VI

Les trois péchés de Soslan et de Gwynn

Toutes les réalisations mythologiques ou épiques du thème des trois péchés fonctionnels qui ont été analysées jusqu’à présent, avec ou sans rachat ou salut final, se sont déroulées à travers les fonctions dans le sens I II III, le péché de troisième fonction, sous forme de vénalité (Starcatherus) ou de faute sexuelle (Indra, Śiśupāla, Héraclès, Sextus Tarquin) achevant le récit. Celles qui nous restent – provisoirement – à examiner procèdent dans l’ordre inverse, III II I, culminant ainsi dans le péché que la hiérarchie des fonctions semble en effet devoir marquer de la plus haute note de gravité : à une faute sexuelle de même type que celle d’Indra ou de S. Tarquin, succède un combat déloyal ou abusif et, pour finir, un sacrilège.

L’épopée populaire des Ossètes du Caucase, derniers descendants des Scytho-Sarmates de l’Antiquité, contient à la deuxième génération deux héros qui correspondent, en gros, au type Vāyu-Bhīma et au type Indra-Arjuna. Tous deux multiplient les exploits contre les géants et défendent leur société, celle des Nartes. Si l’un, Batradz, s’abandonne, comme Bhīma, à quelques excès dans l’usage de son lot, la force1, l’autre, Soslan (ou Sosyryko, Sozryko) est un modèle, non certes de ce que nous appellerions un chevalier, mais d’un preux. On pourra lire l’essentiel de son cycle dans mon Livre des héros, 1965, p. 69-147, traduit des Narty Kaǰǰytœ, Orǰonikidzé, 1946 (2e éd. 1949).

Or, ce héros, dont la mémoire des Ossètes – car le peuple ne doute pas qu’il n’ait existé – et aussi, par emprunt, celle de leurs voisins Tcherkesses et Abkhaz s’enorgueillissent encore, commet exceptionnellement une série de fautes inexcusables. Mon recueil Légendes sur les Nartes résume trois variantes, dont la première, recueillie dès 1871 par ǰantemir Šanaev, s’arrête avant le troisième épisode (1930, p. 92-93). Je reproduis celle du Livre des héros, p. 102-110 :

Premier péché : Soslan réclame la sœur de Tot(y)radz.

Alymbeg, de la famille des Alægatæ, avait sept fils et une seule fille. Six de ses fils avaient péri comme lui-même, de la main de Soslan, et il ne restait, avec sa fille, qu’un petit garçon au berceau. C’est Syrdon qui donna un nom à l’enfant ; il l’appela Totyradz, fils d’Alymbeg. Or, Totyradz avait tout le devant du corps d’acier pur et grandissait d’une paume durant le jour, d’un empan durant la nuit. Soslan décida d’exterminer cette famille. Il convoqua le crieur et lui dit :

« Va annoncer ceci à tous les Nartes : “Dans une semaine, le prochain vendredi, nous jouerons sur la Place des Jeux et toute famille qui n’enverra pas de joueur se verra prendre, pour punition, une fille en esclavage.” »

Le crieur fit son annonce aux trois parties du village :

« Dans une semaine, le prochain vendredi, la jeunesse jouera sur la Place des Jeux et toute famille qui n’enverra pas de joueur se verra prendre, pour punition, une fille en esclavage. »

Quand la mère de Totyradz, encore vêtue de deuil, entendit la nouvelle, elle versa de lourdes larmes et vint s’asseoir près du berceau où dormait l’enfant.

« Que Dieu ne te pardonne pas, Soslan ! Tu sais qu’il n’y a plus dans la maison d’Alymbeg de garçon en état de marcher ! Ce que tu veux, c’est la tête du dernier petit qui me reste ! »

L’enfant s’éveilla :

« Qu’y a-t-il, maman ? Pourquoi pleures-tu ?

— Pour rien, mon fils chéri », répondit-elle, car elle ne voulait pas lui dire la vérité.

Mais l’enfant insista.

« Comment ne pleurerais-je pas, mon pauvre petit ? Tout ce que j’avais de fils avant toi a péri, ainsi que ton père, de la main de Soslan. Il ne me restait que toi et ta sœur, et il a décidé, vous aussi, de vous dévorer. Vendredi prochain, annonce-t-il, toute maison qui n’enverra pas de joueur sur la Place des Jeux se verra, pour punition, prendre une fille en esclavage. Comme il n’y a plus chez nous de garçon en état de marcher, ton unique sœur nous sera enlevée.

