Ganelon et moi quittâmes la Suisse à bord de deux camions. Nous les avions convoyés depuis la Belgique, où j’avais chargé les fusils dans le mien. À cinq kilos l’un, les trois cents que j’avais commandés pesaient en tout une tonne et demie, ce qui n’était pas trop mal. Une fois les munitions à bord, il nous restait encore plein de place pour du carburant et d’autres fournitures. Naturellement, nous avions pris un raccourci par Ombre pour éviter les gens qui attendent aux frontières et s’amusent à retarder les voyageurs. Nous partîmes par le même moyen. Je pris la tête du convoi afin, pour ainsi dire, d’ouvrir la voie.
Je nous fis passer par un pays de collines sombres et de villages étroits où les véhicules que nous rencontrions étaient tous tirés par des chevaux. Lorsque le ciel tourna au jaune citron, les bêtes de somme arborèrent rayures et plumages. Nous cheminâmes des heures durant pour tomber finalement sur la route noire, que nous longeâmes quelque temps avant de repartir dans une autre direction. Les cieux subirent mille transformations, et les contours du paysage fondirent et se mélangèrent, passant de collines à plaines puis de nouveau à collines. Nous nous traînâmes le long de routes défoncées et dérapâmes sur des étendues aussi lisses et aussi dures que du verre. Roulant au pas, nous empruntâmes une route qui serpentait à flanc de montagne et contournâmes une mer couleur bordeaux. Nous traversâmes des orages et des nappes de brouillard.
Il me fallut une demi-journée pour les retrouver, eux ou une ombre si proche d’eux qu’il n’y avait aucune différence. Oui, ceux-là mêmes que j’avais déjà exploités jadis. C’étaient des gars petits, très poilus, très bruns, avec de longues incisives et des griffes rétractiles. Mais la conformation de leur main leur permettait d’appuyer sur une détente, et ils me vouaient un véritable culte. Ils m’accueillirent avec des explosions de joie. Peu leur importait que, cinq ans plus tôt, j’eusse envoyé la crème de leur population masculine se faire massacrer dans un pays étrange. On ne critique pas un dieu. On l’aime, on l’honore, on lui obéit. Ils furent très déçus d’apprendre qu’il ne me fallait que quelques centaines d’entre eux, et je dus refuser des milliers de volontaires. Cette fois, la moralité de la chose ne me posa aucun problème de conscience. Sans doute pouvait-on arguer qu’en enrôlant ce groupe je m’assurais que les autres n’étaient pas morts en vain. Évidemment, ce n’était pas comme ça que je voyais les choses, mais j’aime manier le sophisme à mes heures. Sans doute pourrais-je tout aussi bien les considérer comme des mercenaires à qui je verserais une solde spirituelle. Y a-t-il une grande différence entre celui qui se bat pour de l’argent et celui qui se bat pour une croyance ? J’étais en mesure de fournir l’un et l’autre quand j’avais besoin de troupes.
En fait, ceux-ci courraient relativement peu de risques, puisqu’ils seraient les seuls dans la place à disposer d’armes à feu. Toutefois, mes munitions étaient toujours inertes dans leur pays d’origine, et il nous fallut plusieurs jours de marche à travers Ombre pour atteindre un pays ressemblant suffisamment à Ambre pour qu’elles deviennent opérationnelles. Le seul ennui, c’était que les ombres obéissent à une loi de correspondances réciproques, de sorte que l’endroit en question était réellement fort proche d’Ambre. Je restai donc sur le qui-vive pendant toute la durée de leur entraînement. Il était peu probable qu’un frère mien choisisse ce moment pour faire irruption dans cette ombre, mais une coïncidence était toujours possible.
L’entraînement des troupes dura près de trois semaines avant que je ne me déclare satisfait. Enfin, par un matin clair et frais, nous rangeâmes notre matériel et nous enfonçâmes en Ombre, les troupes marchant en colonne derrière les camions. Les camions cesseraient de fonctionner lorsque nous nous approcherions d’Ambre — ils donnaient déjà des signes de faiblesse — mais autant les utiliser pour transporter le matériel aussi loin que possible.
Cette fois, je comptais entreprendre l’ascension du Kolvir par sa face nord, plutôt que par le côté mer, comme la dernière fois. Tous mes hommes avaient une idée assez précise de la topographie des lieux, et la disposition de mes sections de tirailleurs avait été déterminée et mise au point lors d’une attaque simulée.
Nous nous arrêtâmes pour déjeuner copieusement, puis poursuivîmes notre chemin à travers les ombres qui se décalaient imperceptiblement autour de nous. Le ciel devint d’un bleu sombre mais lumineux, le bleu du ciel d’Ambre. La terre était noire entre les rochers et le vert éclatant de l’herbe. Le feuillage des arbres et des buissons avait une sorte de luminescence moite. L’air était pur et parfumé.
Ce soir-là, nous atteignîmes les arbres énormes qui marquaient la lisière d’Arden. Nous bivouaquâmes là en postant de nombreuses sentinelles. Ganelon, vêtu maintenant d’un treillis et d’un béret, resta avec moi jusque tard dans la nuit à examiner les cartes que j’avais dessinées. Nous avions encore une soixantaine de kilomètres à parcourir avant d’atteindre les montagnes.
Les camions rendirent l’âme le lendemain dans l’après-midi. Ils subirent plusieurs transformations, calèrent de plus en plus souvent, et refusèrent finalement de repartir. Nous les précipitâmes dans un ravin et les camouflâmes avec des branchages. Je procédai à une distribution des munitions et des rations, après quoi nous nous remîmes en route.
Nous ne tardâmes pas à quitter la route en terre battue pour nous frayer un chemin à travers la forêt elle-même. Comme je la connaissais encore assez bien, cela ne me posait pas trop de problèmes d’orientation. Le sous-bois nous ralentit considérablement, bien sûr, mais les risques d’être surpris par une patrouille de Julian s’en trouvaient diminués. Les arbres étaient très grands, comme nous étions au cœur de la forêt d’Arden proprement dite, et la topographie des lieux me revenait au fur et à mesure que nous avancions.
Ce jour-là, nous ne rencontrâmes rien de plus menaçant que des renards, des cerfs, des lapins et des écureuils. Les parfums de la forêt, ses couleurs vert, or et marron, rappelaient des souvenirs de temps plus heureux. Juste avant le crépuscule, j’escaladai un des arbres géants et pus apercevoir au loin la chaîne de montagnes dont faisait partie le Kolvir. Un orage faisait rage autour de leurs sommets à cet instant, et des nuages bas en masquaient les parties supérieures.
