IV

Rapports de la fonction guerrière et des deux autres

De la lecture des « vies parallèles » d’Indra et de Tullus, de l’observation des tableaux qui les résument, naissent des questions de divers ordres, dont il ne sera retenu ici que les principales.

On n’insistera pas, notamment, sur le rapport des faits et des fables dans ce morceau de la légende romaine des origines : peu d’auteurs, semble-t-il, se sont montrés enclins à chercher un fond historique à la guerre albaine et généralement au règne de Tullus ; même des interprètes fort éloignés de la méthode et des vues ici proposées ont remarqué qu’il n’était pas vraisemblable que, si proches de leurs débuts, les « Romains » du Germal et du Palatual aient été en situation de prendre la tête de la politique latine, de provoquer, d’humilier, de détruire, de remplacer la vieille métropole. Faut-il donc penser que le fond de ces récits vient d’événements postérieurs, simplement vieillis de quelques générations, transposés au règne légendaire de Tullus ? Peut-être, mais ce n’est qu’une hypothèse invérifiable, et d’ailleurs peu importe : la matière fournie par ce fond historique, si elle a existé, aura été en tout cas si bien repensée et coulée suivant les lignes de l’idéologie traditionnelle de deuxième fonction, elle-même liée constitutionnellement à la figure épique de Tullus, qu’elle n’a plus pour nous d’intérêt que comme expression dramatique de cette structure idéologique et que c’est donc cette structure, en tant que telle, qu’il faut avant tout interpréter1.

Le sens d’ensemble des deux épisodes, à Rome comme dans l’Inde, apparaît le plus clairement et le plus simplement quand on se place au point de vue des rapports que les personnages de deuxième fonction y soutiennent avec les concepts directeurs, les règles ou les personnages de la première et de la troisième.

 

Dans le meurtre du Tricéphale et dans celui de Namuci, nous l’avons dit, la littérature indienne postvédique – l’intention des hymnes ne permet pas de connaître l’opinion complète de leurs auteurs – salue deux actes nécessaires et dénonce deux souillures : après le second, Indra est mitradruh « traître à l’amitié », après le premier, brahmahan « brahmanicide », et en même temps meurtrier d’un parent ou d’une variété de socius. On voit immédiatement que ces diverses notes signalent des atteintes à la « moitié Mitra » de la souveraineté : le brahmane, le chapelain sont des hommes de Mitra, lui-même prototype du prêtre, à côté de Varuṇa, roi cosmique ; de même les liens sociaux, la parenté par le sang ou par alliance comme les pactes et l’amitié, toutes les notions clefs de ces deux récits ressortissent au domaine de Mitra ou de son plus proche adjoint, Aryaman.

Toutes déportées qu’elles sont sur des points périphériques des deux récits, les fautes que commettent le jeune Horace dans le premier, le roi Tullus dans le second, appartiennent à la même province idéologique : l’un, s’il n’est plus coupable en versant le sang de ses cousins, le devient en versant le sang d’une parente encore plus proche ; l’autre, s’il n’est plus blâmable pour avoir répondu par la trahison à la trahison de Mettius, le devient pour lui avoir infligé un supplice excessif et affreux, c’est-à-dire pour avoir abusé du droit et offensé l’humanité, deux valeurs fondamentalement « mitriennes » et, à Rome, « pompiliennes », – l’articulation du juste et bon Numa Pompilius et du terrible, de l’impulsif Romulus recouvrant, on le sait, sur le plan légendaire l’articulation védique des dieux Mitra et Varuṇa.

