Le fourgon émettait un grincement monotone, et le soleil avait déjà amorcé sa descente vers l’ouest depuis longtemps, ce qui ne l’empêchait pas de darder sur nous ses rayons torrides. Derrière moi, Ganelon ronflait parmi les caisses, et je lui enviais sa bruyante occupation. Cela faisait plusieurs heures qu’il dormait, et c’était ma troisième journée sans sommeil.
Nous avions déjà mis une vingtaine de kilomètres entre la ville et nous, et nous dirigions vers le nord-est. Doyle n’avait pas tout à fait fini de confectionner le produit, mais Ganelon et moi l’avions persuadé de fermer boutique afin d’accélérer la production. Cela nous avait coûté quelques heures de délai et quelques jurons supplémentaires. J’avais été trop nerveux pour dormir, et il n’était pas question de m’abandonner au sommeil maintenant puisque je me frayais un chemin à travers les ombres.
Je refoulai la fatigue, et dans la venue du soir me trouvai quelques nuages pour me donner de l’ombre. Nous cheminions sur une route en terre séchée, marquée de profondes ornières. La glaise jaunâtre se craquelait et s’effritait sur notre passage. De hautes herbes marron pendaient mollement de part et d’autre de la piste, les arbres qui la bordaient étaient tordus et rabougris et dotés d’une écorce épaisse et rêche. Nous passâmes devant de nombreux affleurements de schiste.
J’avais royalement payé Doyle pour son mélange, et avais également acheté un superbe bracelet, qui devait être livré à Dara le lendemain. J’avais mes diamants à ma ceinture, Grayswandir à portée de la main. Star et Firedrake avançaient d’un pas ferme et régulier. J’étais sur le chemin de la réussite.
Je me demandai si Benedict avait regagné le manoir à l’heure qu’il était. Je me demandai combien de temps cela prendrait avant qu’il ne s’aperçoive de la supercherie. J’étais loin d’être hors de danger. Il pouvait suivre une piste sur une longue distance en Ombre, et je lui en laissais une de choix. Mais je ne pouvais pas faire autrement. J’avais besoin du fourgon, je ne pouvais rien faire pour forcer l’allure, et je n’étais pas en état de faire une nouvelle descente aux enfers. J’effectuais les décalages avec lenteur et prudence, conscient que j’étais de l’usure de mes sens et de ma lassitude de plus en plus grande. Je comptais sur l’accumulation progressive des changements et de la distance pour établir une barrière entre Benedict et nous, barrière que j’espérais rendre bientôt infranchissable.
Dans les trois kilomètres qui suivirent, je réussis à revenir de cinq heures du soir à midi, mais à un midi nuageux, car c’était seulement la lumière que je recherchais — pas la chaleur. J’arrivai ensuite à déceler une légère brise. Elle augmentait les chances d’averse, mais le jeu en valait la chandelle. On ne peut pas tout avoir.
Je luttais contre le sommeil, et la tentation était grande de réveiller Ganelon et d’accumuler simplement les kilomètres en le laissant conduire pendant que je dormirais. Mais je préférais ne pas prendre ce risque après avoir parcouru si peu de chemin. Il y avait encore trop de choses à faire.
Je voulais une journée plus longue, mais je voulais aussi une meilleure route, et j’en avais marre de cette maudite glaise jaune, et il fallait que je m’occupe sérieusement de ces nuages, et je devais veiller à garder le cap…
Je me frottai les yeux, inspirai profondément plusieurs fois. Ça commençait à danser sérieusement dans ma tête, et le clop-clop régulier des sabots commençait à me faire l’effet d’un soporifique. Je ne sentais déjà plus les cahots et les secousses. Je tenais les rênes d’une main molle, et je les avais déjà lâchées une fois en piquant du nez. Heureusement, les chevaux semblaient avoir une idée assez précise de ce qu’on attendait d’eux.
Au bout d’un moment, nous gravîmes une longue pente douce qui débouchait sur le milieu de la matinée. Le ciel était devenu très sombre et il fallut plusieurs kilomètres et une demi-douzaine de virages pour dissiper l’écran de nuages. Un orage aurait tôt fait de transformer notre chemin de terre en un fleuve de boue. Je fis la grimace en pensant à cette éventualité, puis laissai le ciel tranquille et concentrai de nouveau mes efforts sur la route.
Nous parvînmes à un pont abandonné qui enjambait un ruisseau à sec. De l’autre côté, la route était plus unie, moins jaune. Au fur et à mesure que nous avancions elle devenait plus sombre, plus lisse, plus dure, et l’herbe poussait plus verte sur les bas-côtés.
Mais il avait commencé à pleuvoir.
Je luttai contre la pluie pendant un moment, bien décidé à ne pas lâcher mon herbe verte et la route noire et confortable. J’en attrapai un mal de tête, mais l’averse s’arrêta quelque quatre cents mètres plus loin et le soleil refit son apparition.
Le soleil… oh ! oui, le soleil.
Nous poursuivîmes notre chemin, cahin-caha et arrivâmes finalement jusqu’à une crête d’où la route descendait en serpentant parmi des arbres plus verts. Nous descendîmes dans une vallée assez fraîche où il nous fallut franchir un autre petit pont, qui enjambait cette fois le lit d’une rivière où coulait un mince filet d’eau. J’avais fini par enrouler les rênes autour de mon poignet, car je ne cessais de piquer du nez. Je devais faire un effort terrible de concentration pour redresser, tirer… Comme si j’opérais à une grande distance.
Dans une forêt à ma droite, des oiseaux lançaient des notes comme autant de points d’interrogation. Des gouttelettes luisantes de condensation couvraient l’herbe et les feuilles. Le fond de l’air devint tout à coup assez frais, et les rayons du soleil matinal tombaient, obliques, à travers les arbres…
Mais mon corps, lui, ne fut pas leurré par le réveil de cette ombre, et c’est avec soulagement que j’entendis finalement Ganelon remuer derrière moi en jurant. S’il ne s’était pas réveillé de lui-même il aurait fallu que je le fasse avant peu.
Fort bien. Je tirai doucement sur les rênes et les chevaux comprirent et s’arrêtèrent. Je mis le frein, car la route était toujours en pente, et trouvai la bouteille d’eau.
— Eh là ! cria Ganelon tandis que je buvais. Laissez-m’en un peu !
Je lui tendis la bouteille.
— À vous de jouer, maintenant, dis-je. Il faut que je dorme.
Il but pendant une bonne demi-minute, puis expira bruyamment.
— D’accord, dit-il en se laissant glisser jusqu’au sol. Mais attendez un moment. Je dois satisfaire un besoin naturel.
Il gagna le bord de la route et je rampai jusqu’au lit aménagé dans le chariot, m’étendis à la place qu’il venait de quitter et roulai ma cape en boule pour me faire un oreiller.
Quelques instants plus tard, je l’entendis monter sur le siège du cocher, et il y eut une secousse lorsqu’il desserra le frein. Je l’entendis claquer la langue et secouer légèrement les rênes.
— C’est le matin ? demanda-t-il en se retournant vers moi.
— Oui.
— Dieu du ciel ! J’ai dormi toute une journée et toute une nuit !
Je ris sous cape.
— Non. J’ai fait un peu de décalage d’ombres, dis-je. Vous n’avez dormi que six ou sept heures.
— Je ne comprends pas. Mais ça ne fait rien, je vous crois. Où sommes-nous ?
— On se dirige toujours vers le nord-est, dis-je. Nous sommes à une trentaine de kilomètres de la ville et à une vingtaine de chez Benedict. Nous avons aussi fait pas mal de chemin en Ombre.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Suivre la route, tout simplement. Chaque kilomètre est bon à prendre.
— Benedict pourrait encore nous rejoindre ?
— Je crois que oui. C’est pour ça qu’on ne peut pas encore se permettre de laisser les chevaux se reposer.
— D’accord. Dois-je être sur mes gardes pour une raison particulière ?
— Non.
— Quand dois-je vous réveiller ?
— Jamais.
Il se tut, et en attendant que le sommeil s’empare de moi, je pensai à Dara, naturellement. Mes pensées n’avaient cessé de revenir à elle toute la journée.