Le lendemain nous tombâmes sur une des patrouilles de Julian. Je ne sais au juste lequel surprit l’autre, ou lequel fut le plus surpris. Mes hommes ouvrirent le feu presque immédiatement, et je dus crier à en perdre la voix pour les faire s’arrêter, tant ils étaient heureux de pouvoir essayer leurs armes sur des cibles vivantes. C’était une petite patrouille — une vingtaine d’hommes au total — et ils y passèrent tous. Il n’y eut qu’un blessé léger de notre côté — un de nos hommes qui en avait blessé accidentellement un autre, ou peut-être l’homme s’était-il blessé lui-même. Je n’ai jamais éclairci la question. Nous pressâmes le pas après cette escarmouche, car nous avions fait un potin de tous les diables et je n’avais aucune idée de la façon dont les forces ennemies étaient disposées dans la région.
Nous parcourûmes une distance considérable et gagnâmes de l’altitude avant la tombée de la nuit. Les montagnes étaient visibles chaque fois qu’on avait une vue dégagée. Les nuages noirs étaient encore agglutinés autour de leurs sommets. Le massacre de la journée avait mis mes hommes dans un état de surexcitation tel qu’ils mirent un long moment à s’endormir ce soir-là.
Le lendemain nous atteignîmes les contreforts, non sans avoir dû éviter deux autres patrouilles. Nous continuâmes à monter longtemps après la tombée de la nuit, car je voulais atteindre un endroit protégé que je connaissais. Nous campâmes quelques bons huit cents mètres plus haut que la nuit précédente. Nous étions entourés de nuages, mais il ne pleuvait pas malgré une tension atmosphérique du type qui précède généralement les orages. Je dormis mal cette nuit-là. Je rêvai de la tête de chat enflammée et de Lorraine.
Le lendemain matin, nous poursuivîmes notre chemin vers le sommet sous un ciel plombé et j’accélérai impitoyablement l’allure. Nous entendions des coups de tonnerre au loin, et il y avait de l’électricité dans l’air.
Vers le milieu de la matinée, tandis que je menais notre colonne le long d’un chemin sinueux et rocailleux, j’entendis un cri derrière moi, suivi de plusieurs salves de coups de feu. Je revins immédiatement sur mes pas.
Un petit groupe d’hommes, parmi lequel il y avait Ganelon, faisait cercle autour de quelque chose et parlait à mi-voix. Ils s’écartèrent pour me laisser passer.
Je ne pouvais en croire mes yeux. Autant que je me souvienne, jamais on n’avait vu ça près d’Ambre. Quatre mètres de long environ, avec cette terrible parodie de visage humain sur les épaules d’un lion, des ailes d’aigle repliées sur des flancs maintenant maculés de sang, une queue ressemblant à celle d’un scorpion, encore parcourue de mouvements convulsifs. J’avais entr’aperçu jadis des manticores dans les îles de l’extrême sud — c’étaient des créatures d’épouvante qui avaient toujours figuré en bonne place dans mon musée des horreurs personnel.
— Elle a coupé Rall en deux, elle a coupé Rall en deux, répétait un des hommes.
À une vingtaine de pas de là, je vis ce qui restait du pauvre Rall. Nous le recouvrîmes d’une bâche lestée avec des pierres. C’était à peu près tout ce qu’on pouvait faire. En tout état de cause, l’incident servit à rétablir chez mes hommes une circonspection qui leur faisait dangereusement défaut depuis leur victoire facile de la veille. Ils se remirent en route en silence, le doigt sur la détente de leurs armes.
— Sacrée créature, dit Ganelon. Elle a l’intelligence d’un homme ?
— Je ne sais pas vraiment.
— J’ai un pressentiment désagréable, Corwin. Comme si quelque chose de terrible était sur le point d’arriver. Je ne sais pas comment dire.
— Je sais.
— Vous l’avez aussi ?
— Oui.
Il hocha la tête.
— Peut-être que c’est l’orage, dit-il.
Il hocha de nouveau la tête, plus lentement.
Le ciel devenait plus sombre au fur et à mesure que nous montions, et les roulements de tonnerre se succédaient sans répit. Des éclairs de chaleur illuminaient le ciel à l’ouest, et les vents se faisaient plus violents. En levant les yeux, j’aperçus, autour des plus hauts sommets, de grosses masses de nuages sur lesquelles se découpaient en permanence des formes noires ressemblant à des oiseaux.
Nous rencontrâmes une deuxième manticore un peu plus tard, mais lui réglâmes son compte sans subir de pertes. Environ une heure plus tard, nous fûmes attaqués par une nuée de gros oiseaux au bec effilé comme un rasoir, d’un genre que je n’avais jamais vu auparavant. On réussit à les repousser, mais ce phénomène, ajouté aux autres, n’était pas fait pour me tranquilliser.
Nous poursuivîmes notre ascension en nous demandant quand l’orage allait éclater. Les vents redoublèrent de violence.
La lumière baissa, bien que le soleil ne se fût pas encore couché. L’air devenait de plus en plus brumeux au fur et à mesure que nous approchions des bancs de nuages. Une sensation de moiteur s’insinuait partout. Les rochers étaient devenus plus glissants. J’étais tenté de faire halte, mais nous étions encore assez loin du Kolvir et je ne voulais pas épuiser nos rations, que j’avais calculées au plus juste.
Nous parcourûmes encore quelque six kilomètres de distance et gagnâmes mille mètres en altitude avant d’être contraints de nous arrêter. L’obscurité était devenue totale, et seuls les éclairs intermittents nous permettaient de nous repérer. Nous bivouaquâmes en cercle sur une pente dure et nue, après avoir posté des sentinelles sur tout le pourtour. Le tonnerre nous accompagnait comme de longs accords de marche militaire. La température tomba en chute libre. Même si j’avais autorisé des feux de camp, nous n’aurions rien trouvé à brûler dans les environs. Nous nous préparâmes à passer une nuit noire, froide et humide.
Les manticores attaquèrent quelques heures plus tard, en silence et sans prévenir. Sept hommes trouvèrent la mort et nous tuâmes seize créatures. Je ne sais combien de celles-ci prirent la fuite. Je maudis Éric tout en pansant mes blessures, et me demandai dans quelle ombre il avait été chercher ces bêtes hideuses.
Pendant ce qu’il faut bien appeler le matin, nous parcourûmes encore sept ou huit kilomètres vers le Kolvir avant de bifurquer vers l’ouest. C’était l’une des trois routes possibles, et je l’avais toujours considérée comme la meilleure pour une attaque. Les oiseaux revinrent à la charge, à plusieurs reprises, plus nombreux et plus téméraires chaque fois. Il suffisait heureusement d’en abattre quelques-uns pour chasser la nuée tout entière.
