V

Héritage indo-européen

Une autre question, moins aisée à définir, concerne la portée qu’il faut reconnaître aux correspondances relevées entre la légende de Tullus et la mythologie d’Indra, le point jusqu’auquel on est en droit de supposer un héritage indo-européen commun.

Il est difficile de penser que le hasard ait réuni, sur les personnages fonctionnellement homologues d’Indra et de Tullus, deux épisodes complexes qui, ici et là, présentent une direction, un enseignement et tant d’éléments communs. Tout s’explique aisément au contraire si l’on admet qu’Indiens et Romains, ici comme dans les conceptions des dieux souverains Varuṇa et Mitra d’une part, des rois fondateurs Romulus et Numa d’autre part, ont conservé une même matière idéologique, la traitant les uns en scènes du Grand Temps, de l’histoire cosmique et suprahumaine, les autres en moments du temps romain, en événements des annales nationales.

« Matière idéologique » plutôt que « mythique ». En effet c’est par l’idéologie que les correspondances que nous avons notées sont rigoureuses et frappantes, et par la leçon qui se dégage des scènes, non par le détail des affabulations qui, de part et d’autre, sont fort différentes. Mettius n’a certainement jamais été un démon comme Namuci, non plus que les Curiaces un monstre tricéphale ! Ce que les docteurs indiens et romains ont gardé avec précision c’est :

1° L’idée d’une nécessaire victoire, d’une victoire en combat singulier, que, animé par le grand maître de la fonction guerrière et pour le compte de ce grand maître (roi ou dieu), « un héros troisième remporte sur un adversaire triple » – avec souillure inhérente à l’exploit, avec purification du « troisième » et de la société dans la personne du « troisième », qui se trouve ainsi être comme le spécialiste, l’agent et l’instrument de cette purification après avoir été un champion ;

2° L’idée d’une victoire remportée non par combat, mais par une surprise qui répond elle-même à une trahison, trahison et surprise se succédant à l’abri et dans le moule d’une solennelle convention d’amitié, en sorte que la surprise vengeresse comporte un aspect inquiétant.

Voilà la science, morale et politique, voilà le morceau d’idéologie de la deuxième fonction, que les administrateurs indo-européens de la mémoire et de la pensée collectives – une catégorie de prêtres sans doute – et leurs héritiers védiques et latins n’ont cessé de comprendre et d’exposer dans des scènes dramatiques. Dans ces scènes, les personnages, les lieux, les intérêts, les ornements pouvaient se renouveler, et les niveaux littéraires aussi, tantôt épopée ou histoire, tantôt fantasmagorie. Le ressort restait le même. Et c’est d’une collection de tels ressorts bien agencés qu’est faite partout la conscience morale des peuples.

Nous retrouvons ici une situation comparable à celle qui a été plusieurs fois analysée, mais qui peut être encore éclairée avec profit, à propos des formes sous lesquelles nous est connu, à Rome et en Scandinavie, le couple du Borgne et du Manchot1. Dans les deux cas, la société, humaine ou divine, est dans un péril mortel. Elle est sauvée par le jeu successif de ces deux personnages.

En Scandinavie2 : les Ases, voyant la rapide croissance du petit Loup qui les détruira, ont essayé deux fois de l’immobiliser par des liens de plus en plus forts, qu’il a rompus sans peine. Il est donc déjà tard pour parer au danger. Alors entrent en scène les deux dieux souverains. D’abord Óđinn, « le Père de tout » : en vertu du savoir qu’il a acquis en choisissant d’être borgne, exactement en déposant un de ses yeux dans la source de Mímir, il donne aux Ases la recette d’un matériau tout nouveau. Il y faut un attirail de haute magie : il envoie un messager prescrire aux Elfes noirs de mélanger six choses : le bruit du pas d’un chat, la barbe des femmes, les racines des montagnes, les tendons de l’ours, la voix des poissons et le crachat des oiseaux. Résultat : un lien tout menu, lisse et doux comme un fil de soie, mais incassable. C’est ensuite le tour de Týr : le petit Loup se méfie et n’accepte de se laisser passer, en manière de jeu, ce lien d’apparence trop inoffensive que si l’un des dieux met un bras dans sa gueule « en gage que la chose se fera sans fraude ». Aucun dieu ne se dévoue, sauf Týr. Pris au piège, neutralisé jusqu’au Ragnarök, le petit Loup mord du moins le gage qui l’a fallacieusement convaincu, les dieux sont sauvés, et Týr reste dorénavant ein-hendr, manchot.