Je n’avais pas du tout prémédité ce qui était arrivé. Je n’avais même pas pensé à elle comme à une femme jusqu’au moment où elle m’était tombée dans les bras en me forçant à réviser la question. L’instant d’après, mon système nerveux prenait le dessus, en réduisant ce qui passe pour de la cérébralité à sa plus simple expression, suivant la phrase que Freud avait utilisée un jour qu’il m’expliquait ses théories. Je ne pouvais pas mettre la chose sur le compte de l’alcool, puisque j’avais fort peu bu et n’étais pas le moins du monde éméché. Pourquoi éprouvais-je le besoin de me justifier ? Parce que, dans un sens, j’avais mauvaise conscience, voilà pourquoi. Le lien de parenté entre nous était beaucoup trop lointain pour que je me sente coupable du crime d’inceste. Ce n’était donc pas cela. Je n’avais pas le sentiment d’avoir abusé d’elle, car elle avait su exactement ce qu’elle faisait en venant me trouver. C’étaient les circonstances dans lesquelles ça s’était passé qui me poussaient à analyser mes propres mobiles, même dans le feu de l’action. Je n’avais pas seulement cherché à gagner sa confiance et peut-être son amitié quand je lui avais parlé et l’avais emmenée faire cette promenade en Ombre. J’avais voulu l’amener à m’aliéner une partie de sa loyauté, de sa confiance et de son affection pour Benedict, à les reporter sur moi. J’avais cherché à m’attirer ses bonnes grâces pour qu’elle soit mon alliée dans ce qui pouvait devenir le camp ennemi. J’avais espéré pouvoir l’utiliser au besoin si ça tournait mal pour moi. Tout cela était vrai. Mais je refusais de croire que je l’avais prise uniquement à cette fin. Je me soupçonnais de l’avoir fait en partie pour ça, toutefois, et cette pensée me remplissait d’un profond malaise et m’inspirait en même temps un certain dégoût de moi-même. Pourquoi donc ? J’avais fait bien des choses au cours de ma vie que la plupart des gens considéreraient comme pires, et je n’en concevais aucun remords. Je tournai autour du pot, connaissant déjà la réponse mais répugnant à l’admettre. Je tenais à la fille. C’était aussi simple que ça. C’était différent de l’affection que j’avais éprouvée pour Lorraine, affection principalement fondée sur la compréhension un peu lasse entre deux êtres qui sont revenus de tout, ou de la sensualité nonchalante qui avait existé un court moment entre Moire et moi alors que je m’apprêtais à traverser la Marelle pour la seconde fois. C’était très différent. Je l’avais si peu connue que c’en était presque illogique. J’avais des siècles de vie derrière moi. Et pourtant… ça faisait des siècles que je ne m’étais pas senti comme ça. Elle avait ravivé en moi un sentiment oublié. Je ne voulais pas tomber amoureux d’elle. Pas maintenant. Plus tard, peut-être. Ou mieux encore, jamais. On n’était pas fait l’un pour l’autre. C’était une enfant. Tout ce qu’elle voudrait faire, tout ce qui l’émerveillerait par sa nouveauté, je l’aurais déjà fait. Non, nous n’étions pas faits l’un pour l’autre. Je n’avais pas le droit de tomber amoureux d’elle. Je devais m’en empêcher…
Ganelon chantonnait — mal — quelque chanson paillarde. Le chariot grinçait et cahotait, la route commença à monter. Un rayon de soleil tomba sur mon visage et je me couvris les yeux avec l’avant-bras. C’est vers ce moment-là que l’oubli s’empara de moi et m’enserra.
Il était midi passé lorsque je me réveillai avec le sentiment d’être tout crasseux. Je bus goulûment à la bouteille d’eau, puis en versai un peu dans la paume de ma main et me frottai les yeux avec. Je me passai les doigts dans les cheveux. Je regardai autour de moi.
Nous étions entourés de verdure, de petits bosquets d’arbres et d’endroits dégagés où poussaient de hautes herbes. Nous cheminions toujours sur un chemin en terre battue assez lisse. Le ciel était dégagé malgré quelques tout petits nuages, et les moments de soleil alternaient régulièrement avec les moments d’ombre. Il y avait une brise légère.
— Enfin de retour au royaume des vivants ! dit Ganelon comme j’escaladais le panneau avant et m’asseyais à côté de lui.
— Les chevaux sont fatigués, Corwin, et je voudrais bien me dégourdir les jambes, dit-il. Et puis je commence à avoir faim, pas vous ?
— Si. Arrêtons-nous dans ce coin d’ombre, là-bas, sur la gauche. On va souffler un peu.
— Je voudrais quand même aller un peu plus loin, dit-il.
— Vous avez une idée derrière la tête ?
— Oui. Je voudrais vous montrer quelque chose.
— Allons-y.
Nous parcourûmes encore sept ou huit cents mètres, jusqu’à une courbe qui nous emmena davantage vers le nord. Peu après, la route commença à monter, et une fois arrivés au sommet de la colline nous en découvrîmes une seconde, encore plus haute.
— Vous avez l’intention d’aller encore loin comme ça ? dis-je.
— Allons jusqu’au prochain sommet, dit-il. On pourra peut-être la voir de là-haut.
— Bon.
Les chevaux peinèrent dans la montée de cette deuxième colline, et je dus descendre pour pousser. Quand finalement nous parvînmes au sommet, je me sentais encore plus crasseux qu’avant avec le mélange de sueur et de poussière, mais j’étais de nouveau complètement réveillé. Ganelon arrêta les chevaux et serra le frein. Il passa alors dans le fourgon et monta sur une caisse. Il resta là, face à l’ouest, une main en visière au-dessus des yeux.
— Montez voir, Corwin, dit-il.
J’escaladai le panneau arrière et il s’accroupit pour me tendre la main. Je la pris et il m’aida à monter sur la caisse où je me mis debout à côté de lui. Il tendit le doigt, et je regardai dans la direction indiquée.
À un kilomètre de distance environ, une large bande noire traversait le paysage de droite à gauche, à perte de vue. Nous dominions la chose de plusieurs centaines de mètres, ce qui nous permettait de la voir nettement sur une longueur d’environ huit cents mètres. Elle était large d’une bonne centaine de mètres, et bien qu’elle déviât deux fois de sa trajectoire dans la partie que nous pouvions voir, sa largeur semblait rester constante. Il y avait des arbres dedans, et ils étaient complètement noirs. Je crus y déceler un mouvement. Je n’aurais su dire de quel genre. Peut-être était-ce seulement le vent qui jouait avec les herbes noircies dont elle était bordée. Mais elle donnait également le sentiment très net de couler, comme un fleuve noir et plat parcouru de courants profonds.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— J’espérais que vous pourriez me le dire, rétorqua Ganelon. Je croyais que c’était encore une de vos sorcelleries.
Je secouai lentement la tête.
— J’étais très fatigué, mais je m’en souviendrais si j’avais passé commande de quelque chose d’aussi étrange. Comment avez-vous su que c’était là ?
— On s’en est approchés plusieurs fois pendant que vous dormiez, mais chaque fois on s’en est écartés. Ça ne me dit rien qui vaille. Ce truc a un petit air familier que je n’aime pas du tout. Ça ne vous rappelle rien ?
— Si. Malheureusement.
Il hocha la tête.
— Ça ressemble à ce satané Cercle qu’on a combattu en Lorraine.
— La route noire…, dis-je.
— Quoi donc ?
— La route noire, répétai-je. Je ne savais pas de quoi il s’agissait quand elle en a parlé, mais maintenant je commence à comprendre. Ça n’augure rien de bon.
— Un autre mauvais présage ?
— J’en ai peur.
Il jura, puis demanda :
— Est-ce que ça risque de nous poser des problèmes dans l’immédiat ?
— Je ne crois pas, mais je n’en suis pas sûr.
Il descendit de la caisse et je suivis son exemple.
— Essayons de trouver du fourrage pour les chevaux, dit-il, et occupons-nous un peu de nos propres ventres.
— Oui.
Nous passâmes à l’avant du chariot et il prit les rênes. Nous trouvâmes un coin agréable au pied de la colline.
Nous restâmes là pendant presque une heure à parler surtout d’Avalon. Il ne fut plus fait mention de la route noire, malgré le fait que j’y pensai sans arrêt. Naturellement, il me fallait l’examiner de plus près.
Quand ce fut l’heure de repartir, je pris de nouveau les rênes. Les chevaux, reposés, avancèrent assez rapidement.
Ganelon était assis à ma gauche et ne s’était pas départi de son humeur communicative. Je commençais tout juste à prendre conscience de toute l’importance qu’avait eue pour lui cet étrange retour au pays. Il avait été revoir bon nombre des lieux qu’il avait fréquentés du temps où il était brigand, ainsi que quatre champs de bataille où il s’était illustré après être passé du côté des forces de l’ordre. J’étais, à bien des égards, ému par ses souvenirs. Un mélange inhabituel d’or et d’argile que cet homme-là. Il aurait dû être un prince d’Ambre.
Les kilomètres passaient rapidement, et on s’approchait de nouveau de la route noire lorsque mon esprit sentit soudain un coup de sonde familier. Je passai les rênes à Ganelon.
— Prenez-les ! dis-je. Allez-y !
— Qu’y a-t-il ?
— Plus tard ! Conduisez !
— Vous voulez qu’on aille plus vite ?
— Non. Avancez normalement. Ne dites plus rien pendant quelque temps.
