III

Guerriers et formes animales

Il vient d’être incidemment rappelé que le dieu avestique de la Victoire offensive, Vǝrǝθraǧna, a la particularité de se présenter sous dix apparences, dont sept sont des formes animales. Dans l’ordre du Yašt XIV, ce sont : le Vent (Vāta) ; le bœuf portant sur ses cornes ama, la force assaillante ; un étalon qui porte aussi ama ; un chameau en rut ; un sanglier impétueux ; un jeune homme de quinze ans ; l’oiseau Vāraǧna, le plus rapide des oiseaux de proie ; un bélier sauvage ; un bouc sauvage ; un guerrier armé pour le combat.

Ces métamorphoses ont été souvent commentées. Quant aux rangs, la place du Vent en tête de la liste prolonge un théologème indo-iranien : dans l’association Vāyu-Indra du R̥gVeda et des rituels, c’est Vāyu qui passe le premier, et ce privilège est justifié par le fait que, seul des dieux, confiant dans sa rapidité, Vāyu a osé sortir en éclaireur dans « l’affaire Vr̥tra1 ». Symétriquement, la place du guerrier adulte à la fin de la liste rappelle que, quelles que soient ses autres formes, Vǝrǝθraǧna est dans la pratique le modèle et le protecteur du guerrier humain, tandis que la place du jeune homme de quinze ans à peu près au milieu de la liste, en sixième, laisse peut-être entendre que les termes de deux à neuf sont une sorte de préparation au dixième – préparation qui n’exclut pas, bien entendu, le retour aux formes ainsi traversées : on sait, par exemple, que c’est comme sanglier que le Yašt de Miθra (X, 70) présente Vǝrǝθraǧna : celui-ci précède le grand dieu2 « sous la forme d’un sanglier prêt au combat, aux défenses aiguës, d’un sanglier qui tue d’un coup, inapprochable quand il est irrité, au museau tacheté, vaillant, aux pieds de fer, aux pattes de fer, aux muscles de fer, à la queue de fer, aux mâchoires de fer ; qui devance son adversaire, animé de fureur ; qui, avec la Vaillance virile, anéantit celui qui le combat (il ne croit pas l’avoir frappé, il ne lui semble pas avoir porté un coup, tant qu’il ne lui a pas rompu les vertèbres, colonne de la vie, les vertèbres, source de la force), qui brise tout en pièces et répand pêle-mêle sur le sol les os, les poils, la cervelle et le sang de ceux qui trompent Miθra ».

Le nombre dix est-il ici une donnée primitive ou le résultat d’une systématisation postérieure ? Les dix incarnations de l’indien Viṣṇu, parmi lesquelles figure en bonne place un sanglier, sont-elles une utilisation parallèle du même thème ? Dans cette aptitude à changer de formes, Viṣṇu a-t-il pris la place d’Indra qui, dans le R̥gVeda, non seulement se trouve associé au dieu Vent dans les conditions qui viennent d’être rappelées, mais se fait aussi taureau et bélier ? Au point où sont aujourd’hui ces trois débats, le « oui » rencontre des arguments et des objections3. Mais le plus important n’est pas douteux : parmi les dieux iraniens, Vǝrǝθraǧna se distingue par cette abondance, par cette mise en liste aussi, de métamorphoses dont la présentation occupe plus du tiers de son Yašt. Ce caractère n’est pas suffisamment justifié par « une théorie générale et spécifiquement iranienne de la création », par la faculté qu’a tout être spirituel « de passer à une forme corporelle », même si l’on joint la remarque que, « tandis que les êtres terrestres se manifestent sous l’aspect qui répond à leur nature, les êtres célestes apparaissent sous des espèces variées et multiples ». Si tout dieu peut, en effet, revêtir à l’occasion des formes surprenantes, Vǝrǝθraǧna est le seul qui, outre le Vent et deux formes humaines, revêt pour son office, et en série, sept formes animales qui toutes, par un ou plusieurs traits, correspondent à des aspects, à des conditions de la victoire.

 

Il est probable que ce théologème, lui aussi, dérive d’une croyance archaïque dont les mythologies germaniques et celtiques conservent d’autres attestations : soit à la faveur d’un don de métamorphose, soit par une hérédité monstrueuse, le guerrier éminent possède une véritable nature animale4.

Les berserkir scandinaves, dont le nom signifie « à enveloppe (serkr) d’ours », sont ici l’exemple classique. Répondants terrestres des einherjar dont Óđinn reste entouré dans l’autre monde, les premiers berserkir mythiques le servaient quand il gouvernait l’Upland suédois. Le sixième chapitre de l’Ynglingasaga les décrit en ces termes :

Quant à ses hommes, ils allaient sans cuirasse, sauvages comme des chiens et des loups. Ils mordaient leurs boucliers et étaient forts comme des ours et des taureaux. Ils massacraient les hommes et ni le fer ni l’acier ne pouvait rien contre eux. On appelait cela « fureur de berserkr ».