Finalement, nous contournâmes la base d’une gigantesque falaise et suivîmes un chemin qui nous mena toujours plus haut, à travers le brouillard et le tonnerre, jusqu’à un endroit d’où nous découvrîmes un vaste panorama qui s’étendait sur des dizaines de kilomètres, avec la vallée de Garnath qui s’étalait en contrebas sur notre droite.
Je fis faire halte à la colonne et m’avançai pour observer le spectacle qui s’offrait à moi.
La dernière fois que j’avais vu cette vallée jadis si belle, elle avait été recouverte d’une jungle inextricable. À présent, c’était encore pis. La route noire la coupait en deux et allait jusqu’au pied du Kolvir, où elle s’arrêtait. Une bataille faisait rage dans la vallée. Des cavaliers se ruaient les uns sur les autres, s’accrochaient, rompaient le contact. Des formations compactes de fantassins avançaient, formaient une mêlée confuse, se repliaient. La foudre tombait sans arrêt parmi eux. Les oiseaux noirs survolaient la mêlée comme des cendres portées par le vent.
L’humidité recouvrait tout d’un manteau froid. Les montagnes se renvoyaient l’écho du tonnerre. Je regardai, perplexe, la bataille qui faisait rage en contrebas.
La distance était trop grande pour me permettre de distinguer les combattants. Je crus tout d’abord que quelqu’un d’autre avait entrepris la même chose que moi — que Bleys avait peut-être survécu et qu’il était revenu avec une nouvelle armée.
Mais non. Celle-ci était venue de l’ouest, en empruntant la route noire. Je vis alors que les oiseaux les accompagnaient, ainsi que des créatures bondissantes qui n’étaient ni des chevaux ni des hommes. Les manticores, peut-être.
La foudre tombait sur eux au fur et à mesure qu’ils arrivaient, brûlant, éparpillant, soufflant. En remarquant qu’elle ne tombait jamais sur les défenseurs, je compris qu’Éric avait apparemment réussi à contrôler, dans une certaine mesure, ce qui était connu sous le nom de Pierre du Jugement, grâce auquel Père avait exercé sa volonté sur les conditions météorologiques d’Ambre. Cinq ans plus tôt, Éric s’en était servi contre nous avec une efficacité considérable.
Ainsi les forces d’Ombre dont on m’avait tant parlé étaient encore plus puissantes que je ne l’avais pensé. J’avais imaginé des opérations de guérilla, mais pas une bataille rangée au pied du Kolvir. Je regardai les masses confuses qui grouillaient dans le noir. La route semblait presque se tordre sous l’effet de l’activité qui y régnait.
Ganelon vint se poster à côté de moi. Il resta silencieux un long moment.
Je ne voulais pas qu’il me le demande, mais je me sentais impuissant à lui dire autrement qu’en réponse à une question.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait, Corwin ?
— Nous devons accélérer l’allure, dis-je. Je veux être en Ambre ce soir.
Nous nous remîmes en marche. Pendant quelque temps, on progressa avec plus de facilité. L’orage sans pluie continua, ses éclairs et ses coups de tonnerre gagnant chaque fois en luminosité et en volume. Un crépuscule permanent s’était installé sur les montagnes.
Lorsqu’un peu plus tard, cet après-midi-là, on arriva à un endroit apparemment sûr — un endroit situé à sept ou huit kilomètres à l’intérieur de la frontière nord d’Ambre —, j’ordonnai une nouvelle halte afin que nous puissions nous reposer et prendre un dernier repas. Comme nous devions hurler rien que pour communiquer entre nous, je ne pouvais prendre la parole pour m’adresser à mes hommes. Je fis simplement passer le mot comme quoi nous touchions au but et qu’il fallait redoubler de vigilance.
Je pris mes rations et partis en éclaireur tandis que les autres se reposaient. Un kilomètre et demi plus loin, j’escaladai une pente abrupte et m’arrêtai lorsque j’atteignis le sommet. Une bataille faisait rage un peu plus loin.
Je me cachai et observai la scène. Une force d’Ambre repoussait les assauts d’attaquants qui devaient soit nous avoir précédés de peu sur le chemin du sommet, soit être arrivés par d’autres moyens. Je penchais pour cette dernière hypothèse, étant donné que nous n’avions rencontré aucune trace de passage récent. L’affrontement expliquait pourquoi, en montant, nous avions eu la chance de ne pas rencontrer de patrouilles défensives.
Je me rapprochai du théâtre des opérations. Bien que les attaquants eussent pu monter par l’une des deux autres routes, je m’aperçus vite que ce n’était pas le cas. Ils arrivaient par milliers, et c’était un spectacle de cauchemar, car ils venaient du ciel.
Ils descendaient de l’ouest par vagues, comme des tourbillons de feuilles mortes charriées par le vent. Le mouvement aérien que j’avais repéré de loin n’avait rien à voir avec les volatiles belliqueux qui s’en étaient pris à nous. Les attaquants arrivaient juchés sur le dos d’espèces de dragons ailés à deux pattes qui ne ressemblaient à rien de connu si ce n’est au dragon héraldique. Je n’en avais jamais vu ailleurs que sur des blasons, mais il faut dire que je n’avais jamais particulièrement cherché à en rencontrer en chair et en os.
Parmi les défenseurs il y avait beaucoup d’archers, et c’est par centaines qu’ils tuaient les attaquants en vol. Des trombes de feu s’abattaient également parmi ceux-ci, et chaque éclair précipitait des dizaines de cadavres calcinés vers le sol. Mais rien n’endiguait le flot des attaquants, qui se posaient de façon que l’homme et la monture puissent tous deux se lancer à l’assaut des forces défendant la position. Je cherchai des yeux et finis par repérer la lueur palpitante qui émane de la Pierre du Jugement lorsqu’elle fonctionne. Elle venait du milieu du plus gros corps de défenseurs qui était terré à la base d’une haute falaise.
J’écarquillai les yeux pour essayer d’apercevoir celui qui portait le bijou. Oui, il n’y avait pas de doute. C’était Éric.
Je me rapprochai encore plus, en rampant cette fois. Je vis le chef du corps de défenseurs le plus proche décapiter un dragon, qui venait de se poser, d’un seul revers de son épée. De la main gauche, il saisit le cavalier par son harnais et le projeta dix mètres plus loin, par-delà le rebord du petit plateau où se déroulaient les combats. Je reconnus Gérard lorsqu’il se retourna pour crier un ordre. Il paraissait mener une contre-offensive destinée à prendre de flanc le gros des troupes ennemies qui attaquaient les forces d’Ambre massées au pied de la falaise. Du côté opposé de la mêlée, un détachement identique se livrait à la même manœuvre. Un autre de mes frères ?