Je fermai les yeux et mis ma tête dans mes mains, en faisant le vide dans mon esprit et en érigeant un mur autour de ce vide. Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous demandez. Fermé entre midi et deux heures. Immeuble interdit aux démarcheurs. Propriété à vendre. Ne pas déranger. Défense d’entrer sous peine de poursuites. Chien méchant. Chutes de pierres. Attention, verglas. Chantier interdit au public…
La vague passa, revint en force, et je la bloquai de nouveau. Une troisième vague suivit. Je l’arrêtai elle aussi.
Puis ce fut fini.
Je soupirai, me massai les paupières.
— C’est passé, dis-je.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Quelqu’un a essayé de se mettre en rapport avec moi par un moyen très spécial. C’était presque certainement Benedict. Il vient peut-être de découvrir quelque chose qui pourrait le pousser à vouloir nous arrêter. Je vais reprendre les rênes. Je crains qu’il ne se lance incessamment à notre poursuite.
Ganelon me les tendit.
— Quelles sont nos chances de lui échapper ?
— Plutôt bonnes, je dirais, maintenant qu’on a mis toute cette distance derrière nous. Je vais de nouveau brasser les ombres dès que ma tête aura fini de tourner.
Notre chemin serpenta parallèlement à la route noire pendant quelque temps, puis s’en rapprocha. Finalement on se retrouva à quelques centaines de mètres seulement de la « chose ».
Ganelon l’étudia en silence pendant un long moment puis dit :
— Ça me rappelle trop le Cercle. Ces petites écharpes de brume qui s’enroulent autour des choses, cette impression que quelque chose est toujours en train de bouger à la limite de votre champ de vision…
Je me mordis la lèvre. Je commençais à transpirer abondamment. J’essayais de nous écarter de la « chose » à présent et me heurtais à une sorte de résistance. Ce n’était pas ce sentiment d’inamovibilité monolithique, qui se manifeste quand on essaie de voyager en Ombre à l’intérieur d’Ambre. C’était totalement différent. Ça ressemblait davantage à un sentiment de… d’inéluctabilité.
Nous cheminions bien en Ombre. Le soleil remonta à son zénith — car l’idée de passer la nuit à côté de cette bande noire ne m’enchantait guère — et le bleu du ciel devint un peu moins profond, et les arbres devinrent plus élancés autour de nous et des montagnes firent leur apparition dans le lointain.
La route noire traversait-elle Ombre elle-même ?
C’était plus que probable. Sinon comment Julian et Gérard l’auraient-ils repérée, et auraient-ils été assez intrigués pour l’explorer ?
C’était malheureux à dire, mais j’avais le sentiment pénible que nous avions beaucoup de choses en commun, cette route et moi.
Crénom !
Nous la longeâmes pendant un certain temps, tout en s’en rapprochant insensiblement. Bientôt trente mètres seulement nous en séparaient. Quinze…
… Et, comme pour confirmer mes pires craintes, nos chemins finirent par se croiser.
J’arrêtai les chevaux. Je bourrai ma pipe et l’allumai, et examinai la chose en fumant. Star et Firedrake n’aimaient visiblement pas cette bande de terrain noire qui nous coupait le chemin. Ils avaient henni et essayé de s’écarter de la piste.
Il nous faudrait traverser la route noire en diagonale sur une assez longue distance si nous voulions retrouver notre chemin de l’autre côté. Une partie du terrain était dissimulée à notre vue par une série de monticules rocheux. L’herbe poussait très dru au bord de la zone noire, et il y en avait quelques touffes ici et là au pied des monticules. Des écharpes de brume planaient au-dessus d’eux et des nuages vaporeux, intangibles, croupissaient dans les creux. Le ciel paraissait nettement plus sombre, vu à travers l’atmosphère qui surplombait l’endroit, comme s’il charriait des particules de suie. Un silence qui n’avait rien à voir avec l’immobilité planait dessus, presque comme si quelque entité invisible retenait son souffle.
C’est alors que nous entendîmes un cri. Un cri de femme. Le coup de la vieille dame en détresse ?
Ça venait de quelque part sur la droite, derrière les monticules. Ça me paraissait louche. Mais que diable, quelqu’un était peut-être réellement en danger.
Je passai les rênes à Ganelon et sautai à terre en tirant Grayswandir de son fourreau.
— Je vais aller voir, dis-je en m’éloignant vers la droite et en sautant par-dessus le fossé qui longeait la route.
— Revenez vite.
Je me frayai un chemin à travers quelques broussailles et escaladai une pente rocheuse. Je me faufilai à travers d’autres buissons en descendant de l’autre côté et gravis un deuxième monticule, plus haut que le premier. Le cri retentit de nouveau comme je l’escaladai, et cette fois j’entendis d’autres bruits.
J’atteignis enfin le sommet et découvris une vue assez dégagée.
La zone noire commençait quelque dix mètres en contrebas, et la scène que je cherchais des yeux se déroulait une cinquantaine de mètres plus loin, en plein dedans.
N’étaient les flammes, ç’aurait été un spectacle monochrome. Une femme, tout en blanc, ses cheveux noirs tombant librement jusqu’à la taille, était attachée à un de ces arbres noirs, les pieds entourés de fagots enflammés. Une demi-douzaine d’albinos velus, presque complètement nus et continuant à se déshabiller tout en bougeant, allaient et venaient en marmonnant entre leurs dents et en ricanant tout en excitant la femme et le feu du bout de leurs bâtons et en se tenant les reins à tout bout de champ. Les flammes étaient assez hautes à présent pour roussir les vêtements de la femme. Sa longue robe était suffisamment déchirée pour me permettre de voir qu’elle possédait un corps magnifiquement voluptueux, bien que la fumée m’empêchât d’apercevoir son visage.
Je me mis à courir, franchis les limites de la route noire, sautai par-dessus les hautes herbes tentaculaires et fonçai dans le tas, décapitant l’homme le plus proche et en transperçant un autre avant qu’ils aient compris ce qui leur arrivait. Les autres se tournèrent vers moi et essayèrent de m’atteindre en faisant des moulinets avec leurs bâtons tout en criant.
Grayswandir les tailla en pièces jusqu’au dernier. Leur sang était noir.
Je me tournai en retenant ma respiration et éloignai les fagots à coups de pied. Puis je m’approchai de la dame et coupai ses liens. Elle tomba dans mes bras en sanglotant.
Ce n’est qu’à ce moment que je remarquai son visage — ou plutôt, son absence de visage. Elle portait un masque en ivoire, ovale et galbé, totalement lisse à l’exception de deux minuscules grilles rectangulaires à la place des yeux.
Je l’éloignai de la fumée et des cadavres. Elle s’accrocha à moi en haletant, son corps tout entier pressé contre le mien. Au bout de ce qui semblait être un délai convenable, je tentai de me dégager, mais elle ne voulait pas me lâcher et s’agrippait à moi avec une force surprenante.
Je dis : « Il n’y a plus de danger, maintenant », ou une inanité du même genre, mais elle ne répondit pas.
Elle ne cessait de faire passer son étreinte d’un endroit de mon corps à un autre avec des mouvements à la fois rudes et caressants qui avaient sur moi un effet des plus déconcertants. Elle devenait de plus en plus désirable d’un instant à l’autre. Je me retrouvai en train de lui caresser les cheveux ainsi que le reste de sa personne.
— Il n’y a plus de danger, répétai-je. Qui êtes-vous ? Pourquoi voulaient-ils vous brûler ? Qui étaient-ils ?
Mais elle ne répondit pas. Elle avait cessé de sangloter, mais haletait encore, quoique de façon différente.
— Pourquoi portez-vous ce masque ?
Je fis mine de vouloir le lui enlever mais elle recula la tête d’un mouvement brusque.
Cela ne me paraissait pas particulièrement important. Toutefois, bien qu’une partie froide et logique de moi-même sût que cette passion avait un caractère irrationnel, j’étais aussi impuissant que les dieux des Épicuriens. Je la désirais et j’étais prêt à la prendre.
J’entendis alors Ganelon crier mon nom et essayai de me tourner dans la direction d’où venait sa voix, mais elle m’en empêcha. Sa force me stupéfiait.
— Fils d’Ambre, dit-elle d’une voix vaguement familière. Nous te devons ceci pour ce que tu nous as fait, et tu ne nous échapperas pas cette fois.
La voix de Ganelon me parvint de nouveau, un chapelet continu d’obscénités.
Je luttai de toutes mes forces contre cette étreinte et la sentis finalement faiblir. D’un geste rapide comme l’éclair, je lui arrachai son masque.
Il y eut une brève exclamation de colère lorsque je me libérai et quatre mots decrescendo au moment où le masque me resta dans la main :
— Ambre doit être détruite !
Il n’y avait pas de visage derrière le masque. Il n’y avait rien. Sa robe s’affaissa et me resta dans les bras, inerte et vide. Elle — ou « ça » — s’était volatilisé.
Je me retournai prestement et vis Ganelon affalé au bord de la bande noire, ses jambes tordues dans une position anormale. Son épée montait et descendait lentement, mais je ne voyais pas ce qu’il frappait. Je courus à sa rescousse.
