ? dis-je, me rappelant que je tenais un verre en cristal appartenant à Benedict et tâchant de limiter à ma seule voix l’expression de mes émotions.

— Qui êtes-vous, au juste ? demandai-je finalement.

— … Vous étiez là, beau, sûr de vous, la coqueluche de toutes les dames, poursuivit-elle, et moi j’étais un tendron timide qui vous admirait de loin. Dara la grise, Dara la pâlotte — je me suis épanouie sur le tard, je m’empresse de le préciser —, qui se morfondait d’amour pour vous…

Je proférai une bénigne obscénité et elle rit de nouveau.

— Ce n’était pas ça ? demanda-t-elle.

— Non, dis-je en mordant dans mon sandwich au bœuf. Je pense plutôt que c’était dans ce bordel où je me suis démis la colonne vertébrale. J’étais ivre ce soir-là…

— Vous vous souvenez ! s’écria-t-elle. C’était un boulot à mi-temps. Le jour, je dressais des chevaux.

— Je donne ma langue au chat, dis-je en me versant de nouveau à boire.

Le plus irritant, c’est qu’il y avait effectivement quelque chose de bougrement familier chez elle. Mais à en juger d’après son apparence et son comportement, je lui donnais dans les dix-sept ans. Ce qui excluait toute possibilité que nos chemins aient jamais pu se croiser.

— C’est Benedict qui vous a appris l’escrime ? demandai-je.

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il est pour vous ?

— Mon amant, bien sûr, répondit-elle. Il me couvre de fourrures et de bijoux — et on s’exerce à l’épée.

Elle rit de nouveau.

Je continuai à étudier son visage.

Oui, c’était possible…

— Je me sens offensé, dis-je enfin.

— Pourquoi ?

— Parce que Benedict ne m’a pas offert de cigare.

— Un cigare ?

— Vous êtes sa fille, n’est-ce pas ?

Elle rougit, mais secoua la tête en signe de dénégation.

— Non, dit-elle. Mais vous brûlez.

— Petite-fille ? demandai-je.

— Enfin… Si l’on veut.

— J’ai bien peur de ne pas comprendre.

— Il veut que je l’appelle grand-père. Mais en réalité il était le père de ma grand-mère.

— Je vois. Il y en a d’autres comme toi à la maison ?

— Non, je suis la seule.

— Et ta mère ? Et ta grand-mère ?

— Mortes, toutes les deux.

— Comment est-ce arrivé ?

— Violemment. Les deux fois, c’est arrivé pendant qu’il faisait un séjour en Ambre. Je crois savoir que c’est pour ça qu’il n’y est pas retourné depuis longtemps. Il n’aime pas me laisser sans protection, même s’il sait que je suis de taille à me défendre. Vous le savez, maintenant, vous aussi, pas vrai ?

Je hochai la tête. Voilà qui expliquait plusieurs choses, entre autres pourquoi il s’était érigé en Protecteur de ce pays. Il fallait qu’il la garde quelque part, et ce ne pouvait certainement pas être en Ambre. Il ne devait même pas vouloir que son existence fût connue de nous autres. Cela aurait été trop facile de l’utiliser comme moyen de pression sur lui. Et il n’était guère logique de la part de Benedict de me révéler aussi gratuitement qu’il avait une arrière petite-fille.

— Je ne pense pas que tu sois ici avec son autorisation, dis-je, et je crois que Benedict serait très fâché de savoir que tu m’as abordé…

— Vous êtes exactement comme lui ! Je suis une adulte, nom d’un chien !

— Ai-je dit le contraire ? Mais tu es censée être autre part en ce moment — dis-moi si je me trompe.

Elle se remplit la bouche au lieu de répondre. J’en fis autant. Après quelques minutes de mastication inconfortable, je décidai de changer de sujet.

— Comment m’as-tu reconnu ? lui demandai-je.

Elle déglutit, avala une gorgée de vin, fit un large sourire.

— Grâce à votre portrait, bien sûr, dit-elle.

— Quel portrait ?