— N’aie pas peur, mère, j’irai jouer avec les puissants Nartes sur la Place des Jeux. Je n’accepte pas cette honte : donner en amende ma sœur unique !

— Mon soleil, si tu étais en âge d’aller aux jeux des Nartes, mes jours ne seraient pas si sombres !

— Qu’on ne m’appelle plus le fils de mon père si je donne en amende ma sœur unique ! Est-ce pour rien que Syrdon, fils de Gætæg, m’a nommé Totyradz, fils d’Alymbeg ? »

(Suit, longuement développé, le thème folklorique usuel du bébé qui fait éclater les planches de son berceau, bondit, exige de sa mère qu’elle lui montre où se trouvent le cheval, les armes de son père. Alors :)

Totyradz fouetta son cheval, qui l’emporta d’un bond par-dessus la clôture, puis il fit demi-tour et, d’un nouveau coup de fouet, le ramena dans la cour. Il le mit au galop.

« Attends, mon petit, ne pars pas si vite, cria sa mère. Il faut que je te dise comment reconnaître, quand tu l’auras devant toi, l’homme qui a dévoré tes frères et ton père. En arrivant sur la Place des Jeux, regarde bien ceux qui s’y trouvent et prends garde à celui qui a les jambes torses, les yeux grands comme des cerceaux de crible, deux prunelles dans un œil, et la barbe pareille à des piquants de hérisson : c’est lui qui a dévoré ton père et tes frères ! »

L’enfant sortit du village en faisant de la voltige sur son cheval.

Le vendredi fixé pour les jeux des Nartes arriva. Toute la jeunesse s’assembla sur la Place des Jeux ; seule la maison d’Alymbeg n’avait envoyé personne.

Les jeux commencèrent. Les jeunes Nartes rivalisaient d’adresse, mais le cavalier noir, Soslan, était toujours vainqueur. Soudain que voient-ils ? Un globe de nuée noire sort du village, et des corneilles noires volent au-dessus d’elle… Les Nartes s’arrêtèrent, étonnés. Syrdon regarda de tous ses yeux et dit :

« Ce que vous prenez pour un globe de nuée, ce n’est pas une nuée, mais le cheval gris d’Alymbeg, de la famille des Alægatæ, qui vient vers vous, soufflant de la bouche et des naseaux. Ce que vous appelez des corneilles noires, ce ne sont pas des corneilles, mais les mottes de terre que ses sabots lancent au-dessus de lui.

— C’est étrange : le cheval vient tout seul, on ne voit pas de cavalier…

— Il y a un cavalier, leur répondit Syrdon, et vous ne tarderez pas à l’apercevoir ! »

Leur étonnement grandit quand ils découvrirent un cavalier qui n’était pas plus haut que l’arçon de la selle. Comment ose-t-il monter, se disaient-ils, l’illustre cheval d’Alymbeg ?

Cependant le cavalier arrivait. Il les salua.

« Paix et bonheur à vos jeux, fière jeunesse narte !

— Bon jour à toi, Totyradz, fils d’Alymbeg, des Alægatæ ! » répondit Syrdon, qui lui avait donné son nom.

Totyradz se promena à cheval à travers la jeunesse narte, cherchant son partenaire. Son regard se posa sur Soslan et il reconnut celui que sa mère lui avait décrit.

« Eh bien, Soslan, lui dit-il, à nous de jouer – toi et moi !

— Chien, fils de chien ! Le lait te coule encore de la bouche et tu veux que je joue contre toi ? Que dirait-on de moi, si l’on voyait pareil spectacle ?

— Tu joueras contre moi, il le faut !

— Que chantes-tu, fils d’Alymbeg ? Je distribuerai ta chair aux oiseaux et tes os aux chiens ! »

Totyradz ne l’écoutait pas.

« Peu importe, jouons !

— Tu l’as voulu ! »

Et Soslan monta sur son cheval.