Je me demandai depuis combien de temps duraient les deux batailles — celle de la vallée et celle-ci. Depuis assez longtemps, sans doute, à en juger d’après la durée de l’orage artificiel.
Je me déplaçai vers la droite et scrutai la vallée qui s’étalait vers l’ouest. La bataille de Garnath faisait toujours rage. Il était impossible à cette distance de distinguer les attaquants des défenseurs, et encore moins de voir qui avait le dessus. En revanche, je remarquai que de nouvelles forces arrivaient de l’ouest pour prêter main-forte aux attaquants.
Je ne savais trop quelle ligne de conduite adopter. Je ne pouvais manifestement pas attaquer Éric alors qu’il était occupé à faire quelque chose d’aussi capital que défendre Ambre elle-même. Il serait plus sage d’attendre la fin des hostilités pour venir ramasser les morceaux. Seulement voilà : j’étais déjà envahi par le doute quant à l’issue du conflit.
Même si les attaquants ne bénéficiaient pas de renforts, la victoire était loin d’être acquise pour les forces d’Ambre. Les envahisseurs étaient puissants et nombreux. Je n’avais aucune idée de ce qu’Éric pouvait avoir en réserve. À cet instant précis, il m’était impossible de savoir s’il serait intéressant de miser sur une victoire d’Ambre. Si Éric perdait la bataille, je serais obligé d’affronter moi-même les envahisseurs, après que les troupes d’Ambre auraient été décimées.
Si nous intervenions maintenant avec des armes à feu automatiques, je ne doutais pas que nous écraserions rapidement les dragons et leurs cavaliers. À bien réfléchir, un autre de mes frères devait se trouver dans la vallée. On pourrait se débrouiller pour y transférer certains de mes hommes par l’entremise des Atouts. Les attaquants qui s’y trouveraient n’en reviendraient pas de voir les forces d’Ambre tout à coup suppléées par des tirailleurs armés de fusils d’assaut.
Je reportai mon attention sur la bataille la plus proche. Non, ça n’allait pas bien. Je réfléchis aux conséquences d’une éventuelle intervention de ma part. Éric ne serait certainement pas en mesure de se retourner contre moi. Abstraction faite des sentiments que je pouvais éprouver à son égard en raison des souffrances qu’il m’avait infligées, c’est moi qui aurais tiré ses marrons du feu. Il serait soulagé sur le moment, mais verrait d’un sale œil les sentiments que cela ne manquerait pas de susciter à mon égard. Aucun doute là-dessus. Je serais de retour en Ambre avec une garde personnelle invincible et une opinion publique qui me ferait les yeux doux. Pensée alléchante s’il en fut. Cette méthode me permettrait d’atteindre mon objectif avec beaucoup plus de douceur et de facilité qu’une attaque brutale de front se terminant par un régicide.
Oui.
Je me surpris à sourire. J’étais sur le point de devenir un héros.
Je dois cependant dire à ma décharge que si j’avais eu seulement à choisir entre Ambre avec Éric sur le trône et Ambre vaincue, il ne fait aucun doute que ma décision eût été la même, à savoir : attaquer. L’issue du combat était par trop incertaine, et bien que cela m’avantage d’apparaître comme un sauveur, mon avantage personnel n’était pas, en dernier recours, le facteur déterminant. Je ne pourrais autant te haïr, Éric, si l’amour que je porte à Ambre n’était encore plus fort que ma haine pour toi.
Je m’éloignai avec mille précautions, puis redescendis la pente en courant tandis que l’éclair projetait mon ombre dans toutes les directions.
Je m’arrêtai au bord de notre campement. Du côté opposé, Ganelon discutait en gesticulant avec un cavalier isolé, et je reconnus son cheval.
Je m’avançai, et sur un signe de son cavalier le cheval traversa le campement dans ma direction. Ganelon secoua la tête et lui emboîta le pas.
Le cavalier était Dara. Dès qu’elle fut assez près pour m’entendre, je me mis à crier.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
Elle mit pied à terre en souriant et me fit face.
— Je voulais me rendre en Ambre, dit-elle, alors je l’ai fait.
— Comment es-tu arrivée jusqu’ici ?
— J’ai suivi grand-père, dit-elle. J’ai découvert qu’il était plus facile de suivre quelqu’un à travers Ombre que de s’y aventurer seul.
— Benedict est ici ?
Elle hocha la tête :
— En bas. Il commande les forces dans la vallée. Julian est avec lui.
Ganelon s’approcha de nous.
— Elle m’a dit qu’elle nous avait suivis jusqu’ici, cria-t-il. Ça fait deux jours qu’elle est sur nos talons.
— C’est vrai ? demandai-je.
Elle hocha de nouveau la tête, toujours en souriant.
— Ça n’a pas été difficile.
— Mais pourquoi as-tu fait ça ?
— Pour arriver jusqu’en Ambre, bien sûr ! Je veux traverser la Marelle ! C’est bien là que vous allez, n’est-ce pas ?
— Évidemment. Mais il se trouve qu’il y a une guerre qui nous barre le chemin !
— Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Parfait. J’attendrai.
Je proférai un chapelet de jurons pour me donner le temps de réfléchir, puis demandai :
— Où étais-tu quand Benedict est rentré ?
Son sourire disparut.
— Je ne sais pas, dit-elle. J’ai été me promener à cheval après votre départ, et je ne suis pas rentrée de la journée. Je voulais être seule pour réfléchir. En rentrant le soir, je ne l’ai pas trouvé. J’ai de nouveau été me promener le lendemain. J’ai parcouru une assez grande distance, et, quand le soir est tombé, j’ai couché à la belle étoile. Je le fais souvent. En rentrant à la maison le lendemain dans l’après-midi, je l’ai aperçu qui chevauchait vers l’est du haut d’une colline. J’ai décidé de le suivre. Il a traversé Ombre, je le comprends maintenant — et vous aviez raison quand vous m’avez dit que c’était plus facile de suivre quelqu’un. Je ne sais pas combien de temps ça a pris. Ma notion du temps a été complètement chamboulée. Il est venu ici, et j’ai reconnu l’endroit d’après l’image sur une des cartes. Il a rencontré Julian dans une forêt au nord, et ils se sont rendus ensemble à la bataille dans la vallée. Je suis restée dans la forêt plusieurs jours sans savoir quoi faire. J’avais peur de me perdre si j’essayais de rebrousser chemin. C’est alors que j’ai aperçu vos hommes en train de gravir la montagne. Je vous ai vu qui marchiez devant avec Ganelon. Je savais qu’Ambre devait se trouver dans cette direction, alors je vous ai suivis. J’ai attendu jusque maintenant pour me montrer, parce que je voulais être trop près d’Ambre pour que vous puissiez me faire faire demi-tour.