À Rome : la Ville est presque prise d’assaut par l’armée de l’Étrusque Porsenna. Alors intervient Horatius dit Cocles, ou « le Cyclope » parce qu’il a perdu un œil dans une circonstance antérieure ou parce que ses yeux ont l’air de n’en faire qu’un. Ce n’est pas par magie, par science, qu’il agit (nous sommes chez les très positifs quirites), mais par un prestige et par une chance extrêmes. Dans la débâcle générale (Tite-Live, II, 10), il se précipite à la tête du pont qui donne accès à Rome et que les Romains, profitant de ce répit, commencent à démolir. Il frappe les ennemis de stupeur par cette merveille d’audace (ipso miraculo audaciae obstupefecit hostes), puis, resté seul devant le pont, il promène sur les chefs des Étrusques des regards terribles et menaçants (circumferens truces minaciter oculos), les interpellant individuellement, les injuriant collectivement. Longtemps nul n’ose s’en prendre à lui. Puis ils font pleuvoir sur lui une nuée de javelots, mais tous les traits restent plantés dans son bouclier et lui, obstinément, il occupe le pont en l’arpentant à grands pas. À la fin, les Étrusques veulent se ruer vers lui, mais déjà le pont se brise et Cocles n’a plus qu’à regagner la porte à la nage sous une grêle de traits qui ne l’atteignent pas. Ainsi le Cyclope a mené tout le jeu par ses grimaces terrifiantes qui paralysent l’ennemi et par une chance incroyable qui le met à l’abri des coups. Rome n’est donc pas prise d’assaut, mais elle reste dans un péril mortel. C’est le tour de Mucius – qui n’est pas encore Scaeuola, « le Gaucher ». Plusieurs variantes coexistent mais le ressort en est le même (Tite-Live, II, 12 ; Denys d’Halicarnasse, V, 29 ; Plutarque, Publicola, 17) : il se rend dans le camp de Porsenna pour le tuer et, ayant échoué, devant le roi, étend sa main droite sur un brasero, affirmant (avec échange de serments : Denys) que trois cents jeunes Romains sont prêts à essayer successivement de réussir le coup qu’il a manqué. La crainte et surtout l’admiration que cette affirmation appuyée par ce geste inspire au roi – prope attonitus miraculo rex – l’amènent à conclure la paix qui sauve Rome. Et Mucius est devenu manchot.

Entre le fabuleux mythe nordique et « l’histoire » romaine, simplement étonnante (Tite-Live dit deux fois miraculo), tous les détails sont différents, y compris la forme de collaboration des deux personnages : en Scandinavie, Óđinn prépare magiquement le lien que Týr fera accepter par le Loup ; au cours du même siège, Cocles empêche la Ville d’être prise, gagne du temps, grâce à quoi Scaeuola gagne la paix qui la sauve. Mais le ressort est le même : Óđinn utilise le savoir transcendant acquis par sa mutilation antérieure comme Cocles, borgne antérieurement, terrifie les Étrusques par ses truces oculi (s’agissant d’un borgne, ce pluriel ne peut signifier que les regards du seul œil qui lui reste), Týr et Scaeuola sacrifient leur bras comme gage de la véracité d’une fausse déclaration qui décide l’ennemi, ici à se laisser lier, là à renoncer à une victoire certaine.

La portée des aventures, ici et là, est aussi fort inégale. À Rome, ce ne sont que des faits divers illustres, sans valeur symbolique déclarée, sans autre intérêt que de propagande patriotique, et d’abord sans autre suite pour les jeunes gens qui en ont été les héros que des honneurs une fois décernés et des mutilations qui les ont si bien rendus inaptes à tout service et à toute magistrature que dès lors il ne sera plus, il ne peut plus être question d’eux. En Scandinavie au contraire, les deux mutilations, clairement symboliques, sont ce qui crée d’abord et manifeste ensuite paradoxalement la qualité durable de chacun des dieux, le maître du grand savoir et le garant des accords, du Þing ; elles sont l’expression sensible du théologème hérité des Indo-Européens, qui fonde la coexistence des deux plus hauts dieux, à savoir que l’administration souveraine du monde se divise en deux grandes provinces, celle de l’inspiration et des prestiges, celle du contrat et de la chicane, ou, pour être bref, la magie et le droit.