Herman Güntert5 et le grand interprète des légendes danoises, Axel Olrik6, ont excellemment commenté les nombreuses traditions sur cet organe des vieilles sociétés nordiques, et Mme Lily Weiser7, puis M. Otto Höfler8 l’ont situé, et par conséquent en grande partie expliqué, par rapport aux « sociétés d’hommes » observées en grand nombre chez les demi-civilisés. Le texte de l’Ynglingasaga qui vient d’être cité dit beaucoup, mais ne dit pas assez : les berserkir d’Óđinn ne ressemblaient pas seulement à des loups, à des ours, etc., par la force et par la férocité ; ils étaient à quelque degré ces animaux mêmes. Leur fureur extériorisait un être second qui vivait en eux, et les artifices de costume (cf. les tincta corpora des Harii), les déguisements auxquels font peut-être allusion le nom de berserkir et son équivalent úlfheđnar (« hommes à peau de loup9 ») ne servaient qu’à aider, à affirmer cette métamorphose, à l’imposer aux amis et aux ennemis épouvantés (cf. encore Tacite, Germanie, 38, 4, à propos du terror que cherchent à inspirer les Suèves).

Comme beaucoup de peuples, il semble que les anciens Germains n’aient vu aucune difficulté à attribuer à un même homme diverses « âmes » et que, d’autre part, la « forme extérieure » ait été considérée comme la caractéristique la plus nette de la personnalité. Un mot nordique – qui a des équivalents en vieil-anglais et en vieil-allemand – introduit d’emblée dans l’essentiel de ces représentations : hamr désigne 1° un « vêtement » ; 2° « la forme extérieure » ; 3° (plus souvent le dérivé hamingja) « un esprit attaché à un individu » (qui est en réalité une de ses âmes ; cf. hamingja « la chance ») ; il y a des hommes, peu intéressants, déclarés ein-hamr : ils n’ont qu’un seul hamr ; d’autres, à côté de leur heim-hamr (« enveloppe propre, fondamentale »), peuvent en revêtir d’autres, par une action que désigne le verbe réfléchi hama-sk ; ils sont capables de courir transformés (hamhleypa). Or, le berserkr est par excellence l’homme eigi einhamr, « l’homme qui n’est pas d’un seul hamr ». Nombreux sont les passages des sagas de toutes classes où la hamingja d’un guerrier, ou bien – notion presque synonyme – sa fylgja, apparaît soudain, en songe, en vision, ou dans la réalité, sous forme animale. Avec le temps le mot berserkir n’a plus désigné que des guerriers exceptionnellement puissants. Du moins la croyance a-t-elle subsisté que ni le fer ni le feu ne pouvait les blesser et leurs accès de « fureur animale » sont restés célèbres.

Ces accès leur prenaient surtout le soir. L’Egilssaga Skallagrímssonar, par exemple, 1, 2-8, décrit l’existence d’un berserkr « retraité », Úlfr, qui après de glorieuses campagnes s’est marié, fait valoir son bien, s’occupe diligemment de ses champs, de ses bêtes, de ses ateliers, et se fait apprécier de tout le voisinage par les bons conseils qu’il distribue libéralement. « Mais parfois quand le soir tombait, il devenait ombrageux (styggr) et peu de gens pouvaient alors converser avec lui, il somnolait le soir (var hann kveldsvæfr), le bruit courait qu’il était hamrammr (c’est-à-dire qu’il se métamorphosait et errait la nuit) ; il avait reçu le nom de Kveldúfr, le Loup du soir. » Ainsi les horrifiants Harii, aux corps teints, étaient-ils les guerriers des nuits noires.

Quant à la méthode des métamorphoses du somnolent Úlfr, elle est celle-là même que l’Ynglingasaga attribue au maître des premiers berserkir, à Óđinn : il avait le pouvoir de changer à volonté d’apparence et de forme (chap. 6) ; son corps restait alors étendu, comme endormi ou mort, tandis que lui-même était un oiseau ou un animal sauvage ou un poisson ou un serpent (chap. 7) : à ceci près que les berserkir, dont la compétence est moins large que celle du dieu10 et réduite aux actions du combat, ne se montrent qu’en forme de quadrupèdes sauvages, leur puissance et leur technique sont bien celles-là.