— Sur la carte, dit-elle. On jouait avec quand j’étais toute petite. C’est comme ça que j’ai appris à connaître toute ma famille. Éric et vous êtes les deux autres bonnes lames de la famille, je le savais. C’est pour ça que…

— Tu possèdes un jeu d’Atouts ? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

— Non, dit-elle en faisant la moue. Il n’a jamais voulu m’en donner un — et je sais qu’il en a plusieurs.

— Vraiment ? Où est-ce qu’il les range ?

Son regard se fit plus acéré et elle plongea ses yeux dans les miens. Bon sang ! Je n’avais pas voulu paraître si avide.

— Il garde un jeu sur lui la plupart du temps, dit-elle néanmoins, et je ne sais pas où il range les autres. Pourquoi ? Il ne veut pas vous laisser les voir ?

— Je ne lui ai pas demandé, lui dis-je. Tu comprends leur signification ?

— Il y avait certaines choses que je n’avais pas le droit de faire quand j’étais à proximité des cartes. Je crois comprendre qu’elles sont réservées à un usage spécial, mais il ne m’a jamais dit lequel. Elles sont très importantes, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est ce que je pensais. Il en prend un tel soin. Vous en avez un jeu ?

— Oui, mais je l’ai prêté.

— Je vois. Et vous voudriez les utiliser pour quelque chose de compliqué et de sinistre.

Je haussai les épaules.

— Je voudrais les utiliser, mais à des fins tout ce qu’il y a de plus simples et de plus banales.

— Par exemple ?

Je secouai la tête.

— Si Benedict ne veut pas encore t’expliquer leur fonction, ce n’est pas moi qui le ferai.

Elle émit un petit grognement.

— Vous avez peur de lui, dit-elle.

— J’ai beaucoup de respect pour Benedict, sans parler de l’affection que je lui porte.

Elle éclata de rire.

— Il est plus fort que vous, à l’épée ?

Je détournai mon regard. Elle devait revenir tout juste de quelque endroit assez éloigné. En ville, toutes les personnes que j’avais rencontrées avaient entendu parler du bras de Benedict. Ce genre de nouvelle se répandait comme une traînée de poudre. Je ne voulais certes pas être le premier à lui annoncer.

— Si ça te plaît de le penser, dis-je. Où étais-tu ces derniers temps ?

— Au village, répondit-elle. Dans les montagnes. Grand-père m’y a emmenée pour me confier à des amis à lui qu’il appelle les Tecy. Vous connaissez les Tecy ?

— Non.

— J’y avais déjà été plusieurs fois. Il m’emmène toujours là-bas pour que je reste au village quand les choses vont mal ici. C’est un endroit qui n’a pas de nom. Je l’appelle le village, tout simplement. Ils sont très étranges — les gens comme le village. Ils semblent en quelque sorte nous vouer un culte. Ils me traitent comme si j’étais quelque chose de sacré, et ils ne me disent jamais rien de ce que je veux savoir. Ce n’est pas loin, mais les montagnes sont différentes, le ciel est différent — tout ! — et c’est comme s’il n’y avait aucun moyen de revenir une fois que je suis là-bas. J’avais essayé de revenir par mes propres moyens auparavant, mais je n’étais arrivée qu’à me perdre. Grand-père devait venir me chercher à chaque fois, et alors on revenait facilement. Les Tecy lui obéissent au doigt et à l’œil en ce qui me concerne. Ils le traitent comme s’il était une sorte de dieu.

— Il l’est, dis-je. Pour eux.

— Vous avez dit que vous ne les connaissiez pas.

— Je n’ai pas besoin de les connaître. Je connais Benedict.

— Comment fait-il ? Dites-le-moi.

Je secouai la tête.

— Et toi, comment as-tu fait, lui demandai-je. Comment es-tu revenue cette fois ?

Elle vida son verre et le tendit. Lorsque je levai la tête après l’avoir rempli, sa tête était penchée vers la gauche, ses sourcils froncés, et ses yeux perdus dans le lointain.

— Je ne sais pas exactement, dit-elle en portant le verre à ses lèvres et en buvant machinalement. Je ne suis pas tout à fait sûre de la façon dont je m’y suis prise…

De la main gauche, elle commença à tripoter son couteau, et finit par le ramasser.