— Je ne crois pas que tu me dises toute la vérité, dis-je. Mais je n’ai pas le temps de m’occuper de ça. On va aller de l’avant maintenant, et il va y avoir de la bagarre. Le plus sûr serait que tu restes ici. Je vais te confier à deux gardes du corps.
— Je n’en veux pas !
— Je me fiche de ce que tu veux ou ne veux pas. Tu auras tes deux gardes du corps. Je te ferai chercher quand il n’y aura plus de danger.
Je me retournai, sélectionnai deux hommes au hasard et leur ordonnai de rester auprès d’elle. L’idée ne sembla pas les enthousiasmer outre mesure.
— Quelles sont ces armes que portent vos hommes ? demanda Dara.
— Plus tard, dis-je. J’ai à faire.
Je fis un briefing sommaire et disposai mes formations pour le combat.
— Vous semblez avoir très peu de troupes, dit-elle.
— Elles suffiront, rétorquai-je. À tout à l’heure.
Je la laissai en compagnie de ses gardes.
Nous empruntâmes la route que j’avais prise plus tôt. Le tonnerre cessa pendant que nous avancions, et le silence me donna moins un sentiment de soulagement qu’une impression de suspense. La pénombre se réinstalla autour de nous, et je transpirais dans le cocon moite de l’air.
J’ordonnai une halte en atteignant mon premier point d’observation de tout à l’heure. Accompagné de Ganelon, j’allai me rendre compte de la situation.
Le théâtre des opérations fourmillait littéralement d’attaquants, et leurs montures se battaient à leurs côtés. Ils repoussaient les défenseurs contre la falaise. Je cherchai Éric des yeux, mais ni lui ni la lueur de son joyau n’étaient visibles.
— Lesquels sont nos ennemis ? demanda Ganelon.
— Les hommes volants.
Ils se posaient tous maintenant que l’artillerie divine s’était tue. Dès qu’ils touchaient terre, ils se précipitaient de l’avant. Je ne parvins pas à repérer Gérard parmi les défenseurs.
— Faites venir les troupes, dis-je en épaulant mon fusil. Dites-leur de descendre à la fois les hommes et leurs montures.
Ganelon me quitta. Je visai un dragon qui s’apprêtait à se poser, tirai, et regardai son vol plané se transformer en un battement d’ailes désordonné. Il tomba à terre et commença à se débattre. Je tirai de nouveau.
La créature s’enflamma en mourant. Bientôt j’eus trois feux de joie en train de crépiter. Je rampai jusqu’à mon deuxième point d’observation de tout à l’heure. Une fois installé, je visai de nouveau tranquillement et tirai.
J’en descendis un autre, mais certains d’entre eux commencèrent à se tourner dans ma direction. Je vidai mon chargeur et en changeai aussi vite que possible. Plusieurs dragons se dirigeaient déjà vers moi. Ils étaient très rapides.
Je réussis à stopper cette première vague et je rechargeais mon arme quand mon premier détachement de tirailleurs arriva. Notre feu devint aussitôt plus nourri et nous commençâmes à avancer tandis que les autres détachements arrivaient.
Dix minutes plus tard tout était fini. Dans les cinq premières, ils se rendirent apparemment compte qu’ils n’avaient aucune chance de l’emporter, et ils commencèrent à se replier vers le bord du plateau, d’où ils prenaient leur envol en se lançant dans le vide. Nous en fauchâmes un grand nombre tandis qu’ils couraient, et le sol était jonché de chair enflammée et d’ossements calcinés.
Le mur de roc humide se dressait sur notre gauche, son sommet perdu dans les nuages, de sorte qu’il donnait l’impression de nous dominer d’une hauteur infinie. Le vent charriait encore de la fumée et de la brume, et les rochers étaient maculés de sang. Lorsque nous avions commencé à avancer en tirant, les forces d’Ambre s’étaient vite rendu compte que nous venions à leur rescousse et s’étaient redéployées depuis leur position à la base de la falaise. Je vis qu’elles étaient menées par mon frère Caine. L’espace d’un instant, nos regards se rencontrèrent malgré la distance, puis il plongea dans la mêlée.
Des groupes épars d’Ambriens constituèrent une deuxième force tandis que les envahisseurs se repliaient. En fait, ils limitèrent notre champ de tir lorsqu’ils attaquèrent le flanc opposé des hommes volants, mais je n’avais aucun moyen de le leur faire savoir. Nous nous rapprochâmes, et notre tir se fit encore plus précis.
Un petit groupe d’hommes resta au pied de la falaise. J’eus le sentiment qu’ils protégeaient Éric, et que celui-ci avait peut-être été blessé, puisque l’orage s’était tu brusquement. Je me frayai un chemin dans cette direction.
La fusillade avait presque cessé lorsque je m’approchai du groupe, et je ne compris que trop tard ce qui se passa ensuite.
Quelque chose de gros s’approcha rapidement par-derrière et fut à côté de moi en un instant. Je roulai à terre et épaulai mon arme par réflexe. Toutefois, mon doigt n’appuya pas sur la détente. C’était Dara, qui venait de me dépasser au triple galop. Elle se retourna en riant tandis que je criais après elle.
— Retourne en bas, crénom ! Tu vas te faire tuer !
— Je te verrai en Ambre ! cria-t-elle, et elle traversa comme une flèche le champ de bataille et disparut au détour du chemin qui continuait à monter.
J’étais furieux. Mais je ne pouvais rien faire pour le moment. Je me relevai en grinçant des dents et poursuivis mon chemin.
Tandis que je m’approchai du groupe, j’entendis mon nom prononcé plusieurs fois. Les têtes se tournèrent dans ma direction. Les gens s’écartèrent pour me laisser passer. J’en reconnus plusieurs, mais ne leur accordai pas la moindre attention.
Je crois avoir vu Gérard à peu près au même moment qu’il me vit. Il était agenouillé parmi eux, et se leva et attendit. Son visage ne trahissait aucune émotion.
En me rapprochant, je compris que j’avais deviné juste. Il s’était agenouillé auprès d’un blessé étendu sur le sol. C’était Éric.
Je fis un signe de tête à Gérard en arrivant à côté de lui, et regardai Éric qui gisait à mes pieds. Mes sentiments étaient très mitigés. Le sang qui coulait de ses blessures à la poitrine était très rouge et très abondant, et recouvrait la Pierre du Jugement, qu’il portait encore autour du cou. Celle-ci continuait à émettre faiblement sa mystérieuse lueur palpitante, comme un cœur perdant son sang. Éric avait les yeux fermés, et sa tête reposait sur une cape roulée en boule. Sa respiration était laborieuse.