Les hautes herbes noires par-dessus lesquelles j’avais sauté étaient entortillées autour de ses chevilles et de ses jambes. Il avait beau les faucher tant et plus, il s’en trouvait toujours davantage pour fouetter l’air comme si elles cherchaient à saisir le bras avec lequel il tenait son épée. Il avait presque réussi à libérer sa jambe droite, et, en me penchant loin en avant, je réussis à parfaire le travail.
J’allai me placer derrière lui, hors d’atteinte de l’herbe, et jetai le masque que je tenais encore à la main. Il roula à terre au-delà du noir et commença instantanément à brûler.
Je saisis Ganelon sous les aisselles et tâchai de le tirer en arrière. Les herbes résistèrent avec acharnement mais finalement je réussis à le libérer. Je le pris alors à bras-le-corps et le portai en sautant par-dessus les plaques d’herbe noire qui nous séparaient de leurs homologues plus vertes et moins agressives en dehors de la route.
Il se remit debout et continua à s’appuyer lourdement contre moi en se baissant pour s’assener des claques sur les jambes.
— Elles sont engourdies, dit-il. Je ne sens plus mes jambes.
Je l’aidai à regagner le chariot. Il me lâcha pour s’agripper à celui-ci et se mit à battre la semelle.
— J’ai des fourmis, annonça-t-il. Ça y est, ça commence à revenir… Hou ! là !
Il finit par boitiller jusqu’à l’avant du fourgon. Je l’aidai à monter sur le siège et m’assis à côté de lui.
Il soupira.
— Ça va mieux, dit-il. Je commence à les sentir. Cette saleté les a tout simplement vidées de leur force — et moi aussi par la même occasion. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Notre mauvais présage a tenu sa promesse.
— Et maintenant ?
Je pris les rênes et desserrai le frein.
— On traverse, dis-je. Il faut que j’arrive à en savoir davantage sur cette « chose ». Gardez votre épée à portée de la main.
Il grommela quelque chose et posa son arme en travers de ses genoux. Les chevaux renâclèrent quand je leur demandai d’avancer mais j’effleurai leurs flancs avec le fouet et ils se mirent en marche.
Nous pénétrâmes dans la zone noire, et ce fut comme si on entrait dans une bande d’actualités de la Seconde Guerre mondiale. Lointain et pourtant tout près, aride, morne, déprimant. Même les grincements du chariot et le bruit des sabots nous parvenaient étouffés, comme assourdis. Mes oreilles commencèrent à siffler légèrement mais avec insistance. Les herbes tentaculaires qui bordaient la route bougèrent sur notre passage, mais je me gardai de trop m’en approcher. Nous traversâmes plusieurs nappes de brouillard. Elles étaient inodores et pourtant chaque fois nous éprouvâmes des difficultés à respirer. Tandis que nous nous approchions du premier monticule, j’entrepris le décalage qui devait nous transporter en Ombre.
Nous contournâmes le monticule.
Rien.
Le paysage sombre et miasmatique n’avait pas changé.
La moutarde me monta au nez. Je reconstituai la Marelle de mémoire et la fixai, étincelante, dans mon imagination. J’essayai de nouveau d’effectuer le décalage.
Instantanément, j’eus mal à la tête. Une douleur fulgurante passa de mon front à l’arrière de mon crâne et resta là à pendouiller comme un fil électrique surchauffé. Mais cela ne fit que jeter de l’huile sur le feu de ma colère et me poussa à redoubler d’efforts pour essayer de faire basculer la route noire dans le néant.
Autour de moi, le décor vacilla. La brume s’épaissit, déferla en volutes sur la route. Les contours s’estompèrent. Je secouai les rênes. Les chevaux hâtèrent le pas. Des élancements violents me trouaient le crâne comme si ma tête allait se disloquer.
Au lieu de ma tête, c’est tout le reste qui se disloqua…
Le sol trembla en se fissurant par endroits, mais il n’y avait pas que cela. Le décor tout entier sembla pris d’un tremblement convulsif, et il n’y avait pas que le sol qui se lézardait.
C’était comme si quelqu’un avait heurté le pied d’une table sur laquelle aurait reposé un puzzle assemblé. Des trous firent leur apparition dans le paysage : ici, une branche couverte de feuilles ; là, les reflets d’un plan d’eau, un coin de ciel bleu, un trou complètement noir, un vide blanc, la façade d’un immeuble en brique, des visages derrière une vitre, des flammes, un morceau de ciel étoilé…
Les chevaux avaient commencé à galoper, et je me retenais pour ne pas hurler de douleur.
Une vague de bruits confus et indistincts — d’origine animale, mécanique, humaine — déferla sur nous. Je crus entendre jurer Ganelon, mais n’en étais pas sûr.
Je crus que j’allais défaillir de douleur, mais ma fureur et mon obstination étaient telles que j’avais pris le parti de ne pas m’arrêter avant. Je continuai à me concentrer sur la Marelle comme un condamné invoquant son Dieu et m’opposai de toute ma volonté à l’existence de la route noire.
L’instant d’après la pression avait cessé et les chevaux emballés nous entraînaient à une allure folle jusque dans un pré verdoyant. Ganelon fit mine de saisir les rênes, mais je les tirai moi-même et parvins à apaiser les chevaux et à les faire s’arrêter.
Nous avions traversé la route noire.
Je me retournai aussitôt pour regarder dans la direction d’où nous venions. Le paysage derrière nous était flou et ondoyant comme un objet qu’on regarde à travers de l’eau trouble. En revanche, la trajectoire que nous avions empruntée en le traversant ressortait avec netteté, comme un pont ou un barrage, et elle était bordée de vert.
— C’était pire que le voyage que nous avons fait quand vous m’avez exilé, dit Ganelon.
— Je le pense aussi, dis-je.
Je réussis à calmer les chevaux et à les persuader de regagner le chemin de terre pour que nous puissions continuer notre route.
Le monde était plus souriant ici, et nous ne tardâmes pas à traverser une forêt de sapins. Ils remplissaient l’air de leur parfum. Des écureuils et des oiseaux passaient de branche en branche. La terre était plus noire, plus riche. Nous semblions avoir gagné en altitude depuis la traversée de la route noire. J’étais content d’avoir réussi à nous décaler — et de surcroît, dans la direction désirée.
Notre chemin tourna, revint un moment en arrière, se redressa. De temps à autre on entr’apercevait la route noire, assez près sur notre droite. Elle était encore plus ou moins parallèle à notre propre chemin. La « chose » coupait manifestement à travers Ombre. D’après ce que nous pouvions voir, elle était redevenue normale, c’est-à-dire aussi sinistre qu’auparavant.
Mon mal de tête se dissipa et je me sentis le cœur un peu plus léger. Un peu plus haut nous découvrîmes un agréable panorama vallonné et boisé qui me rappela certaines parties de la Pennsylvanie que j’avais traversées en voiture quelques années auparavant.
Je m’étirai, puis demandai :
— Comment vont vos jambes ?
— Mieux, dit Ganelon en se retournant sur son siège. Je peux voir très loin, Corwin…
— Oui ?
— J’aperçois un cavalier qui arrive au triple galop.
Je me levai et me retournai. Je crois avoir gémi en me laissant retomber sur le siège et en faisant claquer les rênes.
Il était encore trop loin pour que je puisse en être sûr — de l’autre côté de la route noire. Mais qui d’autre pouvait nous poursuivre à une telle allure sur cette route ?
Je laissai échapper un juron.
Nous approchions du sommet de la colline. Je me tournai vers Ganelon et dis :
— Préparez-vous à une nouvelle descente aux enfers.
— C’est Benedict ?
— Je crois bien. On a perdu trop de temps avec toutes ces histoires. Il peut se déplacer incroyablement vite tout seul — surtout à travers Ombre.
— Vous croyez qu’on pourra encore le semer ?
— C’est ce qu’on va voir, dis-je. On va être très vite fixés.
Je fis claquer ma langue et secouai de nouveau les rênes. Nous atteignîmes la crête et un souffle d’air glacial nous enveloppa. La route devint horizontale, et l’ombre d’un gros rocher sur notre gauche obscurcit le ciel. Lorsque nous l’eûmes contourné, l’obscurité demeura et des flocons de neige à structure délicate nous cinglèrent les mains et le visage.
Quelques instants plus tard, nous descendions de nouveau, et la chute de neige se transforma en un blizzard aveuglant. Le vent hurlait à nos oreilles tandis que le chariot gémissait et dérapait dans la neige. Je nous remis bien vite à l’horizontale. Nous étions entourés de congères et la route était blanche. On voyait notre haleine et une fine couche de glace faisait luire les arbres et les rochers.
Du mouvement et une confusion momentanée des sens. Voilà ce qu’il fallait…
Nous foncions droit devant nous, et le vent giflait, mordait, hurlait. Des congères commencèrent à s’accumuler sur la route.