D’autre part l’analogie des récits romain et scandinave est de celles qui excluent à la fois qu’ils soient indépendants et que l’un dérive de l’autre. Il s’agit en effet d’un thème complexe et fort rare : depuis 1940, depuis le moment où la correspondance a été signalée pour la première fois, bien des chercheurs ont fouillé les mythologies de l’Ancien et du Nouveau Monde pour y retrouver, avec son double ressort fonctionnel, ce couple du Borgne et du Manchot ; seule la littérature d’un autre peuple apparenté aux Germains et aux Italiques, l’épopée irlandaise, a présenté quelque chose de comparable, bien que sensiblement plus lointain. Et pourtant les affabulations romaine et scandinave sont trop différentes pour qu’on suppose un passage, un emprunt direct ou indirect de l’une à l’autre : l’emprunt eût conservé le cadre des scènes avec des détails pittoresques et laissé plutôt perdre le sens, le principe idéologique de la double intrigue, alors que c’est ce principe – le lien des deux mutilations et des deux modes d’action – qui subsiste de part et d’autre dans des scènes qui n’ont plus par ailleurs de rapport. La seule explication naturelle est donc de penser que Germains et Romains tenaient de leur passé commun l’idée de ce couple original.

En outre, comme ce couple est plus riche de valeur quand il opère sur le plan mythique, soutenu par la théologie de la souveraineté, il est probable que c’était là sa forme première et que Rome l’a ramené du ciel sur la terre, des dieux aux hommes, chez ses hommes, dans son histoire gentilice et nationale : le double événement sauveur garde une importance décisive, mais ce n’est plus aux débuts de l’Univers, ni dans la société des immortels, ni pour fonder une conception bipartie de l’action dirigeante ; c’est aux débuts de la République, dans la société des Brutus, des Valerius Publicola, des Horatii, des Mucii et pour susciter à travers les siècles, par un échantillonnage de dévouements extraordinaires, d’autres dévouements patriotiques.

Le détail de l’opération nous échappe et nous échappera toujours, mais l’opération est certaine. Elle reste même sensible dans la gêne qu’éprouve un Tite-Live à raconter l’invraisemblable histoire du légionnaire Cyclope et dans la manière sournoise dont il lui restitue, au détour d’une phrase, un pluriel oculos que démentent son surnom et toute la tradition.

 

On oppose parfois à de telles réflexions qu’il n’est pas licite de traiter ainsi les mythes, d’en extraire des « schémas » qui prétendent en résumer la substance et qui, trop facilement, les déforment. Distinguons bien le droit et la pratique. Que, dans des applications particulières, l’analyste se trompe, retenant comme caractéristiques des traits secondaires et négligeant des traits authentiquement capitaux, il se peut, et l’on devra reconsidérer tout cas dans lequel cet abus aura été diagnostiqué avec des arguments sérieux. Mais sur l’opportunité, sur la nécessité de dégager le ressort et par conséquent le sens, la raison d’être sociale d’un mythe, comment céder ? Pour une société croyante, nous l’avons rappelé en commençant, un mythe, la mythologie entière ne sont pas une production gratuite et fantaisiste, mais le réceptacle d’un savoir traditionnel ; ils servent aux adultes des générations successives, et en bien plus ample, et sur bien plus de plans, comme les fables d’Ésope et tout ce qui en dérive servent aux éducateurs des jeunesses d’Occident ; comme de ces fables, il faut en comprendre la leçon, laquelle coïncide avec la marche de l’intrigue : avec le « schéma ». C’est donc simplement affaire de tact, à la fois de docilité devant la matière et d’exigence, de sincérité envers soi-même ; et l’on peut espérer, les études progressant et le principe recevant des applications de plus en plus nombreuses, que l’on risquera de moins en moins l’erreur et la subjectivité, grâce au contrôle que chaque progrès impose aux résultats antérieurs.

Si examens et discussions confirment la validité des deux schémas ici dégagés, on reconnaîtra que leur complexité, que leur réunion, à Rome et chez les Indiens, dans la carrière de deux personnages qui occupent le même rang dans la même structure fonctionnelle, rendent peu probable qu’il s’agisse d’inventions indépendantes, et que l’explication par l’héritage idéologique des Indo-Européens reste la plus satisfaisante.