Je m’agenouillai, les yeux rivés à ce visage livide. J’essayai d’oublier ma haine pendant un moment, puisque de toute évidence il agonisait, pour arriver à comprendre cet homme qui était mon frère pour les quelques instants qui lui restaient à vivre. Je m’aperçus que j’arrivais à éprouver une certaine compassion pour lui en pensant à tout ce qu’il perdait en même temps que sa vie, et en me disant que ce serait peut-être moi qui reposerais là si je l’avais emporté cinq ans auparavant. Je cherchai désespérément ne fût-ce qu’une raison pour l’admirer, et tout ce que je trouvai fut l’épitaphe : Il est mort pour Ambre. Ce n’était pas rien, cependant. La phrase passait et repassait sans cesse dans ma tête.
Ses paupières se contractèrent, clignèrent, et il ouvrit les yeux. Son visage resta inexpressif tandis que son regard plongeait dans le mien. Je me demandai s’il m’avait seulement reconnu.
Mais il prononça mon nom, puis dit :
— Je savais que ce serait toi.
Il prit le temps de respirer, puis continua.
— Ils t’ont bien mâché le travail, pas vrai ?
Je ne répondis pas. Il connaissait déjà la réponse.
— Ton tour viendra un jour, poursuivit-il. Alors nous serons des pairs.
Il rit doucement et s’aperçut trop tard qu’il n’aurait pas dû. Il fut pris d’une terrible quinte de toux. Quand celle-ci eut passé, il me dévisagea sans aménité.
— Je pouvais sentir le poids de ta malédiction, dit-il. Elle était partout autour de moi, en permanence. Tu n’as même pas eu besoin de mourir pour qu’elle soit réalisée.
Puis, comme s’il lisait mes pensées, il sourit légèrement et dit :
— Non, je ne vais pas te donner ma malédiction en mourant. Je la réserve aux autres là-bas, aux ennemis d’Ambre.
Il la proféra alors, à voix basse, et je frémis rien que de l’entendre.
Il se tourna de nouveau vers moi et me dévisagea pendant un moment. Puis il prit entre ses doigts la chaînette qu’il portait autour du cou.
— La Pierre…, dit-il. Prends-la et va jusqu’au centre de la Marelle. Tiens-la devant toi. Très près… d’un de tes yeux. Plonge ton regard dedans… et imagine que c’est un lieu. Essaie de te projeter… à l’intérieur. Tu ne bougeras pas. Mais tu y trouveras… la connaissance. Après, tu sauras comment t’en servir…
— Comment ?…
Mais je m’arrêtai net. Il m’avait déjà dit comment apprendre à m’en servir, alors pourquoi lui demander de se fatiguer inutilement en me disant comment il avait trouvé ça tout seul ?
Mais il comprit le sens de ma question et parvint à dire :
— Les notes de Dworkin… sous cheminée… mon…
Il fut pris d’une nouvelle quinte de toux et le sang coula de son nez et de sa bouche. Il respira un grand coup et se hissa en position assise, en roulant des yeux égarés.
— Je me suis montré à la hauteur. À toi maintenant d’en faire autant, salaud ! dit-il, puis il tomba dans mes bras et rendit son dernier souffle ensanglanté.
Je le tins quelques instants, puis l’étendis dans sa position initiale. Ses yeux étaient encore ouverts, et je les lui fermai. Presque machinalement, je croisai ses mains sur la Pierre maintenant sans vie. Je n’avais pas le cœur de le lui prendre à cet instant. Je me levai, ôtai ma cape, et l’en recouvris.
En me retournant, je vis que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. Des visages familiers, pour la plupart. Avec quelques inconnus. Beaucoup de ceux qui avaient été présents le soir où j’avais assisté au banquet, menottes aux poignets…
Non. Ce n’était pas le moment de songer à cela. Je chassai cette pensée de mon esprit. La fusillade avait cessé, et Ganelon rassemblait nos troupes et rétablissait un semblant de formation.
Je m’avançai.
Je passai parmi les Ambriens. Je passai parmi les morts. Je passai devant mes propres troupes et m’approchai du bord de la falaise.
Dans la vallée en contrebas, on se battait avec acharnement. Les cavaliers tourbillonnaient comme charriés par un courant turbulent, brassés, mélangés, écartés, et les fantassins fourmillaient encore comme des insectes.
Je sortis le jeu de cartes que j’avais pris à Benedict. Je retirai son propre Atout du jeu. Il chatoya un instant devant moi, puis le contact fut établi.
Il montait le même cheval noir et roux qu’il avait pris pour me poursuivre. On se battait autour de lui et il était en pleine action. Voyant qu’il affrontait un autre cavalier, je restai immobile. Il ne prononça qu’un seul mot :
— Patientez.
Il expédia son adversaire en deux coups d’épée. Puis il fit faire demi-tour à sa monture et commença à sortir de la mêlée. Je remarquai que la bride de son cheval avait été rallongée et attachée lâchement autour du moignon de son bras droit. Il lui fallut plus de dix minutes pour atteindre un endroit relativement calme. Lorsque ce fut chose faite, il me regarda, et je vis qu’il examinait également le champ de bataille qui s’étendait derrière moi.
— Oui, je suis sur les hauteurs, dis-je. Nous avons gagné. Éric a trouvé la mort au cours de la bataille.
Il continua à me regarder fixement, attendant la suite. Son visage ne trahissait aucune émotion.
— Nous avons gagné parce que je suis arrivé avec des armes à feu, dis-je. J’ai finalement trouvé un agent détonant qui fonctionne ici.
Il plissa les yeux et hocha la tête. J’eus le sentiment qu’il comprit immédiatement de quel produit il s’agissait et d’où il venait.
— Il y a beaucoup de choses dont j’aimerais te parler, poursuivis-je, mais d’abord je dois m’occuper de l’ennemi. Si tu maintiens le contact, je t’enverrai plusieurs centaines d’hommes armés de fusils d’assaut.
Il sourit.
— Fais vite, dit-il.
J’appelai Ganelon, et il me répondit aussitôt, étant à quelques pas de moi. Je lui dis d’aligner nos hommes en file indienne. Il hocha la tête et partit en criant des ordres.
Tandis que nous attendions, je dis :
— Benedict, Dara est ici. Elle t’a suivi à travers Ombre quand tu es venu d’Avalon. Je voudrais…
Il montra les dents et cria :
— Mais nom d’un chien, qui est cette Dara dont tu nous rebats les oreilles ? Je n’en avais jamais entendu parler avant ton arrivée ! Dis-le-moi à la fin ! J’aimerais vraiment savoir !