À l’arrière-fond du second récit romain, d’ailleurs, il y a une faute plus générale et plus grave, sur laquelle les historiens romains se sont gardés d’insister, mais qui a gêné parfois des consciences, celles-là qui ressentaient aussi le sac de Corinthe : Roma interim crescit Albae ruinis, Rome, sous le règne de Tullus, et Tullus, pour le compte de Rome, ont détruit Albe, mère de Rome. Assurément le discours par lequel, dans Denys, Mettius justifie à ses officiers la trahison qu’il prépare est rempli de rhétorique et de conceptions grecques : lorsqu’il dit, par exemple, que c’est Rome qui la première a violé plus que des conventions, plus que des serments, à savoir les fondements de la loi naturelle, « commune aux Hellènes et aux barbares », qui veut que les pères commandent aux enfants et les métropoles à leurs colonies (III, 23, 19). Mais il n’est pas douteux que, dès avant l’époque où s’est définitivement fixé le canon de l’histoire royale, sans doute entre 350 et 270, et peut-être par un souvenir ténu mais ferme d’une réalité historique, les Romains faisaient venir d’Albe leurs ancêtres, les premiers campeurs du Palatin, et prenaient soin, politiquement et religieusement, dans la confédération latine, de se présenter comme les héritiers naturels des Albains. L’affabulation rassurante, presque généreuse, de l’annalistique apaisait les scrupules, mais laisse intact le fait. Le Tullus de Tite-Live peut bien dire, du haut de son tribunal (I, 28, 7) :

Il n’en reste pas moins que, au chapitre suivant, un silentium triste, une tacita maestitia accueille, dans Albe condamnée, l’arrivée des escadrons unificateurs. Ce n’est pas un hasard si la légende royale a remis à Tullus cette mission pénible et, quoi qu’on dît, quelque peu impia ; l’anachronisme se justifie idéologiquement ; une telle entreprise ne pouvait être attribuée ni à Ancus Martius, le roi des guerres défensives, ni au pieux et pacifique Numa, et n’allait-elle pas à l’encontre même de l’esprit de Romulus qui, avant de partir pour l’aventure du Palatin, avait rétabli son grand-père sur le trône d’Albe ? Il y fallait vraiment le pur guerrier, le peu religieux Tullus.

 

Cette opposition du dieu ou du héros de deuxième fonction à la moitié Mitra (ou Dius Fidius) de la souveraineté double une opposition bien attestée par d’autres mythes à la moitié Varuṇa (ou Jupiter). Des hymnes du R̥gVeda, dont les historicistes ont tiré d’imprudentes conclusions sur l’âge respectif des deux dieux, alors qu’ils exposent simplement et poussent à l’extrême en forme de drame l’antithèse des fonctions, montrent Indra en contraste avec le souverain magicien, de la même manière qu’un poème eddique dialogué, dont on a tiré sans plus de raison des conséquences chronologiques, les Hárbarđsljód, n’est qu’un assaut de défis et d’ironies entre le souverain magicien Óđinn et le dieu champion nordique, Þórr. Peut-être une tradition du même genre a-t-elle conduit les réformateurs zoroastriens à faire d’Indra l’archidémon opposé nommément à l’archange Aša Vahišta, « l’Ordre Très Bon », c’est-à-dire à la sublimation morale de *Varuna2. À Rome, c’est la fin de la geste de Tullus qui conserve la trace de cet antagonisme, dans la terrible revanche que le maître des grandes magies, Jupiter, prend sur le roi guerrier qui l’a longtemps défié (Tite-Live, I, 31, 5-8) :

Peu après, une épidémie éprouva les Romains. Bien qu’ils eussent alors perdu le goût de se battre, aucune trêve ne leur était accordée par ce roi belliqueux, qui croyait que la santé des iuuenes rencontrait de meilleures conditions dans les camps que dans leurs foyers – jusqu’au jour où il contracta lui-même une longue maladie. Son âme impétueuse fut brisée avec ses forces physiques : lui qui, jusqu’alors, avait considéré que rien n’est moins digne d’un roi que d’appliquer son esprit aux choses du culte, soudain il s’abandonna à toutes les superstitions, grandes et petites, et propagea même dans le peuple de vaines pratiques. Déjà la voix publique réclamait qu’on restaurât la politique de Numa, dans la conviction que le seul moyen de salut pour les corps malades était d’obtenir la clémence et le pardon des dieux. On dit que le roi lui-même, en consultant les livres de Numa, y trouva la recette de certains sacrifices secrets en l’honneur de Jupiter Elicius. Il se cacha pour les célébrer. Mais, soit au début, soit au cours de la cérémonie, il commit une faute de rituel, en sorte que, loin de voir apparaître une figure divine, il irrita Jupiter par une évocation mal conduite et fut brûlé par la foudre, lui et sa maison.

