Chapitre VI

Remarques sur l’interprétation trifonctionnelle des mariages indo-européens

Mis à part l’enlèvement des Sabines, les ensembles épiques qui viennent d’être étudiés – mariages successifs conclus ou projetés par Héraclès et par Sigurđr, mariages successifs procurés par Bhīṣma à ses jeunes parents – remplissent les conditions requises pour qu’on les interprète comme des applications de la « théorie matrimoniale » tripartie qui a été d’abord dégagée par la comparaison des droits romain et indien. Ces conditions sont les mêmes que pour les interprétations trifonctionnelles d’autres ensembles1 : quant aux éléments de l’ensemble, tous les trois (ou, avec le rapt, tous les quatre) doivent être distincts, solidaires, homogènes, exhaustifs ; quant à l’interprétation de chaque élément, elle doit être immédiatement évidente.

Soit les trois engagements de Sigurđr dans la Grípisspá. Ils concernent successivement trois héroïnes, Sigrdrifa, puis la pupille de Heimir, puis la fille de Gjuki, le rapport du deuxième au premier (oubli) étant le même que celui du troisième au deuxième. Ils sont préparés ou contractés par un seul et même personnage, donc solidaires. Ils le sont dans des circonstances voisines, sinon identiques (1, rencontre ; 2 et 3, réception chez un hôte), en vertu du même dessein, prendre femme. Enfin l’insertion d’un mariage supplémentaire de Sigurđr entre son premier exploit et sa mort n’est guère pensable. Quant à l’interprétation, elle est immédiate et certaine pour chaque terme : entre Sigurđr et Sigrdrifa, il y a, après une esquisse de rapt ou de violence, une promesse mutuelle, libre, par amour partagé, sans intervention de la famille de Sigrdrifa ; puis Sigurđr achète Brynhildr à son père nourricier ; puis la mère de Gudrun donne, impose sa fille à Sigurđr. Ce sont bien les orientations caractéristiques des modes gāndharva (après un début évoquant le rākṣasa), āsura, brāhma.

Pour Héraclès, la formule est un peu différente en ce que le mariage proprement gāndharva est dilué dans quantité de liaisons libres et fécondes, mais qui n’ont pas la valeur institutionnelle, l’effet juridico-religieux d’un mariage. Mais les autres unions se succèdent et sont bien distinctes, le héros n’épousant Déjanire que longtemps après avoir répudié Mégara, puis enlevant Iolé que, sur son bûcher de mort, il ne peut que léguer pour épouse au fils qu’il a eu de Déjanire. Elles ne sont pas moins solidaires, puisqu’elles ne se succèdent pas seulement, mais se commandent, le héros ne recherchant Iolé que parce qu’il a dû répudier Mégara, puis n’épousant Déjanire que parce que Iolé lui a été refusée, enfin n’enlevant Iolé malgré son mariage avec Déjanire que pour venger ce refus. Elles sont aussi homogènes, puisqu’elles répondent toutes au désir constant qu’a un seul et même personnage de se marier. Exhaustives enfin, puisqu’elles couvrent la totalité de sa vie humaine. Quant à l’interprétation, elle est immédiate pour tous les termes : Mégara conférée par son père à un héros brillant, Déjanire gagnée par un service qui vaut « kalym », Iolé conquise par la violence – sans parler de la foule des partenaires obtenues par simple consentement mutuel. Il s’agit donc bien, en succession, d’un mariage brāhma, d’un āsura, d’un rākṣasa, le tout saupoudré de gāndharva en grand nombre.

Pour Bhīṣma, le marieur, les termes sont distincts puisqu’il s’agit de quatre demandes successives à propos de jeunes filles différentes ; solidaires, puisqu’ils satisfont tous la même intention, assurer par des mariages réguliers la durée d’une même dynastie ; homogènes, puisque chacun se fait selon un mode canonique ; exhaustifs puisqu’il ne reste ensuite aucun jeune homme à pourvoir, aucun mode à utiliser. Quant à l’interprétation, elle est sans ambiguïté : les termes se conforment successivement aux modes rākṣasa, brāhma (ou assimilé), gāndharva et āsura.