La lutte ne fut pas plus tôt engagée que le cheval de Soslan trébucha et tomba. Sans perdre de temps. Totyradz harponna Soslan du bout de sa lance. À ce spectacle, ce fut une débandade, chacun ne pensant qu’à se sauver d’une mort qu’il voyait certaine. Jusqu’au soir, toujours à cheval, Totyradz promena Soslan suspendu au bout de sa lance, sans le laisser une fois toucher le sol : « Tu as tué mon père et mes frères, lui disait-il, à moi maintenant de te tuer, tu ne m’échapperas pas ! »

Quand vint le soir, Soslan se mit à le supplier :

« Tu dois me tuer, je le sais, mais épargne-moi cette fois et donne-moi le temps de revoir ma famille. Dans une semaine, le prochain vendredi, retrouvons-nous à Nord-Sec, dans l’Arrière-Village, sur le tertre où l’on rend la justice, et nous nous battrons homme contre homme. »

Ils se donnèrent leur parole et Totyradz libéra Soslan : « Je t’accorde ce délai », lui dit-il, et, fouettant son cheval, il rentra chez lui.

Deuxième péché : Soslan vainqueur par une ruse déloyale.

La tête basse dans les épaules hautes, Soslan alla trouver Satana et se jeta si furieusement sur son siège que les quatre pieds se cassèrent.

« Que t’arrive-t-il donc, mon fils que je n’ai pas enfanté ? As-tu reçu un affront ? Es-tu malade ? lui demanda Satana.

— Hélas ! je suis bien puni de mon outrance ! Tout le long du jour le petit garçon d’Alymbeg m’a ridiculisé, m’a promené au bout de sa lance sans me laisser toucher le sol. Comment viendrai-je jamais à bout de lui, puisqu’il est déjà plus fort que moi ? S’il grandit, c’en est fait de moi.

— Et tu dois de nouveau le rencontrer ? demanda Satana.

— Vendredi prochain : je lui ai donné ma parole. Nous devons nous retrouver à Nord-Sec, dans l’Arrière-Village, sur le tertre où l’on rend la justice, et nous battre homme contre homme. Je ne manquerai pas à ma parole et il me tuera.

— N’aie donc pas peur. Puisque nous avons ce temps devant nous, je saurai te tirer d’affaire. Lève-toi vite et va me chercher ce qu’il faut de peaux de loups fraîchement arrachées pour faire une pelisse, puis monte au ciel chez Kurdalægon et prie-le de te forger cent clochettes et cent grelots. Quand tu auras trouvé tout cela, tu n’auras plus rien à craindre. »

Soslan partit et bientôt rapporta à Satana assez de peaux de loups fraîchement arrachées pour faire une pelisse. Elle les tanna fortement et son aiguille en fit une pelisse pour Soslan. Puis il alla trouver Kurdalægon et Kurdalægon lui forgea cent clochettes et cent grelots, sonnant chacun d’un son différent, qu’il remit aussi à Satana.

Quand vint le jour de la rencontre, Satana attacha à la crinière du cheval les cent clochettes et les cent grelots, garnis de lambeaux d’étoffes de toute forme et de toute couleur, elle fit revêtir à Soslan la pelisse en peaux de loups, le poil à l’extérieur, et lui dit :

« Va dès maintenant où tu dois aller, afin d’arriver le premier, et poste ton cheval derrière le tertre. Je susciterai autour de toi un nuage épais qui te couvrira et te rendra invisible. Quand le fils d’Alymbeg arrivera à son tour, il s’arrêtera en haut du tertre et ne voyant rien d’autre qu’un nuage, criera : “Eh, Soslan, où es-tu ? C’est aujourd’hui que nous avons rendez-vous, viens te battre !” Ne te montre pas, car, à ce moment, la tête de son cheval sera tournée vers toi. Il attendra quelque temps et criera de nouveau : “Eh, maudit parjure, où es-tu ? C’est aujourd’hui que nous avons rendez-vous, viens te battre !” Ne te manifeste pas encore, car à ce moment il se présentera de flanc et tu ne pourras rien contre lui. Il criera une troisième fois : “Et ton serment, Soslan ? Tu n’as pas osé venir, tu as menti à ta parole !” Et il tournera son cheval face au village. Alors, mets en jeu, sans réserve, toute ta force. Comme son cheval a été nourri chez les diables, il a peur des peaux de loups, et quand ton cheval à toi surgira soudain près de lui avec son bariolage de chiffons et le tintement de ses grelots et de ses clochettes, personne ne pourra le retenir, il emportera son cavalier au galop devant toi. Frappe ton ennemi dans le dos, car il est de pur acier par-devant, et invulnérable. »

