EN GUISE DE CONCLUSION

Ludus scientiae

Le second effet du risque que j’ai eu conscience de courir, il y a soixante-douze ans, dans le salon de M. Vosgien, vous surprendra moins : il relève de la psychologie la plus ordinaire. Je lui attribue du moins le sentiment que j’ai, très fort, que toute ma vie intellectuelle, toute mon étude a été un jeu, et que je n’ai été, au total, qu’un joueur impénitent et quelque peu chanceux. Notre cher Roger Caillois, dans un livre célèbre qui parut en ces lieux et qu’on n’est pas parvenu à prendre en défaut, a divisé les jeux, toutes les activités ludiques, en quatre classes : alea, le jeu de hasard, agôn, le jeu de compétition, mimicry, le jeu d’imitation, de singerie, et l’helix, le jeu d’excitation, de vertige, proprement de tourbillon. La belle simplicité de ce tableau m’a toujours parue digne d’être défiée et j’ai passé des jours à tâcher de découvrir un jeu qui n’y rentrât point. Mais chaque fois Caillois me montrait avec rigueur qu’il y rentrait. Un jour je lui ai proposé, comme cinquième catégorie, studium, l’étude, la recherche de l’invention capable de résoudre de vieux problèmes. Il ne contesta pas le caractère ludique de l’étude, mais il dit qu’elle était une collection de jeux des quatre catégories, non une catégorie nouvelle : le hasard, la rivalité avec les contemporains ou les prédécesseurs, l’imitation des maîtres, la jouissance vertigineuse que donne une solution naissante, tout cela s’y trouve, disait-il, mais sans résidu, sans rien qui justifie l’ouverture d’une rubrique spéciale. Eh bien, si, l’étude, le développement d’une province de la connaissance, est un jeu sui generis – je n’ai pas qualité pour parler des sciences en général, des exactes ni des autres, pas même des sciences humaines ; je m’en tiens à mon petit domaine, à mon étude comparée des idéologies indo-européennes. Il est bien vrai que ce studium est d’abord ludique en ce sens que les quatre formes canoniques de jeu selon Caillois y ont leur place : heureux hasard d’un texte rencontré au bon moment, compétition et même polémique, imitation ou inspiration, et aussi vertige, ivresse des solutions brusquement apparues. Mais il y a autre chose, deux autres choses, qui en font une espèce autonome de jeu, deux caractères solidaires.

D’abord, c’est un jeu où l’on peut être perdant, bien entendu, si l’on s’entête dans des sottises, mais non pas gagnant. Ou plutôt si l’on gagne, c’est-à-dire si l’on réussit à proposer une solution plausible à un problème important et préexistant, on n’encaisse pas son gain ; quoi qu’on fasse, il entre aussitôt dans le jeu, qu’il change et complique : ou bien la solution est visiblement incomplète, ou elle n’est qu’un cas particulier de quelque chose qu’on pressent et qu’on ne conçoit pas, ou elle a des conséquences qui, par choc en retour, modifieront tôt ou tard les données sur lesquelles on l’a fondée.

Le second caractère du studium, du ludus scientiae, c’est qu’il se joue à la fois dans l’individu, sur une génération, et par-delà l’individu, à travers les générations. D’un ordre de recherches légitime, sain, vous pouvez dire en général qu’il a été institué par tel homme ; il ne s’achève avec aucun, pour la simple raison qu’il ne s’achève pas. Prenez les noms qui sont gravés sur ma lame, ceux de nos pères fondateurs : plus une page de Franz Bopp ne subsiste comme telle, la mythologie de Max Müller est périmée, Michel Bréal a introduit et enseigné la grammaire comparée au Collège de France sans reconnaître ce qui est l’alpha, sinon l’oméga, des linguistes ses successeurs, le principe de constance des lois phonétiques. Et pourtant ils ont vécu dans l’évidence et dans l’enthousiasme de la réussite et, sans eux, rien n’existerait. Puisque j’en suis aux confidences, après mes livres des dix ou quinze dernières années qui corrigent et complètent ceux d’avant, je suis sûr d’avoir résolu correctement l’essentiel de mes problèmes. Aux objections de principe qui me sont faites, j’ai des réponses fortes, décisives. J’ai envie de dire au Seigneur « nunc dimittis servum tuum, puisque tu m’as permis de voir ma petite part de vérité ». Et en même temps je sais, parce que c’est une loi sans exception, je sais que cette œuvre, dans cinquante, peut-être dans vingt, dans dix ans, n’aura plus qu’un intérêt historique, qu’elle sera, en mettant les choses au pis, ruinée, en mettant les choses au mieux – ce qui est mon espérance – élaguée, retaillée, transformée. Transformée selon quel modèle ? Si je le devinais, je commencerais l’opération moi-même. Mais non : ou bien la mécanique que je suis est fatiguée, encrassée, ou bien les éléments extérieurs du nettoyage ou de la métamorphose ne sont pas réunis. Je vis donc avec ces deux certitudes, qui ne seraient contradictoires que si l’on faisait abstraction de notre maître à tous, le temps : j’ai raison, et j’aurai tort.

Ce n’est d’ailleurs pas un drame, rassurez-vous. Je vis au contraire fort agréablement, ce qui prouve que cette cinquième espèce de jeu est bien un jeu. Simplement, j’aimerais vivre encore pendant un demi-siècle, en spectateur, pour voir avec quels outils des cadets respectueux ou ironiques régleront mon sort. Mais, mon cher Perpétuel, la fabrique d’immortalité que tu administres est-elle capable d’assurer une rallonge, si courte soit-elle, à quatre fois vingt ans ?