Seule la légende romaine de l’enlèvement des Sabines contrevient à deux de ces règles, celle de la distinction et celle de l’homogénéité des termes. La raison de la première exception a été donnée plus haut : la future théorie des modes d’acquisition de la manus est présentée dans sa genèse, à l’état embryonnaire, dans une Rome encore informe. La raison de la deuxième exception est sensiblement la même : la confarreatio est le seul mode expressément différencié, créé par le fondateur ; les autres ne sont encore que préfigurés à des moments divers de l’événement.

Tout ce que ce bilan autorise à conclure – mais, du point de vue de notre étude, c’est l’essentiel – est que, dans les quatre cas, lorsque s’est constituée l’épopée nationale, la théorie des quatre modes de mariage respectivement fondés sur les principes des trois fonctions (la deuxième fonction alignant ses deux principes, l’autonomie à côté de la force) était encore claire et complète et offrait un moule tout prêt aux compositions des poètes, des romanciers, des historiens, et un moule stable, quelles que pussent être ensuite les évolutions de la pratique juridique.

Par une action en retour, cette utilisation d’un même modèle dans quatre littératures confirme que, dans l’examen des droits, nous n’avons pas été la victime de mirages ou de sophismes en dégageant ce même modèle archaïque par la confrontation du tableau indien des formes de mariage et du tableau classique romain des moyens d’acquisition de la manus.

 

À ce point de la recherche, quelques remarques et quelques questions sont sans doute venues à l’esprit du lecteur.

D’abord une variante de l’objection qui a été souvent faite, et réfutée, à propos du dossier central de mon travail, celui des « trois fonctions ». Les trois fonctions de souveraineté magico-et juridico-religieuse, de force et de productivité, a-t-on dit, sont dans la nature des choses : quoi d’étonnant à les voir s’exprimer dans tant de structures conceptuelles, institutionnelles ou littéraires ? Et, si l’on en constate la présence dans l’Inde, à Rome, en Scandinavie, de quel droit conclure qu’elles sont partout le prolongement d’un héritage commun, alors qu’elles doivent être assurées en tout lieu et à tout moment pour que la société et les individus puissent vivre : ne faut-il pas, à tout moment et en tout lieu, sous des formes diverses, une direction spirituelle et politique, des moyens de défense et d’attaque, une organisation de la production – au sens le plus large – pour l’entretien de tous ? À quoi je fais en général une réponse en trois temps2 :

1) Ces trois fonctions, conditions nécessaires et suffisantes de la survie, sont en effet assurées dans tout organisme, depuis les termitières des bois jusqu’aux empires de l’histoire. Mais c’est une chose bien différente que de prendre conscience de cette nécessité au point d’en tirer le cadre d’un système de pensée, une explication du monde, bref une théologie et une philosophie ou, si l’on préfère, une idéologie.

2) Dans les sociétés indo-européennes anciennes, c’est une telle idéologie que l’on constate, soit explicitée en formules, soit manifestée par de nombreuses applications dont beaucoup, d’une province indo-européenne à l’autre, présentent des ressemblances trop précises pour être indépendantes.

3) Dans l’Ancien Monde – Europe, Asie, Afrique du Nord – cette idéologie active ne se rencontre que chez les peuples parlant des langues indo-européennes et chez quelques peuples limitrophes dont on est assuré, parfois avec des précisions de dates, qu’ils ont été exposés à l’influence d’Indo-Européens, comme l’Égypte à partir de ses contacts avec les Hittites et les para-Indiens de Palestine ou de l’Euphrate, ou les Finnois, dont la langue est chargée d’emprunts germaniques et indo-iraniens. En particulier, ni les sociétés sémitiques du Proche-Orient, ni les sociétés sibériennes, ni la Chine ne l’ont pratiquée : cette dernière, par exemple, comme les Turcs les plus anciennement connus, coulait sa luxuriante réflexion, sa théologie notamment, dans un moule binaire (Ciel et Terre, haut et bas ; socialement : le mandataire du Ciel et tout le reste). En quelques autres points du monde – Amérique centrale, Afrique noire –, des ébauches d’une systématisation des trois fonctions « naturelles » s’observent parfois, dans des fêtes, par exemple, où trois épisodes rituels fonctionnellement caractérisés se succèdent, ou même dans des divisions sociales. Nulle part cependant, à ma connaissance, ces premières expressions n’ont été développées, n’ont fourni d’idéologie.