 

Úlfr n’est loup que par son nom et, sur ses vieux jours, par sa réputation de loup-garou. Chez d’autres guerriers légendaires, l’animal est à la fois plus profondément et plus ouvertement enraciné. L’un des plus fameux est Böđvar Bjarki, parangon des champions du roi Hrólfr Kraki, le Charlemagne du Nord11. Lui aussi se métamorphose : à l’avant-dernier chapitre de la Hrólfssaga Kraka, on le voit – ce sera son dernier effort – combattre devant son maître sous l’apparence d’un ours énorme, tandis que son corps sommeille quelque part à l’arrière. En cela, il ne fait que revenir à sa vraie nature. Il était né d’un Björn (« Ours »), qu’une méchante reine avait effectivement métamorphosé en ours à mi-temps, animal le jour, homme la nuit. Sa mère était une femme, mais portait le nom de Bera (« Ourse »). Björn ayant été tué sous sa forme d’ours, la méchante reine avait obligé Bera à manger un morceau entier de sa chair et une petite partie d’un second. En conséquence, des trois garçons qu’elle mit ensuite au monde, l’aîné, Elgr (l’élan), était une sorte de centaure nordique, élan à partir de la ceinture ; le second avait des pieds de chien ; seul le troisième, Böđvar, était un parfait exemplaire d’homme… Ses frères suivent des voies diverses, l’un comme brigand très fort, l’autre comme roi souvent victorieux, mais, en dépit de sa forme purement humaine, c’est Böđvar qui devient le plus puissant, le vrai champion, le guerrier type, comme si ses deux aînés n’avaient été que des ébauches. On reconnaît ici le thème du « troisième frère », étudié plus haut dans les traditions indienne sur Trita, iranienne sur Θraētaona, romaine sur le vainqueur des Curiaces ; mais on reconnaît aussi une séquence à trois termes, « animal, animal, homme de guerre », qui rappelle la formule à dix termes du Vǝrǝθraǧna avestique, « animaux successifs aboutissant au guerrier en armes », au guerrier qui, outre ses qualités humaines, possède celles des quadrupèdes et de l’oiseau qui l’ont précédé.

 

Les Celtes connaissaient aussi de telles traditions. Le Mabinogi de Math, fils de Mathonwy12, en donne une variante d’autant plus intéressante qu’elle s’insère dans une plus vaste structure. Les principaux héros, dérivés de figures mythiques, en sont le groupe désigné sous le nom collectif d’« Enfants de Don », qui se distribuent sur les trois fonctions indo-européennes d’une façon plus complète que les chefs des « Tribus de la déesse Dana » irlandaises, auxquels ils correspondent. Les mâles sont Gwydion, Eveidd, Gilvathwy, Govannon, Amaethon, auxquels est jointe une sœur unique, Aranrhod, mère elle-même de l’illustre Lleu – le Lug irlandais, le Lugus des Gaulois. Les « fonctions » du premier et des deux derniers des cinq frères sont claires : en toute circonstance, dans ce Mabinogi et ailleurs, Gwydion est un grand sorcier, tandis que Govannon et Amaethon, conformément à leurs noms13, sont le Forgeron et le Laboureur. D’Eveidd il n’est dit qu’une chose : en compagnie de Gilvathwy, c’est lui qui remplace le roi Math dans les visites à travers le pays que comporte le rang royal, ce qui donne à ces deux personnages, entre le sorcier d’une part, l’artisan et l’agriculteur d’autre part, un rôle noble, le plus proche de la royauté dans ses tâches temporelles. De Gilvathwy, nous savons davantage. Le roi Math devait toujours, sauf en temps de guerre, avoir les pieds posés dans le giron d’une fille pucelle. Gilvathwy tomba un jour amoureux fou de la jeune fille pour lors en service. Son frère Gwydion, le sorcier, le voyant dépérir, suscita par fantasmagorie une guerre cruelle avec un pays voisin ; laissant la pucelle dans son palais, le roi partit avec l’armée et Gilvathwy put satisfaire sa passion avant de l’y rejoindre. Informé de l’attentat dès son retour, le roi Math, lui-même sorcier, imposa aux deux complices un châtiment remarquable : de deux coups de sa baguette magique (hudlath), il transforma Gilvathwy en biche, Gwydion en cerf, et les condamna à vivre en couple dans les bois pendant un an. Au bout de ce temps, les deux bêtes revinrent à la cour en compagnie d’un faon vigoureux. Deux nouveaux coups de baguette transformèrent la biche en sanglier, le cerf en laie, tandis que Math donnait au faon la forme humaine et le faisait baptiser sous le nom de Hyddwn (dérivé de hydd « cerf »). Au terme de l’année, le couple reparut avec un marcassin dont le roi fit un garçon qu’il nomma Hychtwn (dérivé de hwch « porc »), et le sanglier fut transformé en louve, la laie en loup. Après un an de vie sauvage, les deux animaux revinrent avec un beau louveteau. Cette fois, non seulement le petit fut fait homme sous le nom de Bleiddwn (dérivé de blaidd « loup »), mais ses père et mère, « suffisamment punis, selon le roi, par la grande honte d’avoir eu des enfants l’un de l’autre », se retrouvèrent Gwydion et Gilvathwy comme trois ans auparavant. Un tercet inséré dans le Mabinogi révèle la finalité de cette triple naissance14 :

Trois fils du pervers Gilvaethwy :

trois vrais guerriers éminents,

Bleiddwn, Hyddwn, Hychtwn le long.