Soslan fut bien en avance au lieu du rendez-vous. Il se cacha derrière le tertre et Satana le couvrit d’un nuage épais qui le rendit complètement invisible du sommet. Totyradz arriva ensuite. Tourné vers le nuage, il cria :

« Viens te battre, Soslan, c’est aujourd’hui que nous avons rendez-vous ! »

Ne voyant ni Soslan, ni personne, il attendit un bon moment puis, présentant le flanc au nuage, il cria de nouveau :

« Eh, Soslan, où es-tu ? C’est aujourd’hui que nous avons rendez-vous, viens te battre ! »

Soslan ne se montra pas. L’autre attendit encore un moment puis, tournant son cheval face au village :

« Et ton serment, Soslan ? C’est aujourd’hui que nous devions nous battre, et tu as menti à ta parole. Tu seras désormais parjure au su de tous les Nartes ! »

Et il partit. Alors Soslan, tel qu’un milan surgissant des hautes herbes, sortit du nuage et cria à Totyradz :

« Me voici ! Je n’ai pas menti à ma parole ! Attends-moi ! »

Le fils d’Alymbeg voulut tourner son cheval, mais dès que l’animal vit la pelisse en peaux de loups et les chiffons bariolés et qu’il entendit le concert des cent clochettes et des cent grelots, il emporta son cavalier comme un fou… Totyradz veut l’arrêter, mais il n’en est plus maître. Il tire de toutes ses forces sur la bride, et la bride se casse. Il saisit la crinière, et elle lui reste dans les mains, sans que le cheval s’arrête. Il se penche en avant, empoigne les deux oreilles, et la peau du cheval s’arrache jusqu’à l’arçon de la selle. Et le cheval galope toujours.

« Vilaine bête, lui crie son maître, où cours-tu, puisque moi, je n’ai pas peur de lui ? »

Se penchant plus en avant encore, il le saisit par la mâchoire inférieure. Elle aussi s’arrache jusqu’au poitrail, et le cheval ne ralentit pas…

Mais déjà la flèche de Soslan perce le dos de Totyradz, puis la lance le touche entre les épaules. Il roule à terre et rend l’âme, tandis que Soslan rentre chez lui au petit trot.

Troisième péché : Soslan sacrilège.

(Après une émouvante scène d’honneur et de deuil – la mère, voyant la blessure dans le dos du cadavre, croit d’abord qu’il a fui, puis voit, sur le cheval, les traces multiples des efforts qu’il avait faits pour le retenir – Totyradz est rituellement mis en terre.)

Pour ce troisième épisode, il existe des variantes moins navrantes, mais sûrement « retouchées », puisque la mort de Soslan-Sozyryko, dans de tout autres circonstances, est un épisode stable de la tradition. Voici le résumé de l’une de ces variantes (Légendes sur les Nartes, 24 b, p. 92-93, résumé de Pamjatniki narodnago tvorčestva Osetin, 1. Nartovskie narodnye skazanija, Vladikavkaz, 1925, no 20, p. 100-113) :

Pendant toute l’année, aux jours d’usage, la mère de Totradz va faire les offrandes et gémir sur la tombe de son fils. Le dernier jour, Sozyryko passe par là, insulte la pauvre femme et disperse les offrandes. Dans un discours émouvant, la mère se plaint au mort.

Totradz obtient du Chef des Morts, Barastyr, la permission de sortir entre le lever et le coucher du soleil. Il va aussitôt trouver sa mère et lui dit : « Dieu a entendu ta prière, arme-moi ! » Elle lui donne flèches et armure, il remonte sur son cheval diabolique – qu’il n’a pas autant défiguré, lors du premier duel, que dans la variante précédente – et il pique droit sur Sozyryko. Ils échangent des défis : « Non, Sozyryko, dit le revenant, tout n’est pas fini ! – En ce cas, tant pis pour toi ! » Après une longue lutte, d’un coup de flèche, Totradz tue Sozyryko ; il lui coupe le bras droit et le porte à sa mère : « Voici le bras de celui qui a bu mon sang et qui t’a insultée ! »

Sa mère, dans un chant de joie, lui promet de lui faire des offrandes comme à un mort et de le prier comme un zäd (ange) ; puis elle lui dit : « Maintenant, rapporte ce bras au cadavre de Sozyryko : telle est la coutume des Nartes, mon soleil ; on n’enterre pas les morts avec un corps incomplet. Je suis contente de toi. »

Totradz rapporte le bras au cadavre, puis rentre chez les morts. Comme le soleil est déjà presque couché, Barastyr fait quelques difficultés pour le recevoir. Mais Totradz prie Dieu d’arrêter le soleil et Dieu l’exauce. Totradz est maintenant chez les morts, jusqu’au jour du grand jugement.