Tels sont, dans la mise en scène des mythes, les rapports des représentants canoniques de la fonction guerrière avec ceux de la souveraineté : méconnaissance ou mépris. Le service des mythes étant de définir sensiblement, en les grossissant, les caractères distinctifs des concepts de l’idéologie et des figures de la théologie, il est naturel et usuel que les antagonismes de concepts ou de fonctions y donnent ainsi lieu à des heurts, voire à des guerres, comme les ressemblances ou les affinités logiques à des alliances ou à des filiations. Mais qu’on se garde de penser que ces définitions mouvementées épuisent la connaissance que les usagers ont de leurs dieux. Elles n’en sont même pas l’essentiel.

Quand les mythes ont ainsi rudement enseigné qu’Indra, par exemple, est « tout autre chose » que Mitra et que Varuṇa et que les contrats, les lois ne sont pas son affaire propre, la piété pratique, la stratégie rituelle s’empressent de remettre les choses en place, c’est-à-dire de faire collaborer au mieux des intérêts du monde, de la société et de l’individu, des divinités heureusement si diverses. Citons une fois de plus les belles strophes de R̥V, X, 89, qui éclairent de ce jour rassurant l’inquiétant Indra des mythes du Tricéphale et de Namuci :

Être dróghamitra comptait déjà pour l’un des plus grands péchés des Indo-Iraniens et, dans l’Avesta, le miθrō.druǰ est à la fois celui qui ment à Miθra et celui qui rompt les pactes. Voilà l’objet justement désigné aux violences vengeresses d’Indra. Nous sommes loin du mythe où c’est Indra même que la tête coupée de Namuci peut flétrir du nom de mitradruh.

 

Les réflexions qui précèdent préparent à comprendre la convenance inverse qui fait que, dans leur double difficulté, Indra et Tullus aient recours à des auxiliaires de troisième fonction.

On se rappelle la valeur essentielle des héros Āptya, Horatii, qui font pour le compte du dieu ou du roi l’acte comportant ou entraînant souillure et qui ensuite, passivement et activement, ont la tâche de la nettoyer et de continuer à nettoyer, à travers toute l’histoire, les souillures sœurs de celle-là : les Āptya portent les vertus de l’eau dans leur nom, leurs répondants iraniens les Āθwya sont des représentants de la prospérité rurale, et la gens Horatia tire son nom de Hora, parèdre du dieu canonique de troisième fonction, Quirinus.

D’autre part, dans le second épisode, à l’heure de la détresse, quand ils ont perdu l’un ses propres forces physiques, l’autre la moitié de ses forces militaires, Indra et Tullus se tournent pour rétablir la situation l’un vers Sarasvatī et vers les Aśvin, l’autre vers Quirinus (et si l’on restitue à la guerre albaine le vœu que Denys d’Halicarnasse a transporté dans la guerre sabine, à Ops aussi et à Saturne), c’est-à-dire de nouveau aux dieux canoniques de la troisième fonction. Dans un cas assez semblable, c’est à Jupiter que la légende avait adressé Romulus4.

L’essentiel sur cette convenance a déjà été dit, en 1947, dans l’essai consacré au sacrifice romain des suouetaurilia (un verrat, un bélier, un taureau offerts à Mars) et au sacrifice védique parallèle de la sautrāmaṇī (un bouc offert aux Aśvin, un bélier à Sarasvatī, un taureau à Indra), auquel l’aventure de Namuci sert précisément de mythe d’origine5. Dans la perspective plus complète où nous sommes aujourd’hui placés, nous pouvons orienter plus précisément ces remarques et les résumer en quelques mots : dans les mêmes circonstances où il viole les règles de la première fonction et en ignore les dieux, le dieu ou le roi de deuxième fonction mobilise à son service les dieux de la troisième ou des héros nés dans la troisième ; purificateurs, guérisseurs, donneurs de substance, voire de paix tranquille, c’est par eux qu’il compte échapper et échappe, en effet, aux conséquences fâcheuses de ses actes utiles mais condamnables, ou récupère les forces perdues par la duplicité d’un faux allié. Autrement dit, dans ces situations ambiguës, la troisième fonction, sans souci, elle non plus, de la première, est mise ou se met au service de la seconde, conformément à son rang et à sa nature.