— J’étais folle de rage de m’être de nouveau fait mettre au vert, dit-elle. Je lui ai dit que je voulais rester et me battre, mais il m’a fait monter à cheval et au bout d’un certain temps on est arrivés au village. Je ne sais pas comment. On a chevauché assez peu de temps, et puis tout à coup on y était. Je connais cette région. J’y suis née, j’y ai été élevée. Je l’ai sillonnée en tous sens, j’ai parcouru des centaines de lieues dans toutes les directions. Je n’ai jamais pu retrouver le village quand je l’ai cherché. Et pourtant on est arrivé de nouveau chez les Tecy après ce qui ne m’a paru être qu’un court moment. Mais cela faisait plusieurs années que je n’y étais pas retournée, et maintenant que j’ai grandi, je suis plus décidée. J’ai résolu de rentrer par mes propres moyens.

Avec son couteau, elle commença à gratter et à creuser distraitement le sol à côté d’elle.

— J’ai attendu la tombée de la nuit, poursuivit-elle, et j’ai étudié les étoiles pour m’orienter. Ça m’a donné une sensation d’irréalité. Les étoiles étaient complètement différentes. Je n’ai reconnu aucune des constellations. Je suis retournée à l’intérieur et j’ai réfléchi. J’avais un peu peur et je ne savais que faire. J’ai passé la journée suivante à essayer de soutirer des renseignements supplémentaires aux Tecy et aux autres habitants du village. Mais c’était comme dans un mauvais rêve. Ou bien ils étaient idiots, ou bien ils essayaient délibérément de me désorienter. Non seulement il n’y avait aucun moyen de venir de là-bas jusqu’ici, mais ils ne savaient pas du tout où se trouvait « ici » et n’étaient même pas très sûrs de savoir où était « là-bas ». Cette nuit-là, j’ai étudié de nouveau les étoiles pour m’assurer que je ne m’étais pas trompée, et j’étais sur le point de les croire.

Elle décrivait maintenant un mouvement de va-et-vient avec le couteau, comme pour l’aiguiser, en lissant le sol et en le tassant.

— Les jours suivants, j’ai essayé de revenir, poursuivit-elle. Je pensais pouvoir trouver le chemin que nous avions emprunté et le suivre en sens inverse, mais il finissait par se dissoudre dans la nature. J’essayai alors la dernière solution qui me restait. Tous les matins, je partais dans une direction différente, chevauchais jusqu’à midi, puis rebroussais chemin. Je ne rencontrai rien de familier. C’était extrêmement déconcertant. Chaque soir, je me couchais plus irritée et plus désemparée devant le tour que prenaient les événements… et plus décidée que jamais à retrouver seule le chemin qui menait en Avalon. Il fallait que je montre à grand-père qu’il ne pouvait plus se débarrasser de moi comme d’une gosse et s’attendre que j’accepte ça sans broncher.

« Ensuite, au bout d’une semaine environ, j’ai commencé à faire des rêves. Des cauchemars, plutôt. Vous n’avez jamais rêvé que vous courez comme un fou sans jamais arriver nulle part ? C’était un peu comme ça, dans mes rêves — avec la toile d’araignée qui brûlait. Sauf que ce n’était pas vraiment une toile d’araignée, qu’il n’y avait pas d’araignée et qu’elle ne brûlait pas. Mais j’étais emprisonnée dans cette chose, je la contournais et je la traversais. Mais je ne me déplaçais pas vraiment. Ça n’était pas exactement ça, mais je ne sais comment l’expliquer. Et il fallait que j’essaye sans relâche — en fait, je le désirais — de me déplacer sur cette toile d’araignée. Quand je me réveillais j’étais éreintée, comme si j’avais vraiment passé la nuit à courir. Ça a continué comme ça pendant plusieurs nuits de suite, et chaque nuit le rêve était plus fort et plus long et plus vrai.