Au détour d’une courbe, nous sortîmes du blizzard. Le monde était encore nappé de neige et de temps à autre un flocon isolé tombait en tournoyant, mais le soleil troua les nuages, inondant la terre de lumière, et nous amorçâmes une nouvelle descente…
… Traversâmes une nappe de brouillard et débouchâmes sur un plateau rocailleux et désolé, au relief accidenté, mais dénué de neige…
… Nous tournâmes à droite, retrouvâmes le soleil, suivîmes un chemin qui serpentait dans une plaine entre des grands menhirs de pierre gris-bleu toute lisse…
… Suivis de loin par la route noire, sur notre droite.
Des vagues de chaleur nous enveloppèrent et la terre se mit à fumer. Des bulles éclataient dans des marmites en pierre pleines de boue effervescente, exhalant une odeur pestilentielle qui empoisonnait l’air moite. Des mares peu profondes s’étalaient comme des poignées de vieilles pièces en bronze.
Les chevaux galopaient à présent, à moitié fous de peur, tandis que des geysers faisaient irruption de part et d’autre du chemin. Des rideaux fumants d’eau bouillante inondaient la route, nous manquant de peu. Le ciel était une feuille de cuivre et le soleil une pomme sure. Le vent soufflait comme un chien ayant mauvaise haleine.
Le sol trembla, et loin sur notre gauche, le sommet d’une montagne sauta comme un bouchon de champagne, suivi par une mousse de feu. Une déflagration fracassante nous assourdit momentanément tandis que des ondes de choc nous martelaient le corps. Le chariot oscilla sous l’impact.
Le sol continua à trembler et le vent redoubla de fureur tandis que nous foncions vers une série de collines aux sommets noirs. Nous quittâmes la route quand elle tourna dans la mauvaise direction et nous dirigeâmes, sautant et cahotant, à travers champs. Les collines grossissaient à vue d’œil, en dansant dans l’air trouble.
Je sentis la main de Ganelon sur mon bras et me tournai vers lui. Il criait quelque chose mais je ne l’entendais pas. Il fit alors un geste dans la direction d’où nous venions et je me retournai. Je ne vis rien que je ne m’attendais à voir. L’air était turbulent et rempli de poussière, de cendre et de débris de toutes sortes. Je haussai les épaules et consacrai de nouveau toute mon attention aux collines.
Une tache noire apparut au pied de la colline la plus proche. Je mis le cap dessus.
Elle grossit à vue d’œil tandis que nous arrivions à une nouvelle déclivité : l’entrée d’une énorme caverne, devant laquelle une pluie régulière de gravats et de poussière faisait office de rideau.
Je fis claquer le fouet et nous parcourûmes ventre à terre les cinq ou six cents derniers mètres avant de nous engouffrer dedans.
J’obligeai aussitôt les chevaux à ralentir et finis par les mettre au pas.
Le sol descendait toujours en pente douce ; il y eut un tournant et nous débouchâmes dans une grotte de dimensions imposantes. De la lumière filtrait de trous dans la voûte, mouchetant des stalagmites et des bassins d’eau verte et frémissante. Le sol continuait à trembler, et je m’aperçus que mon ouïe s’était améliorée quelque peu lorsque j’entendis le bruit cristallin que fit une grosse stalactite en se brisant sur le sol de la grotte.
Nous traversâmes un gouffre noir et béant grâce à un pont qui devait être en calcaire et qui se désagrégea derrière nous avant de disparaître.
Des cailloux, et parfois de gros rochers, tombaient de la voûte. Des plaques de lichen vert et rouge luisaient dans les recoins et les fissures, des strates de minéraux étincelaient dans la pénombre, de gros cristaux et de larges fleurs de pierre pâle accentuaient la beauté moite et vaguement surnaturelle du lieu. Nous traversâmes des grottes qui se suivaient comme des bulles et longeâmes un torrent écumant jusqu’à ce qu’il disparaisse dans un trou noir.
Une longue galerie en spirale commença à nous ramener vers la surface, et j’entendis la voix de Ganelon, déformée par l’écho, qui disait :
— J’avais cru voir quelque chose bouger — là-bas — au sommet de la montagne — ç’aurait pu être un cavalier.
Nous pénétrâmes dans une salle mieux éclairée.
— Si c’était Benedict, il va avoir du mal à nous suivre, criai-je tandis que derrière nous des morceaux de la voûte s’écroulaient avec un bruit sourd en faisant vibrer le sol.
Nous poursuivîmes notre ascension, et bientôt des ouvertures apparurent au-dessus de nous, laissant apercevoir des morceaux de ciel bleu. Les bruits de sabots et les grincements du fourgon revinrent à un volume presque normal et commencèrent à se distinguer de leurs propres échos. Les vibrations du sol cessèrent, de petits oiseaux virevoltèrent au-dessus de nos têtes et la lumière devint plus vive.
Un dernier virage, et la sortie : une ouverture large et basse qui débouchait sur la lumière du jour. Nous dûmes baisser la tête pour passer sous le linteau dentelé.
Nous escaladâmes en cahotant une corniche en pierre moussue et découvrîmes un lit de gravier qui descendait à flanc de coteau comme l’andain d’une faux et disparaissait en contrebas parmi des arbres gigantesques. Je fis claquer ma langue pour faire avancer les chevaux.
— Ils sont très fatigués, fit remarquer Ganelon.
— Je sais. Bientôt ils se reposeront, d’une façon ou d’une autre.
Le gravier crissa sous les roues du chariot. Je humai avec délices l’odeur des arbres.
— Vous avez remarqué ? Là-bas, sur notre droite ?
— Quoi donc ? dis-je en tournant la tête dans cette direction, puis : Ah !
L’infernale route noire était là, fidèle au poste, à un ou deux kilomètres de distance.
— Je me demande combien d’ombres elle traverse comme ça, dis-je d’un air rêveur.
— On dirait qu’elle les traverse toutes, suggéra Ganelon.
Je secouai lentement la tête.
— J’espère bien que non, dis-je.
Nous continuâmes à descendre, sous un ciel bleu et un soleil d’or qui cheminait vers l’ouest, de façon normale.
— J’avais presque peur de sortir de cette grotte, dit Ganelon, sans savoir sur quoi on allait tomber.
— Les chevaux étaient à bout de nerfs. Il leur fallait un peu de calme. Si c’est bien Benedict que nous avons vu, il a intérêt à avoir un cheval en pleine forme. On ne peut pas dire qu’il ménageait sa monture. Et en plus, l’obliger à se taper tout ça… Je pense qu’il aura fait demi-tour.
— Son cheval est peut-être habitué, dit Ganelon tandis qu’une courbe de la route ôtait l’entrée de la grotte de notre champ de vision.
— C’est évidemment une possibilité, dis-je.
Je repensai à Dara, et me demandai ce qu’elle était en train de faire à cet instant.
Nous perdions régulièrement de l’altitude tout en nous décalant lentement et imperceptiblement. Notre piste ne cessait de glisser insensiblement vers la droite, et je jurai quand je compris que nous nous rapprochions de la route noire.
— Crénom ! Ce truc est aussi obstiné qu’un démarcheur en assurances ! dis-je, sentant ma colère virer à la haine. Quand j’aurai le temps, je le détruirai pour de bon !
Ganelon ne répondit pas. Il buvait de l’eau à longs traits. Il me passa la bouteille, et j’en fis autant.
Finalement, le terrain devint plus ou moins plat, et le chemin continua à tourner et à serpenter sous le moindre prétexte. Cela permettait aux chevaux de prendre leur temps et retarderait un poursuivant éventuel.
Environ une heure plus tard, je commençai à me sentir en sécurité et nous nous arrêtâmes pour manger un morceau. Nous avions presque fini notre repas quand Ganelon, qui n’avait pas quitté la colline des yeux, se leva et mit une main en visière sur son front.
— Non, dis-je en bondissant sur mes pieds. Dites-moi que j’ai la berlue !
Un cavalier solitaire venait de surgir de la grotte. Je le vis marquer un temps d’arrêt, puis emprunter le chemin en gravier.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Ganelon.
— On remballe tout et on file. On peut au moins retarder l’inévitable. Il faut que j’aie le temps de réfléchir.
Nous nous remîmes en route, toujours à notre train de sénateur bien que mon cerveau fonctionnât à plein régime. Il devait y avoir un moyen de l’arrêter. De préférence sans le tuer.
Mais je n’en voyais aucun.
Exception faite de la route noire qui, de nouveau, se rapprochait, nous étions entrés dans un endroit idyllique, par un après-midi merveilleux. Cela aurait été dommage de le maculer de sang, surtout si ce devait être le mien. Même en le sachant obligé de manier l’épée de la main gauche, j’avais peur de lui. Ganelon ne me serait d’aucun secours. C’est à peine si Benedict le remarquerait.
J’effectuai un nouveau décalage comme nous abordions une courbe. Quelques instants plus tard, une vague odeur de brûlé parvint jusqu’à mes narines. Encore un léger décalage et le tour serait joué.