Je souris légèrement.
— C’est inutile, fis-je en secouant la tête. Je sais tout, bien que je n’aie dit à personne d’autre que tu avais une petite-fille.
Il ouvrit involontairement la bouche et écarquilla les yeux.
— Corwin, dit-il. Ou bien tu es fou ou bien on t’a mené en bateau. Pour autant que je sache, je n’ai jamais eu de descendant. Et pour ce qui est de me suivre à travers Ombre, je suis venu ici au moyen de l’Atout de Julian.
Bien sûr. Ma seule excuse pour ne pas l’avoir prise en flagrant délit de mensonge était que j’avais l’esprit occupé par le conflit. Benedict aurait été averti de la bataille par l’entremise des Atouts. Pourquoi aurait-il perdu un temps précieux à voyager alors qu’il disposait d’un moyen de transport instantané ?
— Crénom ! m’écriai-je. Elle doit être en Ambre à l’heure qu’il est ! Écoute, Benedict ! Je vais charger Gérard ou Caine de s’occuper du transfert des troupes. Ganelon descendra aussi. Il leur transmettra tes ordres.
Je regardai autour de moi, repérai Gérard en train de discuter avec un groupe de nobles. Je l’appelai d’une voix éperdue. Il tourna vivement la tête puis se mit à courir dans ma direction.
— Corwin, qu’y a-t-il ? criait Benedict.
— Je ne sais pas ! Mais tout ça ne me dit rien qui vaille !
Je fourrai l’Atout dans les mains de Gérard lorsqu’il fut près de moi.
— Veille à ce que mes troupes passent chez Benedict ! dis-je. Random est au palais ?
— Oui.
— Libre ou prisonnier ?
— Libre — plus ou moins. Il y aura des gardes un peu partout. Éric ne lui fait — ne lui faisait toujours pas confiance.
Je fis volte-face.
— Ganelon, criai-je. Faites ce que vous dira Gérard. Il va vous envoyer rejoindre Benedict dans la vallée. Vous placerez nos hommes sous son autorité. Je dois filer vers Ambre à présent.
— D’accord, répondit-il.
Gérard se dirigea dans sa direction, et je parcourus de nouveau mon jeu d’Atouts. Je trouvai celui de Random et commençai à me concentrer. À cet instant précis, il commença finalement à pleuvoir.
J’établis le contact presque aussitôt.
— Salut, Random, dis-je dès que son image s’anima. Tu te souviens de moi ?
— Où es-tu ? demanda-t-il.
— Dans les montagnes. Nous venons de gagner cette partie de la bataille, et je suis en train d’envoyer à Benedict l’aide dont il a besoin pour nettoyer la vallée. Mais maintenant j’ai besoin de ton aide. Fais-moi passer chez toi.
— Je ne sais pas, Corwin. Éric…
— Éric est mort.
— Alors qui dirige les opérations ?
— Qui crois-tu ? Allez, fais-moi passer chez toi.
Il hocha rapidement la tête et tendit la main. Je la serrai et fis un pas en avant. Je me retrouvai debout à côté de lui sur un balcon surplombant une cour intérieure. La balustrade était en marbre blanc et il y avait une chute libre de deux étages.
Je vacillai et il me saisit le bras.
— Tu es blessé ! s’exclama-t-il.
Je secouai la tête. Je ne m’étais pas aperçu dans le feu de l’action à quel point j’étais fatigué. Je n’avais pas beaucoup dormi lors des nuits précédentes. Et puis il y avait tout le reste…
— Non, dis-je en jetant un coup d’œil à ma chemise inondée de sang. Je suis seulement fatigué. C’est Éric qui m’a saigné dessus.
Il passa une main dans ses cheveux blonds et fit une moue.
— Alors tu as fini quand même par l’avoir, dit-il doucement.
— Non. Il était déjà mourant quand je suis arrivé auprès de lui. Maintenant suis-moi ! Vite ! C’est important !
— Où ça ? Qu’y a-t-il ?
— À la Marelle. Pourquoi, je ne le sais pas vraiment, mais je sais que c’est important. Allez, viens !
Nous entrâmes dans le palais et nous dirigeâmes vers l’escalier le plus proche. Deux soldats en gardaient l’accès, mais ils se mirent au garde-à-vous en nous voyant approcher et ne firent rien pour nous empêcher de passer.
— Je suis content pour tes yeux, dit Random tandis que nous dévalions les escaliers. Tu vois bien ?
— Très bien, dis-je. Il paraît que tu es toujours marié ?
— Eh oui !
Une fois parvenus au rez-de-chaussée, nous filâmes vers la droite. Nous avions trouvé deux autres gardes au pied de l’escalier, mais eux non plus n’avaient pas bougé.
— Oui, répéta-t-il tandis que nous nous dirigions vers le centre du palais, Ça t’étonne, pas vrai ?
— Oui. Je croyais que tu allais tirer ton année et prendre tes cliques et tes claques.
— Moi aussi. Mais je suis tombé amoureux d’elle. C’est vrai, tu sais.
— On a vu des choses plus extraordinaires.
Nous traversâmes la salle de banquet dallée de marbre et entrâmes dans le couloir long et étroit qui s’enfonçait à travers l’ombre et la poussière. Je réprimai un frisson en pensant à mon état la dernière fois que j’avais emprunté ce couloir.
— Elle tient vraiment à moi, disait Random. Elle m’aime plus que personne ne m’a jamais aimé.
— Je suis content pour toi, dis-je.
Nous arrivâmes à la porte donnant sur le palier d’où partait le long escalier en spirale qui s’enfonçait dans les entrailles d’Ambre. Elle était ouverte. Nous commençâmes à descendre.
— Moi pas, dit-il tandis que nous dévalions les marches quatre à quatre. Je ne voulais pas tomber amoureux. Pas à l’époque. Nous avons toujours été des prisonniers, tu sais. Comment pourrait-elle être fière d’une chose pareille ?
— Tout ça, c’est du passé, maintenant, dis-je. Tu as été fait prisonnier parce que tu m’as suivi et que tu as essayé de tuer Éric, c’est bien ça ?
— Oui. Ensuite elle m’a rejoint ici.
— Je ne l’oublierai pas, dis-je.
Nous descendions toujours. L’escalier était interminable, et il n’y avait des lanternes que tous les dix mètres environ. C’était une énorme grotte naturelle. Je me demandai si quelqu’un savait au juste combien de galeries et de couloirs la traversaient. Je fus tout à coup submergé par un sentiment de pitié pour les pauvres hères qui pourrissaient dans ces oubliettes, quelles que soient les raisons de leur emprisonnement. Je décidai de les libérer tous ou de trouver un meilleur moyen de les employer.