« Et voilà que ce matin je me suis réveillée, la tête encore pleine du rêve, et j’ai su que je pouvais rentrer chez moi. Je me suis mise en route, presque comme si mon rêve continuait. J’ai fait tout le chemin sans m’arrêter et cette fois au lieu de prêter attention au paysage je me suis concentrée sur Avalon, et au fur et à mesure que je chevauchais, le décor est devenu de plus en plus familier, et finalement je me suis retrouvée ici. C’est seulement à ce moment que j’ai eu l’impression d’être tout à fait réveillée. Maintenant le village, les Tecy, ce ciel, ces étoiles, les bois, les montagnes semblent n’avoir existé que dans un rêve. Je ne suis pas du tout sûre que je saurais y retourner si je le voulais. N’est-ce pas étrange ? Peut-être pouvez-vous me dire ce qui est arrivé ?

Je me levai et contournai les reliefs de notre déjeuner. Je m’assis à côté d’elle.

— Tu te souviens de quoi elle avait l’air, cette toile d’araignée brûlante qui n’était pas vraiment une toile d’araignée et qui ne brûlait pas ? lui demandai-je.

— Oui, plus ou moins.

— Donne-moi ton couteau, dis-je.

Elle me le passa.

De la pointe de son couteau, je me mis en devoir de modifier le gribouillis qu’elle avait tracé sur le sol. Je prolongeai certaines lignes, en effaçai d’autres, en ajoutai d’autres encore. Elle ne desserra pas les dents pendant toute la durée de l’opération, mais observa intensément chacun de mes gestes. Lorsque j’eus fini, je posai le couteau et attendis un long moment en silence.

Elle finit par parler, presque à voix basse.

— Oui, c’est bien ça, dit-elle en levant les yeux pour me dévisager. Comment le savez-vous ? Comment savez-vous ce que j’ai rêvé ?

— Parce que, dis-je, tu as rêvé de quelque chose qui est inscrit jusque dans tes propres gènes. Pourquoi, comment — je ne sais. Mais c’est la preuve, en tout cas, que tu es bien une fille d’Ambre. Ce que tu as fait, ç’a été de marcher en Ombre. Ce dont tu as rêvé, c’est la Grande Marelle d’Ambre. C’est grâce au pouvoir qu’elle confère que ceux de sang royal exercent leur domination sur les ombres. Est-ce que tu comprends ce que je te dis ?

— Je n’en suis pas sûre, dit-elle. Je ne crois pas. J’ai déjà entendu grand-père proférer des imprécations contre des ombres, mais je n’ai jamais compris de quoi il retournait.

— Tu ne sais donc pas où se trouve réellement Ambre ?

— Non. Il a toujours été très évasif sur ce point. Il m’a parlé d’Ambre et de la famille. Mais je ne sais même pas dans quelle direction se situe Ambre. Je sais seulement que c’est loin.

— Elle se situe dans toutes les directions, dis-je, ou dans celle qu’il vous plaira de choisir. Il suffit de…

— Oui ! s’écria-t-elle. J’avais oublié, ou je pensais qu’il disait ça pour rire ou pour me faire marcher, mais Brand m’a dit exactement la même chose voici longtemps. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Brand ! Quand est-il passé ici ?

— Il y a des années, dit-elle, alors que je n’étais encore qu’une petite fille. Il venait souvent ici dans ce temps-là. J’étais très amoureuse de lui et je le poursuivais inlassablement. Il me racontait des histoires, m’apprenait des jeux…

— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?

— Oh ! il y a bien huit ou neuf ans.

— Tu as rencontré d’autres membres de la famille ?

— Oui, dit-elle. Julian et Gérard sont passés il n’y a pas si longtemps. Il y a quelques mois seulement.

Tout à coup je me sentis très vulnérable. Benedict avait vraiment gardé le silence sur beaucoup de choses. J’eus préféré qu’il m’ait menti plutôt qu’être tenu dans une ignorance totale de ce qui se passait. Il est plus facile de s’indigner quand on découvre le pot aux roses. Le problème avec Benedict, c’est qu’il était trop honnête. Il préférait ne rien me dire plutôt que me mentir. En tout cas, pour moi ça sentait le roussi, et il n’était plus question de traînasser ; il me fallait agir, et vite. Oui, ce serait une véritable descente aux enfers pour obtenir ces cristaux. Mais j’avais peut-être encore des choses intéressantes à apprendre ici avant de tenter l’aventure. Du temps… Crénom !

— C’était la première fois que tu les rencontrais ? lui demandai-je.

— Oui, et j’étais très blessée dans mon amour-propre.