— Il arrive à fond de train ! annonça Ganelon. Je viens de le voir… Il y a de la fumée ! Des flammes ! La forêt est en feu !
J’éclatai de rire et me retournai. La moitié de la colline était cachée par la fumée et quelque chose d’orange filait d’arbre en arbre, rapide comme l’éclair, avec un crépitement qui parvint seulement à l’instant à mes oreilles. De leur propre accord, les chevaux forcèrent l’allure.
— Corwin ! C’est vous qui ?…
— Oui ! Si la pente avait été plus abrupte et s’il y avait eu moins d’arbres, j’aurais essayé une avalanche.
L’air se remplit momentanément d’oiseaux. Nous nous rapprochions de la bande noire. Firedrake hennit et secoua la tête. Il avait de l’écume sur les naseaux. Il voulut s’emballer, se cabra en pédalant des pattes de devant. Star prit peur et tira à droite. Je luttai un moment avec eux, réussis à les maîtriser, décidai de leur laisser un peu la bride sur le cou.
— Il est toujours derrière nous ! cria Ganelon.
Je proférai un juron et les chevaux filèrent ventre à terre. On se retrouva bientôt en train de longer la route noire. Nous avions abordé une longue ligne droite, et un regard en arrière m’informa que tout le flanc de la colline était la proie des flammes, et que la piste la traversait comme une méchante cicatrice. C’est alors que j’aperçus le cavalier. Il était déjà à mi-côte et filait comme s’il disputait le Derby du Kentucky. Dieu ! quel cheval il devait avoir ! Je me demandai dans quelle ombre il était allé le chercher.
Je tirai sur les rênes, d’abord lentement, puis plus fort, et réussis à faire ralentir nos chevaux. Nous n’étions plus qu’à une centaine de mètres de la route noire, et j’avais fait en sorte que l’écart se resserre un peu plus loin jusqu’à ne plus être que d’une dizaine de mètres. Je réussis à arrêter les chevaux à l’endroit en question, et ils restèrent là à frémir de tous leurs muscles. Je passai les rênes à Ganelon, sortis Grayswandir de son fourreau et descendis.
Pourquoi pas ? C’était un endroit plat et dégagé, et peut-être cette satanée bande de terrain noir, contrastant avec la végétation verdoyante qui l’entourait, avait-elle flatté quelque instinct morbide au fond de moi.
— Que fait-on ? demanda Ganelon.
— On n’arrivera pas à le semer, dis-je. S’il réussit à traverser le feu, il sera ici dans quelques minutes. Inutile de continuer à fuir. Je vais l’attendre ici.
Ganelon attacha les rênes à un montant du siège et fit mine d’empoigner son épée.
— Non, dis-je. Quoi qu’il arrive, vous ne pourrez rien y changer. Voici ce que vous devez faire : emmenez le chariot un peu plus loin et attendez-moi. Si tout se passe bien, nous repartirons sous peu. Si ça tourne mal, rendez-vous immédiatement à Benedict. C’est à moi qu’il en veut, et il sera le seul capable de vous ramener en Avalon. Comme ça, vous pourrez au moins prendre votre retraite dans votre pays natal.
Il hésita.
— Allez ! Faites ce que je vous dis.
Il baissa les yeux et regarda le sol. Il prit les rênes. Il leva les yeux vers moi.
— Bonne chance, dit-il, et d’un mouvement du poignet il fit avancer les chevaux.
Je m’éloignai du chemin, me postai devant un petit bosquet et attendis. Je gardai Grayswandir à la main, jetai un coup d’œil à la route noire, puis maintins les yeux rivés à la piste.
Quelques instants plus tard, il apparut près du rideau de feu entouré de flammes et de fumée, évitant les branches enflammées qui tombaient en travers de son chemin. C’était bien Benedict, son visage en partie masqué, le moignon de son bras droit levé pour protéger ses yeux, surgissant du brasier comme je ne sais quel rescapé de l’enfer ; il traversa les dernières flammes dans une gerbe d’étincelles et de flammèches, déboucha à l’air libre et poursuivit son chemin ventre à terre.
J’entendis bientôt le bruit de ses sabots. Il serait peut-être plus courtois de rengainer mon épée en l’attendant. Mais si je le faisais, je risquais de ne plus jamais avoir l’occasion de la dégainer de nouveau.
Je me surpris à me demander comment Benedict porterait son épée, et quel genre d’arme ce serait. Lame droite ? Lame courbe ? Longue ? Courte ? Il les maniait toutes avec la même aisance. Il avait été mon maître d’armes…
Ce serait peut-être à la fois plus malin et plus courtois de remettre Grayswandir dans son fourreau. Il accepterait peut-être de parlementer d’abord — et avec ma lame nue j’avais une attitude provocatrice.
Mais comme le bruit des sabots se faisait plus fort, je me rendis compte que j’avais peur de la ranger.
Je ne m’essuyai la paume de la main qu’une seule fois avant de le voir apparaître. Il avait ralenti dans la courbe et dut m’apercevoir au moment même où je l’aperçus. Il chevaucha droit vers moi, en ralentissant. Mais il ne semblait pas vouloir s’arrêter tout de suite.
C’était presque une expérience mystique. Il n’y a pas d’autre façon de la décrire. Mon esprit se libéra des contraintes du temps, et ce fut comme si j’avais l’éternité devant moi pour méditer sur l’approche de cet homme qui était mon frère. Il avait des vêtements couverts de poussière, le visage noirci, et gesticulait comme un forcené avec le moignon de son bras droit. Sa monture était un grand animal rayé noir et rouge, avec une queue et une crinière écarlates. Mais c’était vraiment un cheval, un cheval qui roulait des yeux, écumait et haletait d’une façon pénible à entendre. Je remarquai qu’il portait son épée en bandoulière, car son manche dépassait nettement au-dessus de son épaule droite. Sans cesser de ralentir ni de me regarder fixement, il quitta la route en se dirigeant légèrement vers ma gauche, tira une fois sur la bride puis la relâcha en maîtrisant le cheval avec ses genoux. Sa main gauche monta comme pour me saluer, passa par-dessus sa tête et saisit le manche de son épée. Elle glissa de son fourreau sans un bruit, décrivit un arc de cercle magnifique au-dessus de lui et termina sa course dans une position d’attaque, à l’extrémité de son bras gauche tendu et légèrement penchée en arrière comme une aile d’acier terne bordée d’un tranchant effilé, qui brillait comme un filament chauffé à blanc. Le tableau qu’il formait resta gravé dans mon esprit avec une magnificence, une sorte de splendeur qui m’émouvaient étrangement. Son épée était longue et courbe comme un cimeterre. La dernière fois que je l’avais vu se servir de cette arme, nous étions alliés contre un ennemi commun que je commençais à croire imbattable. Cette nuit-là, Benedict avait prouvé qu’il n’en était rien. Maintenant que je la voyais levée contre moi, j’étais envahi par le sentiment de ma propre mortalité, sentiment que je n’avais jamais éprouvé avec une telle force jusqu’à ce jour. C’était comme si un voile avait été arraché au monde et que je voyais soudain, pour la première fois, la mort en face.
Le charme était rompu. Je reculai dans le bosquet. Je m’étais posté là pour pouvoir profiter des arbres. Je m’y enfonçai de quatre ou cinq mètres et fis deux pas sur la gauche. Au dernier moment, son cheval se cabra, hennit et s’ébroua, les naseaux frémissants. Il se mit de côté en faisant jaillir des mottes de terre. Le bras de Benedict bougea à la vitesse de l’éclair, comme la langue d’un crapaud, et sectionna net un arbrisseau de sept ou huit centimètres de diamètre. L’arbre resta debout un moment, puis s’effondra lentement.
Ses bottes résonnèrent sur le sol et il se dirigea vers moi. J’avais une autre raison pour m’être posté dans ce bosquet : je voulais qu’il vienne vers moi dans un endroit où une lame longue serait gênée par des troncs d’arbres et des branchages.
Mais tout en avançant, il fit aller et venir son épée, presque nonchalamment, fauchant les arbres autour de lui. Si seulement il n’était pas si diaboliquement compétent. Si seulement il n’était pas Benedict…
— Benedict, dis-je d’une voix normale, c’est une adulte maintenant, et elle est capable de prendre ses propres décisions.
Mais il ne parut pas m’avoir entendu. Il se contenta d’avancer en balançant sa longue épée de gauche à droite, de droite à gauche. Elle produisait un sifflement suraigu en coupant l’air, suivi d’un léger « toc ! » tandis qu’elle sectionnait encore un arbre, presque sans ralentir sa course.
Je levai Grayswandir et la dirigeai vers sa poitrine.
— N’avance plus, Benedict, dis-je. Je ne veux pas me battre en duel avec toi.
Il ramena son épée à une position d’attaque et lâcha un seul mot :
— Assassin !
Il donna un léger coup de poignet et mon épée fut presque simultanément écartée. Je parai la botte qui suivit et il balaya ma riposte et revint aussitôt à l’attaque.