L’hapax cenrysseddat (cynrhyseddad) est traditionnellement traduit « combattants » (lady Guest), « champions » (Ellis-Lloyd), « guerriers éminents » (Loth) « Krieger » (Buber, Mülhausen), et, bien que l’étymologie en soit obscure, il n’y a pas de raison de récuser ce sens15. Ainsi dans le groupe des Enfants de Don, la fonction guerrière est assurée, à travers Gilvathwy (car c’est lui, et non Gwydion, qui est à l’origine des méfaits, et, dans le tercet, Bleiddwn, Hyddwn et Hychtwn sont dits ses fils, non ceux de Gwydion), par ces trois vigoureux jeunes gens dont les affinités animales ne sont pas métaphoriques, mais congénitales. On remarquera que deux des types de quadrupèdes compromis dans cette aventure rappellent plusieurs des incarnations de Vǝrǝθraǧna, notamment la plus fameuse (sanglier, bouc et bélier sauvages), et que la troisième évoque le nom des Scandinaves úlfhednar « hommes à peau de loup ». On soupçonne aussi, dans ces accouplements qui sont inhabituels même dans les légendes16, le souvenir de liaisons homosexuelles comme en connaissent souvent les sociétés de guerriers ; qu’on pense non seulement aux pratiques d’éducation doriennes, crétoises, mais aussi, dans le monde germanique, à ce qu’Ammien Marcellin, XXXI, 9, 5, dit des Taifali, avec une indignation qui l’empêche sans doute de comprendre la vraie valeur de l’usage dont il parle : chez ce peuple guerrier, les jeunes gens déjà pubères servent au plaisir des guerriers, apparemment sans autre limite que la durée de leurs charmes – aetatis uiriditatem in eorum pollutis usibus consumpturi – « sauf celui qui, tout seul, capture un sanglier ou tue un ours énorme et qui se trouve alors affranchi de cette souillure, conluuione liberatur ». Ammien interprète les faits dans la perspective morale des vertueux hypocrites de son temps, mais on peut penser, d’après la généralité de la pratique et l’épreuve qui y met fin, que, dans ces couples de mâles, l’un récupérait en protection et en formation ce qu’il donnait en plaisir et que l’autre, sous sa responsabilité, préparait son jeune partenaire à rencontrer dignement aprum ou ursum immanem. Les sociétés d’hommes germaniques et celtiques devaient parfois comporter ainsi un élément sexuel que les convenances n’ont pas permis aux auteurs chrétiens d’exprimer, mais qu’on est tenté de restituer sous certaines camaraderies, sous certaines liaisons généreuses d’aînés et de cadets.

L’épopée indienne a maintes fois utilisé le théologème qui invite le guerrier à puiser dans une ou plusieurs espèces animales les qualités que ses mandants attendent de lui, et d’abord la force et la vitesse. Une des expressions les plus frappantes se trouve dans un des innombrables récits du troisième chant du Mahābhārata17. Pour venir à bout de l’homme-démon Rāvaṇa – celui-là a dix têtes – Brahmā envoie Viṣṇu s’incarner en Rāma, puis il invite Indra et tous les dieux à s’incarner aussi, non pour combattre eux-mêmes, mais pour engendrer des combattants ; mais ils ne s’adresseront pas à des femmes : « Pour accompagner Viṣṇu, dit Brahmā, engendrez de toutes parts dans des ourses, dans des femelles de singes, des fils héroïques, doués de force et du pouvoir de prendre toutes formes à volonté ! » Indra en tête, les dieux exécutent l’ordre, utilisant « les épouses des meilleurs des singes et des ours » (variante : « des femmes d’ours et de singes »). Les produits sont ce qu’attendait le dieu suprême : ces jeunes gens ont une force inouïe, capable de fendre les cimes des montagnes ; ils ont le corps compact comme le diamant ; experts dans la bataille, ils se donnent autant de force qu’ils désirent ; ils ont la puissance de l’éléphant et la rapidité du vent ; les uns habitent où ils veulent (variante : volent comme des oiseaux), les autres sont les hôtes des forêts (variante : du ciel).