Elle fit une pause, soupira.

— Grand-père ne voulait pas que je parle de notre lien de parenté. Il m’a présentée comme sa pupille. Et il a refusé de me dire pourquoi. La vache !

— Je suis sûr qu’il avait de bonnes raisons de le faire.

— Oh ! moi aussi. Mais ce n’est pas pour ça que c’était plus facile à avaler, surtout quand on a attendu toute sa vie de rencontrer des membres de sa famille. Vous savez, vous, pourquoi il m’a traitée comme ça ?

— Ambre traverse actuellement une période de troubles, dis-je, et les choses vont empirer avant de s’améliorer. Moins il y aura de gens qui sauront que tu existes, moins tu auras de chances d’être mêlée à tout ça et de courir un danger. Il n’a agi de la sorte que pour te protéger.

Elle fit mine de cracher.

— Je n’ai pas besoin qu’on me protège, dit-elle. Je peux me défendre toute seule.

— Tu es une bonne lame, dis-je. Malheureusement, la vie est plus compliquée qu’un combat d’escrime à fleurets mouchetés.

— Je sais. Je ne suis pas une enfant. Mais…

— Il n’y a pas de « mais » ! Il a fait exactement ce que j’aurais fait si tu étais à moi. En te protégeant, il se protège lui-même. Je suis surpris qu’il ait laissé Brand avoir vent de la chose. Il va être fou furieux quand il apprendra que j’ai découvert le pot aux roses.

Elle redressa vivement la tête et me regarda fixement, les yeux ronds.

— Mais, mais vous ne nous feriez pas de mal, dit-elle. Nous… nous sommes apparentés…

— Que diable sais-tu de ce qui me motive ou de ce que je pense ? dis-je. Tu viens peut-être de passer un nœud coulant autour de ta propre gorge et de celle de Benedict !

— Vous plaisantez, n’est-ce pas ? dit-elle lentement en levant la main gauche entre nous.

— Je ne sais pas, dis-je. Rien ne m’y obligerait — et je n’en parlerais pas si je mijotais un sale coup — qu’en penses-tu ?

— Non… Probablement pas, dit-elle.

— Je vais te dire quelque chose que Benedict aurait dû te dire il y a longtemps. Ne te fie jamais à un membre de ta famille. C’est bien plus dangereux que de se fier à un étranger. Avec un étranger, il y a au moins une petite chance qu’il ne te veuille pas de mal.

— Vous le pensez sérieusement, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et ça s’applique à vous aussi ?

Je souris.

— Bien sûr que non. Je suis un homme d’honneur, je suis la bonté, la bienveillance, l’altruisme incarnés. Tu peux te reposer sur moi en toutes circonstances.

— C’est exactement ce que je vais faire, dit-elle, et j’éclatai de rire. Si, insista-t-elle. Vous ne pourriez pas nous faire du tort. Je le sais.

— Parle-moi de Gérard et de Julian, dis-je, mal à l’aise, comme chaque fois que je suis confronté à une confiance aveugle. Quelle était la raison de leur visite ?

Elle m’observa en silence pendant quelques instants, puis dit :

— Je vous ai déjà raconté pas mal de choses, pas vrai ? Vous avez raison. On n’est jamais trop prudent. Je trouve que c’est à votre tour de parler.

— Excellent. Tu es en train d’apprendre comment agir avec nous. Que veux-tu savoir ?

— Où est le village ? Où se trouve-t-il vraiment ? Et Ambre ? Dans un sens, ils se ressemblent, n’est-ce pas ? Que vouliez-vous dire quand vous avez dit qu’Ambre se situe dans toutes les directions, ou dans celle qu’il vous plaira de choisir ? Qu’est-ce que c’est que les ombres ?

Je me levai et la regardai. Je lui tendis la main. Elle paraissait très jeune et très peu rassurée, mais elle la prit.

— Où ?… demanda-t-elle en se levant.

— Par ici, dis-je, et je l’emmenai à l’endroit où j’avais dormi et contemplé la chute d’eau et la roue à aubes.

Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais je l’en empêchai.

— Regarde, dis-je. C’est tout.

Nous restâmes donc là à regarder les tourbillons écumants tandis que je préparais mon cerveau.