Conclusion.

« Jusqu’au jour du grand jugement… » Ces derniers mots doivent faire allusion à une conclusion plus lointaine : que se passera-t-il au Jugement dernier ? La variante traduite dans Le livre des héros répond :

Le caractère fonctionnel de chacun de ces péchés n’a pas besoin de commentaire. Et la valeur trifonctionnelle de l’ensemble est propre aux Ossètes, puisque les variantes aussi bien tcherkesses qu’abkhaz, par une altération parallèle à celle que l’on constate chaque fois que les trois fonctions encadrent ou scandent un récit emprunté par ces peuples non indo-européens, n’en gardent aucune trace3. Voici, à titre d’exemple, une variante tcherkesse occidentale (abzakh) publiée au début du siècle (Légendes sur les Nartes, no 24 c, de A.N. D’jačkov Tarasov, Abadzexi (Zapiski kavkazskago otdela imp. russk. geografičeskago obščestwa, 22, Tiflis, 1903, p. 32-34, « Le Narte Sausuruk », – à lire « Sawsǝrǝq˚a ») :

En cinq vers, au début, Satanaj demande à son fils Sausuruk : « Que se passe-t-il dans le monde ? » Il répond grossièrement, en prose : « Occupe-toi de tes ciseaux, mère ; ce n’est pas l’affaire des femmes de savoir ce qui se passe dans le monde. » Satanaj s’offense : « Je t’ai nourri du lait des loups, je t’ai chauffé de bois de chêne, et tu me fais de telles injures ! » Elle prend ses ciseaux pour se couper la gorge, mais Sausuruk crie : « Ciseaux, changez-vous en plomb, et toi, mère, deviens dure comme chêne ! » Ayant ainsi sauvé sa mère, il a honte de l’avoir rudoyée et il lui raconte sa triste aventure : il a rencontré un Narte qui s’est jeté sur lui, l’a renversé de cheval et allait le tuer, quand lui, Sausuruk, a demandé un délai. « Les Nartes ne refusent jamais un délai, a répliqué l’autre ; trouve-toi demain, à midi, au mont Sober Uaša… »

Satanaj se désespère ; elle va d’abord pour tuer le cheval de Sausuruk, qu’elle tient pour responsable : « Ne me tue pas, dit le cheval ; mets sur la poitrine de ton fils ton talisman brillant comme le soleil et recouvre-le d’une étoffe pour qu’il ne paraisse pas tout d’abord. À ma tête, sur ma crinière et sur ma queue, attache cent grelots. Si demain nous ne t’apportons pas la tête du Narte étranger, décapite-nous tous les deux. »

Satanaj suit les conseils du cheval. Le lendemain, en arrivant au rendez-vous, Sausuruk voit son adversaire ; il découvre son talisman-soleil, son cheval secoue ses grelots ; le cheval du Narte étranger s’effraie, et Sausuruk peut tuer le cavalier, dont il apporte la tête à sa mère. « Malheur, s’écrie Satanaj, qu’as-tu fait ? Cette tête est celle de ton cousin : c’est le fils unique de ma sœur, son père était Al’bedz, renommé dans le monde pour sa force et sa vaillance. »

Puis avec ses proches et de riches présents. Satanaj va trouver sa sœur. Le même jour arrivent deux bardes ambulants, qui commencent à chanter ; la sœur de Satanaj les arrête et leur demande s’ils savent quelque chose de son fils : alors ils lui racontent tout, et partent. La pauvre mère se précipite derrière eux, mais Satanaj la retient. Elle pleure longtemps, longtemps elle couvre de malédictions Satanaj et Sausuruk ; puis elle se calme et Satanaj rentre chez elle.

On voit que le troisième épisode, le sacrilège sur la tombe avec ses conséquences immédiates et eschatologiques a disparu et que le premier a été remplacé – toute référence à la « sœur » éliminée – par la rencontre fortuite de deux Nartes dont l’un a une vendetta à exercer. Seul subsiste, altéré lui aussi, l’épisode des grelots attachés au cheval.