Cette fois, je ne pris même pas la peine de riposter. Je me bornai à parer, puis reculai et me réfugiai derrière un arbre.
— Je ne comprends pas, dis-je en rabattant sa lame tandis qu’elle glissait le long du tronc à deux doigts de mon estomac. Je n’ai tué personne dernièrement. En tout cas pas en Avalon.
Encore un « toc ! » et l’arbre tombait sur moi. Je fis un bond de côté et reculai en multipliant les dégagements et les coups d’arrêt.
— Assassin ! répéta-t-il.
— Je ne sais pas de quoi tu veux parler, Benedict.
— Menteur !
Je décidai alors de lui tenir tête et de ne pas lâcher pied. Crénom ! C’était idiot de mourir pour une raison qui n’était même pas la bonne ! Je ripostai aussi vite que je le pouvais en cherchant des brèches dans sa défense. Il n’y en avait pas.
— Mais explique-toi, au moins ! criai-je. De grâce !
Mais il semblait avoir dépassé le stade des paroles. Il lança une nouvelle attaque et je dus reculer une fois de plus. C’était comme si j’essayais de me battre en duel avec un glacier. J’acquis la conviction à ce moment-là qu’il avait perdu la tête — non que cela me donnât le moindre avantage. Chez tout autre que lui, une telle folie destructrice aurait provoqué la perte d’une partie de ses moyens. Mais Benedict avait impitoyablement cultivé ses réflexes au cours des siècles, et j’étais sincèrement convaincu que l’ablation de son cerveau n’aurait pas modifié en quoi que ce fût la perfection de ses gestes.
Il m’obligeait à reculer régulièrement ; je me réfugiais derrière des arbres qu’il abattait aussitôt, avant de reprendre son offensive. Je commis l’erreur d’attaquer et bloquai ses contres à quelques centimètres à peine de mon cœur. Je dus lutter contre une première vague de panique lorsque je m’aperçus qu’il me repoussait jusqu’à la lisière du bosquet. Bientôt nous serions en terrain découvert, et il n’y aurait plus d’arbres pour le gêner.
Je concentrais toute mon attention sur lui, de sorte que ce qui arriva alors me surprit autant que Benedict.
Avec un cri guerrier, Ganelon jaillit de je ne sais où et ceintura Benedict, en bloquant son bras le long de son corps.
Même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu le tuer à cet instant car il ne m’en aurait pas laissé le temps. Il était trop rapide, et Ganelon ne se doutait pas de sa force prodigieuse.
Benedict se tordit vers la droite pour interposer Ganelon entre nous et dans le même mouvement ramena son moignon pour l’en frapper à la tempe gauche comme avec une matraque. Puis il libéra d’une secousse son bras gauche, attrapa Ganelon par la ceinture, le souleva à bout de bras et me le jeta littéralement à la tête. Tandis que je m’écartais pour l’éviter, Benedict récupéra son épée là où elle était tombée et revint à la charge. C’est à peine si j’eus le temps de voir que Ganelon avait atterri comme un sac de patates à quelque dix pas derrière moi.
Je parai et recommençai à battre en retraite. Je n’avais plus guère qu’un seul tour dans mon sac, et cela m’attristait de penser que si je ratais mon coup, Ambre serait privée de son souverain légitime.
Il est plus difficile de se battre contre un bon gaucher que contre un bon droitier, et cela contribuait à me rendre les choses plus ardues. Mais il me fallait me livrer à quelques expériences. Il y avait quelque chose que je voulais savoir à tout prix — même au prix de quelques risques.
Je fis un grand pas en arrière pour me mettre momentanément hors de sa portée, puis me penchai en avant et attaquai. C’était une manœuvre soigneusement calculée et exécutée très rapidement.
Un premier résultat inattendu — dû certainement en partie au moins à la chance — fut que je passai à travers sa défense tout en manquant mon but. L’espace d’une fraction de seconde, Grayswandir ricocha sur un de ses contres et lui entailla l’oreille gauche. Cela eut pour effet de le ralentir légèrement pendant quelques instants, mais pas assez pour faire une quelconque différence. À la limite, cela ne servit qu’à lui faire renforcer sa défense. Je poursuivis mon offensive, mais il n’y avait plus moyen de l’atteindre. Ce n’était qu’une petite coupure, mais le sang coulait jusqu’au lobe de son oreille et tombait goutte à goutte sur son épaule. Ç’aurait même pu avoir un effet néfaste sur ma concentration si j’avais fait plus que simplement en prendre note.
C’est alors que je me livrai à l’expérience tant redoutée, mais nécessaire. Je lui laissai une petite ouverture, l’espace d’un instant, en sachant qu’il s’y précipiterait pour essayer de m’atteindre au cœur.
C’est exactement ce qu’il fit, et je parai son estocade au dernier moment. Je n’aime guère penser à quel point il m’a manqué de peu à cet instant.
Je recommençai à céder du terrain et nous sortîmes du bosquet. Une parade, un pas en arrière. Je passai ainsi devant l’endroit où Ganelon était prostré. Je reculai encore de cinq mètres en me battant de façon classique, défensive.
Puis je laissai une nouvelle ouverture à Benedict.
Il s’y rua comme la première fois, et je réussis de nouveau à bloquer son attaque. Il me harcela alors encore plus frénétiquement et me repoussa jusqu’à la limite de la route noire. Une fois arrivé là, je refusai de lâcher pied, et, au lieu de reculer, me déplaçai latéralement jusqu’à l’endroit que j’avais choisi. Il me fallait tenir bon quelques instants encore, pour le préparer…
Je passai un sale moment, mais tins bon et bandai tous mes muscles.
Enfin je lui laissai la même petite ouverture qu’avant.
Je savais qu’il attaquerait comme les deux premières fois ; ma jambe droite était derrière ma gauche et je me redressai en même temps que lui. Je contrai à peine son estocade et fis un bond en arrière jusque sur la route noire tout en tendant le bras aussi loin que possible pour le décourager de tenter une balaestra.
Et c’est alors qu’il fit ce que j’escomptais. Il écarta mon épée d’un revers de la sienne et avança normalement quand je me mis en quarte… ce qui l’obligea à marcher sur les touffes d’herbe par-dessus lesquelles j’avais sauté.
Je n’osai baisser les yeux tout d’abord. Je me contentai de tenir pied, histoire de donner une chance à la flore.
Cela ne prit que quelques instants. Benedict s’aperçut que quelque chose clochait dès qu’il essaya de nouveau de bouger. La stupeur, puis l’effort se lirent tour à tour sur son visage. Je le tenais.
Je ne pensais pas, cependant, que l’herbe pourrait l’immobiliser longtemps, et passai donc aussitôt à l’action.
Je passai sur sa droite, hors d’atteinte de son épée, puis bondis de nouveau par-dessus l’herbe pour quitter la route noire. Il essaya de se retourner, mais elles s’étaient enroulées autour de ses jambes jusqu’à ses genoux. Il vacilla, mais finit par retrouver son équilibre.
Je passai derrière lui, sur sa droite. Une seule estocade, et c’était un homme mort, mais évidemment je n’avais plus aucune raison de le faire.
Il passa son bras valide par-dessus son épaule et tourna la tête en pointant son arme vers moi. Il commença à libérer sa jambe gauche.
Mais je feintai sur sa droite et quand il voulut parer mon coup je le frappai sur la nuque du plat de Grayswandir.
Cela le sonna, et j’en profitai pour m’approcher et lui donner un coup de poing dans le rein. Il se courba légèrement ; je lui bloquai le bras et le frappai derechef sur la nuque, mais du poing, cette fois, et fort. Il perdit connaissance et tomba de tout son long. Je lui pris son épée et la jetai de côté. Le sang de sa blessure coulait sur son cou comme quelque boucle d’oreille exotique.
Je posai Grayswandir, saisis Benedict sous les aisselles et le tirai. Les herbes tentaculaires résistèrent farouchement, mais je réussis finalement à l’arracher à leur étreinte.
Ganelon avait eu le temps de reprendre ses esprits. Il s’approcha en boitillant et contempla Benedict.
— Quel type ! dit-il. Quel type !… qu’allons-nous faire de lui ?
Je le ramassai, le mis en travers de mes épaules et me levai.
— Le ramener illico au chariot. Prenez les épées, voulez-vous ?
— D’accord.
Je regagnai la route et Benedict resta dans le cirage, ce qui ne pouvait mieux tomber étant donné que je voulais éviter de le frapper de nouveau si c’était possible. Je le déposai au pied d’un gros arbre au bord de la route, près du fourgon.
Je rengainai nos épées quand Ganelon me rejoignit, puis lui demandai d’ôter les cordes de certaines des caisses. Pendant qu’il suivait mes instructions, je fouillai Benedict et trouvai ce que je cherchais.
Puis je le ligotai à l’arbre pendant que Ganelon allait chercher son cheval. J’attachai celui-ci à un buisson tout proche et y accrochai également son épée.