— Viens, lui dis-je enfin, et je la pris par le coude et l’entraînai vers la forêt.

Tandis que nous marchions parmi les arbres, un nuage cacha le soleil et les ombres devinrent plus noires. Le chant des oiseaux se fit plus strident et une vapeur humide se mit à sourdre du sol. Tandis que nous passions d’arbre en arbre, leurs feuilles s’allongeaient et s’élargissaient. Lorsque le soleil reparut, il diffusait une lumière plus jaune, et à un détour du chemin nous trouvâmes des lianes qui pendaient des arbres. Les chants d’oiseaux devinrent plus profonds, plus nombreux. Notre sentier commença à monter, et nous contournâmes un affleurement de silex. Un grondement lointain, presque inaudible, semblait résonner derrière nous. Le bleu du ciel parut différent lorsque nous traversâmes une clairière, et un gros lézard brun, qui dormait au soleil sur un rocher, détala à notre approche. Tandis que nous contournions un autre gros rocher, elle dit :

— Je ne savais pas que cet endroit existait. Je n’ai jamais pris ce chemin avant.

Mais je ne lui répondis pas, car j’étais occupé à triturer la substance d’Ombre.

Nous étions de nouveau face à la forêt, mais maintenant le sentier montait à travers elle. À présent les arbres étaient des monstres tropicaux poussant dans une mer de fougères, et de nouveaux bruits — des aboiements, des sifflements, des bourdonnements — se faisaient entendre. Tandis que nous gravissions la colline le long de ce sentier, le grondement s’amplifia autour de nous au point que le sol commença à vibrer. Dara m’agrippait le bras sans rien dire, mais en dévorant des yeux ce qui se passait autour de nous. Il y avait de grandes fleurs plates de couleur pâle, et des mares formées par la condensation qui gouttait des arbres. La température avait considérablement augmenté et nous transpirions abondamment. Le grondement s’était mué en un fracas assourdissant, et quand finalement nous sortîmes du bois, c’est un roulement de tonnerre continu qui nous submergea. Je la guidai jusqu’au bord du gouffre et désignai d’un geste ce qui s’étalait en contrebas.

Une cataracte titanesque, qui s’écrasait sur le fleuve gris comme un marteau sur l’enclume, faisait un plongeon de plus de quatre cents mètres. Des courants rapides et puissants charriaient des bulles et de l’écume sur une distance énorme avant de les dissoudre. En face de nous, à près d’un kilomètre de distance, partiellement masquée par la brume irisée, comme une île plantée là par quelque colosse, une gigantesque roue à aubes tournait lentement, lourde et luisante. Très haut au-dessus de nos têtes, des oiseaux énormes se laissaient porter par les courants d’air comme des crucifix à la dérive.

Nous restâmes à contempler ce spectacle pendant un assez long moment. Toute conversation était rendue impossible par le bruit, ce qui n’était pas pour me déplaire. Finalement, quand elle se détourna pour poser sur moi un regard scrutateur et perplexe, je hochai la tête et d’un mouvement des yeux désignai la forêt. Nous tournâmes le dos à la cataracte et rebroussâmes chemin.

Pour notre retour, je dus utiliser le même processus, mais à l’envers, et j’y parvins avec plus de facilité. Quand il fut de nouveau possible de se parler, Dara ayant apparemment compris que j’étais responsable du changement qui avait eu lieu, garda le silence.

Ce ne fut qu’une fois de retour auprès de notre propre rivière et de sa petite roue à aubes qu’elle consentit à parler.

— Cet endroit était comme le village ?

— Oui. Une ombre.

— Et comme Ambre ?

— Non. Ambre projette Ombre. Celle-ci peut être façonnée à volonté si on sait comment s’y prendre. L’endroit d’où nous venons était une ombre, ton village était une ombre — et cet endroit-ci est une ombre. Il n’y a pas d’endroit imaginable qui n’existe quelque part en Ombre.

— Et vous, et grand-père et les autres pouvez aller et venir parmi ces ombres en choisissant ce qui vous plaît ?

— Oui.

— Et c’est ce que j’ai fait, en revenant du village ?

— Oui.