Les variantes abkhaz, visiblement dérivées des tcherkesses, éliminent aussi l’épisode final, mais en outre amplifient la différence dans l’épisode initial « Altar Tolymbek » – tel est ici le nom de Totreš-Tot(y)radz ossète, aldar = « noble, seigneur ») – est un cavalier géant qui, par deux fois, sur la route, ne répond pas au salut que lui donne poliment Sasrǝq̊a. À la troisième fois, il daigne prendre garde à lui, mais c’est pour le mettre dans sa poche et accrocher le cheval du héros, jambes liées, à son arçon. Puis il va sous un grand arbre au pied duquel il a coutume de se reposer. Après une courte conversation, il relâche son captif avec son cheval. Sasrǝq̊a revient chez sa mère Sataney-Guaša (en tcherkesse, g̊ašie « dame »), qui lui conseille d’aller se cacher dans une fosse près de l’arbre où le géant reviendra sûrement se reposer, mais d’accrocher d’abord mille clochettes au caparaçon de son cheval, et, quand son ennemi arrivera, de surgir dans un tintamarre inouï. (Il s’agit d’ailleurs de clochettes merveilleuses, que Sataney fait fabriquer par « le forgeron aux mains d’or avec le métal du grand chaudron des Nartes… ».) Elle lui recommande, après avoir ainsi humilié le géant et l’avoir mis à sa merci, de le laisser partir sans le tuer. Sasrǝq̊a exécute ses instructions de point en point. (Priključenija Narta Sasrykvy i ego devjanosta devjati bratiev, Moscou, 1962, p. 194-200).

 

Cette revue confirme que seuls au Caucase les Ossètes, chez qui l’idéologie trifonctionnelle est restée active, ont conservé jusqu’à nos jours une application claire du thème des trois péchés du guerrier. Mais un nouveau problème se pose quand on prend garde que, sous la forme qu’ils lui ont donnée, ils rejoignent curieusement, chez les Celtes insulaires, un épisode épique, dont nous n’avons malheureusement qu’un sommaire inséré dans le roman arthurien Kullwch et Olwen. Je transcris la traduction de J. Loth (Les Mabinogion, 1913, I, p. 331-332) en y plaçant des sous-titres qui en marquent le plan.

– Premier péché : enlèvement de la femme d’un autre.

– Deuxième péché : capture des nobles chefs dans une bataille injuste (v. Conclusion).

– Troisième péché : crime impie

– Conclusion :

Seul, on le voit, le troisième péché n’est pas puni, mais l’enchaînement logique suggère que c’est lui qui a provoqué l’intervention d’Arthur et privé Gwynn du résultat de ses deux premiers forfaits. Sanction qui peut nous paraître insuffisante, mais sanction.

Peut-être Gwynn réservait-il un mauvais sort à tous les princes captifs, comme semble l’indiquer, pour l’un deux, le troisième péché. En ce cas on pensera, dans la légende indienne de Śiśupāla, à la cruauté de son maître le roi Jārasandha, qui attendait d’avoir cent rois prisonniers pour les sacrifier (ME II, p. 96-108).

On notera, dans cet épisode, un grand nombre de personnages mythiques héroïcisés : Lludd « à la main d’argent » et Nudd portent le premier un surnom qui rappelle l’aventure, le second le nom même de l’irlandais Nuadu ; Gwynn est resté jusque dans le folklore moderne une sorte de démon ; Taran est le tonnerre, le Taranis gaulois. D’autre part, la mention de « tous les premiers de mai jusqu’au jour du Jugement » suggère un support rituel au récit.

Enfin l’épisode devait être célèbre puisqu’il paraît dans un autre épisode (p. 284) avec une précision nouvelle. Dans l’énumération des femmes porteuses de colliers d’or auxquelles Kullwch demande un présent figure « Kreiddylat, fille de Llydd à la main d’argent, la jeune fille la plus brillante qu’il y ait eu dans l’île des Forts et dans les trois îles adjacentes ; c’est à cause d’elle que Gwythyr fils de Greidiawl et Gwynn fils de Nudd se battent et se battront, chaque premier jour de mai, jusqu’au jour du Jugement ».

 

Un tableau permettra de faire saillir les correspondances.

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