Je montai enfin sur le siège du fourgon et Ganelon s’approcha.
— Vous allez le laisser là ? demanda-t-il.
— Pour le moment.
Nous nous remîmes en route. Je ne me retournai pas, mais Ganelon, lui, se retourna.
— Il n’a pas encore bougé, annonça-t-il. Puis il ajouta : Personne ne m’a encore ramassé et balancé comme ça. Et d’une seule main, en plus.
— C’est pour ça que je vous ai dit de rester dans le chariot et de ne pas lui résister s’il avait le dessus.
— Qu’est-ce qu’il va devenir, maintenant ?
— Je ferai en sorte qu’on s’occupe de lui, bientôt.
— Il ne lui arrivera pas de mal ?
Je secouai la tête.
— Bon.
Au bout d’environ trois kilomètres, je fis arrêter les chevaux. Je descendis.
— Ne vous laissez pas impressionner par ce qui va se passer, dis-je. Je vais prendre des dispositions pour Benedict.
Je m’éloignai un peu de la route et trouvai un coin d’ombre, puis sortis le jeu d’Atouts que j’avais trouvé sur Benedict. Je les passai en revue, trouvai la carte de Gérard et la séparai du jeu, puis remis celui-ci dans le petit coffret en bois garni de soie et incrusté d’ivoire dans lequel Benedict les rangeait.
Je tins l’Atout de Gérard devant moi et le regardai fixement.
Au bout d’un moment, il devint chaud, réel, sembla remuer. Je sentis la présence de Gérard lui-même. Il était en Ambre. Il marchait dans une rue que je connaissais bien. Il me ressemble beaucoup, mais en plus massif, en plus lourd. Je remarquai qu’il portait toujours la barbe.
Il s’arrêta et me dévisagea.
— Corwin !
— Eh oui, Gérard. Tu as l’air en pleine forme.
— Tes yeux ! Tu as retrouvé la vue ?
— Oui, je vois de nouveau parfaitement.
— Où es-tu ?
— Viens vers moi, je te montrerai.
Son regard se fit plus acéré.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir faire une chose pareille, Corwin. J’ai pris des engagements…
— C’est pour Benedict, dis-je. Tu es le seul qui puisse l’aider sans arrière-pensée.
— Benedict ? Il a des ennuis ?
— Oui.
— Alors pourquoi ne m’appelle-t-il pas lui-même ?
— Il n’en a pas la possibilité. On lui a enlevé sa liberté d’action.
— Pourquoi cela ? Qui ?
— C’est une histoire trop longue et trop compliquée pour que je te la raconte maintenant ? Crois-moi, il a besoin de toi, et tout de suite.
Il se mordilla la barbe.
— Et tu ne peux pas le tirer d’affaire tout seul ?
— Absolument pas.
— Et tu penses que je le peux ?
— Je sais que tu le peux.
Il fit jouer son épée dans son fourreau.
— Tu ne me tendrais pas un piège, tout de même, Corwin.
— Bien sûr que non. Avec tout le temps que j’ai eu pour réfléchir, j’aurais trouvé quelque chose d’un peu plus subtil.
Il soupira. Puis il hocha la tête.
— D’accord. Je te rejoins.
— Je t’attends.
Il resta un instant immobile, puis fit un pas en avant.
Il était à mes côtés. Il tendit la main et la posa sur mon épaule. Il sourit.
— Corwin, dit-il. Je suis content que tes yeux aient repoussé.
Je détournai mon regard.
— Et moi donc. Et moi donc.
— Qui est-ce, là, dans le chariot ?
— Un ami. Il s’appelle Ganelon.
— Où est Benedict ? Quel est le problème ?
Je fis un geste de la main.
— Là-bas. À environ trois kilomètres d’ici. Il est attaché à un arbre. Son cheval est à côté de lui.
— Alors que fais-tu ici ?
— Je fuis.
— Tu fuis quoi ?
— Benedict. C’est moi qui l’ai ligoté.
Il fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas…
Je secouai la tête.
— Il y a un malentendu entre nous. Je n’ai pas pu le raisonner et on s’est battus. Je l’ai assommé et ligoté. Je ne peux pas le libérer, sinon il m’attaquerait de nouveau. Mais je ne peux pas non plus le laisser comme ça. Il pourrait lui arriver quelque chose avant qu’il ne puisse se libérer. C’est pour ça que je t’ai appelé. S’il te plaît, libère-le et ramène-le chez lui.
— Et qu’est-ce que tu seras en train de faire pendant ce temps ?
— De me tirer d’ici aussi vite que possible et de me perdre en Ombre. Tu nous rendras à tous les deux un fier service en l’empêchant de se lancer de nouveau à ma poursuite. Je ne veux pas avoir à l’affronter une seconde fois.
— Je vois. Et maintenant, si tu me disais ce qui s’est passé ?
— Je ne sais pas exactement. Il m’a traité d’assassin. Je te donne ma parole que je n’ai tué personne pendant mon séjour en Avalon. Dis-le-lui, veux-tu ? Je n’ai aucune raison de te mentir, et je te jure que c’est vrai. Il y aura peut-être autre chose qui l’aura perturbé. S’il y fait allusion, dis-lui qu’il lui faudra s’en remettre à l’explication de Dara.
— Et quelle est-elle ?
Je haussai les épaules.
— Tu le sauras s’il en parle. S’il n’en parle pas, laisse tomber.
— Dara, dis-tu ?
— Oui.
— Très bien. Je ferai ce que tu me demandes… Et maintenant, si tu m’expliquais comment tu t’y es pris pour t’échapper d’Ambre ?
Je souris.
— Simple curiosité ? Ou penses-tu que tu auras peut-être à te servir du tuyau un jour ?
Il rit dans sa barbe.
— Ça me paraissait le genre d’information qu’il est toujours utile d’avoir.
— Je regrette, cher frère, que le monde ne soit pas encore prêt à en prendre connaissance. Si je devais le dire à quelqu’un, ce serait à toi — mais cela ne te serait d’aucune utilité, alors qu’en m’en réservant l’exclusivité, je me garde un atout pour l’avenir.
— En d’autres termes, tu as un moyen à toi d’entrer en Ambre et d’en sortir. Quels projets caresses-tu, Corwin ?
— À ton avis ?…
— La réponse est évidente. Mais mes sentiments sur la question sont mitigés.
— Si tu m’en parlais ?
Il désigna la portion de route noire qui était visible d’où nous nous tenions.
— Cette « chose », dit-il, elle va jusqu’au pied du Kolvir à présent. Toutes sortes de menaces empruntent cette route pour venir attaquer Ambre. Nous nous défendons, nous sommes toujours victorieux. Mais les attaques se font plus violentes et plus fréquentes. Le moment serait mal choisi pour tenter quelque chose, Corwin.
— Ou peut-être serait-il parfaitement choisi, dis-je.
— Pour toi, peut-être, mais pas nécessairement pour Ambre.
— Comment se débrouille Éric avec tout ça ?
— Bien. Comme je te l’ai déjà dit, nous avons toujours été victorieux.
— Je ne parle pas des attaques — je parle du problème pris dans son ensemble, de ses causes.
— J’ai personnellement parcouru un long chemin sur la route noire.
— Et alors ?
— Alors je n’ai pu arriver jusqu’au bout. Tu sais comment les ombres deviennent de plus en plus étranges et sauvages au fur et à mesure qu’on s’éloigne d’Ambre ?
— Oui.
— … Jusqu’à ce que l’esprit lui-même s’égare et sombre dans la folie ?
— Oui.
— … Et comment au-delà de tout ça il y a les Cours du Chaos. La route continue, Corwin. Je suis convaincu qu’elle va jusqu’au bout.
— C’est bien ce que je craignais, dis-je.
— C’est pourquoi, quelle que soit ma position à ton égard, je ne puis te recommander d’agir à un moment pareil. La sécurité d’Ambre doit primer sur tout.
— Je vois. Dans ce cas, nous n’avons plus grand-chose à nous dire pour le moment.
— Et tes projets ?
— Puisque tu ne les connais pas, ça ne t’avancera guère de savoir qu’ils sont inchangés. Mais ils sont inchangés.
— Je ne sais pas s’il faut te souhaiter bonne chance, mais je te souhaite bonne santé. Je suis content que tu aies recouvré la vue.
Il me serra la main.
— Il vaut mieux que j’aille voir Benedict à présent. J’ai cru comprendre qu’il n’était pas grièvement blessé ?
— Pas par moi, en tout cas. Je n’ai fait que le frapper deux ou trois fois. N’oublie pas de lui transmettre mon message.
— Je n’oublierai pas.
— Et ramène-le en Avalon.
— Alors au revoir, Gérard, et à bientôt.
— Au revoir, Corwin.
Il tourna les talons et se mit en marche. Je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu de mon champ de vision, puis remontai dans le chariot. Je remis alors son Atout dans le jeu et poursuivis ma route vers Anvers.