Tous les traits de son visage traduisirent une soudaine prise de conscience. Ses sourcils presque noirs s’abaissèrent d’un bon centimètre et ses narines se dilatèrent sous l’effet d’une forte inspiration.

— Moi aussi, je peux le faire… dit-elle. Moi aussi, je peux aller où je veux, faire ce qui me plaît !

— Ce pouvoir est en toi, dis-je.

Elle m’embrassa sous l’effet d’une soudaine impulsion, puis s’écarta en tournant sur elle-même, ses cheveux dansant sur son cou mince tandis qu’elle essayait de tout regarder à la fois.

— Alors je peux tout faire, dit-elle en s’immobilisant.

— Il y a des limites, des dangers…

— C’est la vie, dit-elle. Comment puis-je apprendre à contrôler ce pouvoir ?

— La clé de tout, c’est la Grande Marelle d’Ambre. Tu dois la traverser si tu veux acquérir le pouvoir. Elle est gravée dans le sol d’une salle située dans les entrailles du palais d’Ambre. Elle est assez grande. Il faut partir de la périphérie et marcher jusqu’au centre sans s’arrêter. On rencontre une résistance considérable, et c’est très dur. Si on s’arrête, si on essaie de quitter la Marelle sans avoir été jusqu’au bout, elle vous détruit. Mais si on va jusqu’au bout, on détient alors un pouvoir sur Ombre qui obéit à un contrôle conscient.

Elle courut jusqu’à l’endroit où nous avions pique-niqué et examina la marelle que nous avions dessinée dans la poussière.

Je la suivis plus lentement. Comme je m’approchais, elle dit :

— Il faut que j’aille en Ambre pour traverser la Marelle !

— Je suis sûr que Benedict a prévu que tu le fasses un jour, dis-je.

— Un jour ? C’est maintenant que je veux la traverser ! Pourquoi ne m’a-t-il jamais parlé de tout ça ?

— Parce qu’il est encore trop tôt. La situation en Ambre est telle que vous ne pourriez vous y montrer ni l’un ni l’autre sans courir un grand danger. L’accès d’Ambre t’est interdit pour le moment.

— Ce n’est pas juste ! dit-elle en me regardant rageusement.

— Bien sûr que non, dis-je. Mais c’est comme ça. Je n’y suis pour rien.

Je proférai ces paroles avec une certaine mauvaise conscience, vu que j’étais, bien sûr, en partie responsable de la situation.

— Il aurait presque mieux valu que vous ne me parliez pas de toutes ces choses, dit-elle, si je ne peux pas les avoir.

— Ce n’est pas si catastrophique que ça, dis-je. La situation en Ambre redeviendra stable avant longtemps.

— Comment le saurai-je ?

— Benedict le saura. Il te le dira.

— Il n’a pas cru bon de me dire grand-chose jusqu’à maintenant !

— À quoi cela aurait-il servi ? Tu aurais passé ton temps à ronger ton frein. Tu sais qu’il a été bon envers toi, qu’il tient à toi. Quand le moment sera venu, il agira en ton nom.

— Et s’il ne le fait pas ? Vous m’aiderez ?

— J’essaierai.

— Comment pourrai-je vous trouver ? Pour vous avertir ?

Je souris. On en était arrivé là sans même que j’aie eu besoin de manœuvrer. Inutile de lui dire ce qui était vraiment important. Juste assez pour qu’elle puisse éventuellement m’être utile à l’avenir…

— Les cartes, dis-je. Les Atouts familiaux. Ils n’ont pas qu’une valeur affective. Ils sont un moyen de communication. Trouve le mien, regarde-le fixement, concentre-toi en essayant d’exclure toute autre pensée de ton esprit, parle-lui comme si tu me parlais. Tu t’apercevras que c’est vraiment moi, et que je te réponds.

— C’est ça que grand-père m’a dit de ne pas faire quand je jouais avec !

— Bien sûr.

— Comment ça marche ?

— Une autre fois, dis-je. Donnant-donnant, tu te souviens ? Je t’ai parlé d’Ambre et d’Ombre. Parle-moi du séjour que Gérard et Julian ont fait ici.