De longues minutes passèrent. Je pouvais voir la lueur vacillante des torches et des lanternes en contrebas.
— Il y a une fille, dis-je, qui s’appelle Dara. Elle m’a dit être la petite-fille de Benedict et m’a donné de bonnes raisons de la croire. Je lui ai donné des renseignements concernant Ombre, la réalité, et la Marelle. Elle a un certain pouvoir sur Ombre, et elle voulait à tout prix traverser la Marelle. La dernière fois que je l’ai vue, elle se dirigeait par ici. Et voilà maintenant que Benedict jure qu’il ne la connaît ni d’Ève ni d’Adam. J’ai peur tout à coup. Je veux l’empêcher à tout prix d’accéder à la Marelle. Je veux l’interroger.
— Étrange, dit-il. Très étrange. Je suis d’accord avec toi. Crois-tu qu’elle pourrait déjà être sur place ?
— Si elle n’y est pas, je crois qu’elle ne tardera pas à arriver.
Nous arrivâmes finalement au pied de l’escalier et je me précipitai à travers la pénombre vers la bonne galerie.
— Attends ! cria Random.
Je m’arrêtai et me retournai. Je mis un moment à le localiser, car il était derrière l’escalier. Je revins sur mes pas.
Ma question n’atteignit pas mes lèvres. Je vis qu’il était agenouillé à côté d’un grand homme barbu.
— Mort, dit-il. Une lame très fine. Maniée de main de maître. C’est très récent.
— Allons-y !
Nous courûmes vers la galerie et nous y engouffrâmes. Le septième couloir transversal était celui que nous cherchions. Je tirai Grayswandir de son fourreau en approchant de la grande porte sombre renforcée de métal, car elle était entrebâillée.
J’entrai en coup de vent, Random sur mes talons. Le sol de cette salle immense est noir et paraît aussi lisse que du verre, bien qu’il ne soit pas glissant. La Marelle brûle à même ce sol, dans ce sol — c’est un entrelacs complexe et chatoyant de lignes courbes qui s’étend sur une longueur de cent cinquante mètres. Nous nous arrêtâmes net au bord de la Marelle, les yeux écarquillés.
Il y avait quelque chose là-bas en train de la traverser. Je sentis le frisson familier que provoquait toujours chez moi le spectacle de la Marelle. Était-ce Dara ? J’avais du mal à distinguer la silhouette parmi les gerbes d’étincelles qui jaillissaient constamment autour d’elle. En tout cas, il ou elle devait être de sang royal, car il était communément admis que toute autre personne serait détruite par la Marelle, et celle-ci avait déjà dépassé la Grande Courbe et négociait à présent la série d’arcs compliqués qui menaient au Dernier Voile.
La « chose » en forme de libellule sembla se métamorphoser au fur et à mesure qu’elle avançait. Pendant un moment, mes sens refoulèrent obstinément les images subliminales qui, je le savais, devaient parvenir jusqu’à moi. J’entendis Random sursauter à côté de moi, et cela sembla emporter mon barrage inconscient. Une vague de sensations déferla dans mon esprit.
La « chose » sembla se dresser, énorme, dans cette salle qui paraissait toujours si intangible. Puis rapetisser, se recroqueviller jusqu’à être pratiquement invisible. L’espace d’un instant, elle prit l’apparence d’une jeune femme — peut-être Dara, ses cheveux plus clairs dans cette lumière, toute chatoyante et crépitante d’électricité statique. Puis les cheveux se transformèrent en deux grandes cornes recourbées partant d’un front large et incertain tandis que leur propriétaire s’efforçait tant bien que mal de placer un sabot devant l’autre le long de l’entrelacs de feu. Puis autre chose… Un chat énorme… Une femme sans visage… Une créature ailée d’une beauté indescriptible… Une tour de cendres…
— Dara ! hurlai-je. C’est toi ?
Seul l’écho me répondit. La « chose » se débattait à présent avec le Dernier Voile. Mes muscles se contractèrent tandis que je m’identifiais involontairement avec elle.
Finalement, elle passa au travers.
Oui, c’était bien Dara ! Grande et superbe maintenant. À la fois belle et horrible. De la voir comme ça sembla déchirer la substance même de mon cerveau. Ses bras étaient levés en signe d’exultation et un rire inhumain émana de ses lèvres. Je voulais détourner les yeux, mais j’étais comme hypnotisé. Avais-je vraiment étreint, caressé, fait l’amour à… ça ? J’éprouvais tout à la fois une terrible répugnance et une attirance comme je n’en avais jamais connue. Je n’arrivais pas à comprendre cette toute-puissante ambivalence.
Enfin elle me regarda.
Son rire cessa. Sa voix métamorphosée résonna dans la salle.
— Seigneur Corwin, es-tu le souverain d’Ambre à présent ?
Je réussis je ne sais trop comment à éructer une réponse.
— En pratique, oui.
— Bien ! Dans ce cas, regarde-moi bien, car je suis celle qui a juré ta perte !
— Qui êtes-vous. Qu’êtes-vous ?
— Tu ne le sauras jamais, dit-elle, car à compter de cet instant précis, il est trop tard.
— Je ne comprends pas. Que voulez-vous dire ?
— Ambre, dit-elle, sera détruite.
Sur ces mots, elle se volatilisa.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda Random.
Je secouai la tête.
— Je n’en sais rien. Vraiment, je n’en sais rien. Et j’ai l’impression qu’il importe plus que toute autre chose que nous le découvrions.
Il me saisit le bras.
— Corwin, dit-il. Ce n’étaient pas des menaces en l’air. Et ce qu’elle disait est possible, tu sais.
Je hochai la tête.
— Je sais.
— Qu’allons-nous faire maintenant ?
Je rengainai Grayswandir et me dirigeai vers la porte.
— Recoller les morceaux, dis-je. Je tiens maintenant ce que j’ai toujours pensé désirer plus que tout, et je dois faire en sorte que ça ne me glisse pas entre les doigts. Et je ne peux pas me permettre d’attendre ce qui est déjà en route. Je dois aller au-devant de cette chose et l’arrêter avant qu’elle ne puisse atteindre Ambre.
— Tu sais où la trouver ? demanda-t-il.
Nous empruntâmes la galerie.
— Je pense qu’elle se trouve à l’autre bout de la route noire, dis-je.
Nous traversâmes la grotte jusqu’au pied de l’escalier où gisait l’homme mort et nous engageâmes dans la longue spirale qui s’enfonçait dans l’obscurité au-dessus de lui.