— Oui, dit-elle. Mais il n’y a pas vraiment grand-chose à raconter. Un beau matin, il y a cinq ou six mois, grand-père s’est tout simplement arrêté de faire ce qu’il faisait. Il taillait des arbres dans le verger — il aime le faire lui-même — et je l’aidais. Il était perché sur une échelle et coupait des branches, quand soudain il s’est arrêté, a abaissé le sécateur, et n’a pas bougé pendant quelques minutes. J’ai cru qu’il se reposait, et j’ai continué à rassembler les branches coupées. C’est alors que je l’ai entendu parler — pas marmonner, parler, comme s’il conversait avec quelqu’un. Tout d’abord, j’ai cru que c’était à moi qu’il parlait, et je lui ai demandé de répéter. Mais il ne m’a prêté aucune attention. Maintenant que vous m’avez parlé des Atouts, je me rends compte qu’il devait être en train de parler à l’un d’eux. Probablement à Julian. Quoi qu’il en soit, il est descendu de son échelle tout de suite après, m’a dit qu’il devait s’absenter un jour ou deux, et il est reparti vers le manoir. Il s’est arrêté après avoir fait quelques pas et il est revenu vers moi. C’est là qu’il m’a dit que si Julian et Gérard venaient à passer, je devais passer pour sa pupille, l’orpheline d’un fidèle serviteur. Il est parti à cheval peu après en menant deux chevaux supplémentaires par la bride. Il a emporté son épée.

« Il est rentré au milieu de la nuit avec les deux autres. Gérard était à peine conscient. Il avait une fracture à la jambe gauche et tout le côté gauche de son corps était couvert d’ecchymoses et de bleus. Julian était aussi en piteux état, mais il n’avait rien de cassé. Ils sont restés avec nous presque un mois et ils ont guéri en un temps record. Ensuite ils ont emprunté deux chevaux et ils sont partis. Je ne les ai pas revus depuis.

— Ils ont dit comment ils avaient été blessés ?

— Seulement qu’ils avaient eu un accident. Ils n’ont pas voulu m’en dire plus.

— Où ça ? Où était-ce arrivé ?

— Sur la route noire. Je les ai entendus en parler à plusieurs reprises.

— Où se trouve cette route noire ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce qu’ils en disaient ?

— Ils juraient beaucoup après. C’est tout.

En baissant les yeux, je vis qu’il restait du vin dans la bouteille. Je m’arrêtai, en versai deux derniers verres, et lui en passai un.

— Aux retrouvailles ! dis-je en souriant.

— Aux retrouvailles !

Nous vidâmes nos verres.

Elle commença à ranger tout ce que nous avions déballé, et je lui donnai un coup de main, envahi de nouveau par le sentiment d’urgence qui m’avait submergé un peu plus tôt.

— Combien de temps faut-il que j’attende avant de vous contacter ? demanda-t-elle.

— Trois mois. Donne-moi trois mois.

— Où serez-vous à ce moment-là ?

— En Ambre, j’espère.

— Combien de temps allez-vous rester ici ?

— Pas longtemps. À vrai dire, il faut que, dès maintenant, je fasse un petit voyage. Je devrais être de retour demain. Mais je ne resterai probablement que quelques jours après ça.

— Je voudrais tellement que vous restiez plus longtemps.

— Je voudrais pouvoir. Surtout maintenant que je t’ai rencontrée.

Elle rougit et feignit d’être fort occupée à remballer les affaires du pique-nique. Je rassemblai le matériel d’escrime.

— Vous retournez au manoir, maintenant ? demanda-t-elle.

— Non, aux écuries. Je pars tout de suite.

Elle prit le panier.

— Allons-y ensemble, dans ce cas. Mon cheval est par là.

Je hochai la tête et la suivis jusqu’à un sentier qui débouchait sur notre droite.

— Je suppose, dit-elle, qu’il vaudrait mieux ne parler de tout ça à personne, et surtout pas à grand-père ?

— Ce serait prudent, en effet.

Le gazouillement que faisait la rivière en descendant vers le fleuve, puis vers la mer, s’estompa lentement, lentement, puis s’éteignit, et seul le grincement rythmé de la roue à aubes qui la découpait au fur et à mesure qu’elle coulait nous accompagna encore quelque temps dans le sous-bois.