La situation n’est pas différente pour le tableau indo-européen des formes du mariage :

1) Le rapt ou l’achat par le prétendant, le don par le père et l’union légitime des deux partenaires épuisent si bien les possibilités qu’on n’imagine pas de procédure qui ne se ramène, dans son principe, à l’un ou l’autre de ces quatre types. Certes, mais la systématisation de ces types en un tableau dont tous les termes sont admis et ont le même effet juridique constitue un phénomène intellectuel d’un autre ordre ;

2) Ce sont de tels tableaux qui apparaissent, au niveau du droit, à Rome et dans l’Inde et qui, à l’Inde, à la Scandinavie, à la Grèce ont fourni des cadres épiques ;

3) Autant que je sache, de tels tableaux ne se rencontrent pas, dans l’Ancien Monde, en dehors des domaines indo-européens. Faute d’une enquête prolongée que je n’ai plus le temps de conduire, cette proposition n’est naturellement que provisoire. Mais aucun fait de grande notoriété ne la contredit. Dût-on d’ailleurs, à l’expérience, reconnaître des exceptions, il n’en resterait pas moins que la densité et l’importance des attestations du tableau chez les peuples indo-européens recommanderait encore l’explication par l’héritage commun.

 

Dès cette esquisse, on peut discerner les points sur lesquels le tableau primitif était vulnérable, c’est-à-dire, les mœurs évoluant, le plus exposé soit à une élimination, soit à une déformation.

1) Dans le droit romain comme dans l’indien, le rapt était le terme le plus menacé. De fait, il a disparu de la systématisation romaine et plusieurs des systématisations indiennes le déclarent adharmya, contraire au dharma. Quand Bhīṣma affirme au contraire dans le Mahābhārata que ce mode est le plus honorable (pour les kṣatriya), cette doctrine est commandée par l’épisode épique qu’elle introduit ; en tout cas elle n’est pas reproduite ailleurs.

C’est ensuite le mariage gāndharva qui risquait le plus de sortir de l’actualité. À Rome, il n’en reste quelque chose, atténué et transformé, que dans une des formes d’acquisition de la manus : la « volonté libre » qui le fondait subsiste dans le choix laissé à la femme par le mode usu de uelle ou de nolle, c’est-à-dire d’accepter ou de refuser de sortir de la manus de son père ou de son tuteur : si elle n’emploie pas la procédure prévue pour exprimer ce nolle, c’est qu’elle souhaite entrer sous la manus de son mari. Dans l’Inde, bien qu’incorporé aux classifications sous sa forme pure où le jeune homme et la jeune fille, en tête à tête, secrètement (rahasi), conviennent, avec effets de droit, de s’unir sexuellement, le mode gāndharva cède sa place dans la pratique à une forme plus policée, où la liberté de la jeune fille est toujours entière, mais où la manifestation en devient publique, officielle, organisée et annoncée par le père : c’est le svayaṃvara ; tous les prétendants s’assemblent et, le moment venu, la jeune fille déclare son choix non pas seulement au bénéficiaire, mais à tous les autres.

L’achat a eu des fortunes diverses. Inscrit, mais mal noté, condamné parfois, dans des classifications indiennes du mariage (mode āsura), il semble être devenu, dans la Rome historique, le mode ordinaire d’acquisition de la manus ; mais l’acte même de l’achat n’y est plus que symbolique.

2) Les légendes pouvaient être plus conservatrices et le sont en effet. Les tableaux épiques indien, grec, scandinave, romain même qui ont été analysés plus haut continuent d’organiser tous les mondes, mêlant parfois les deux modes de deuxième fonction fondés l’un sur la force, l’autre sur l’autonomie, c’est-à-dire le rapt et l’engagement libre (Sigurđr et Sigrdrifa, les Romains et les Sabines). Sous cette réserve, à la différence de ce que l’on constate dans les droits réellement pratiqués, le rapt occupe une place de choix. Au contraire l’achat, réputé inférieur ou vulgaire, ou du moins peu héroïque, n’a que peu d’occasions de paraître, et dans des épisodes secondaires, ou bien prend la forme plus honorable d’un service convenu.

3) La remarque qui précède justifie la double démarche, les deux temps de l’étude qui vient d’être esquissée. La comparaison des statuts juridiques pratiqués à Rome et dans l’Inde a d’abord dégagé le tableau indo-européen, mais à travers des réformes et des dégradations. Celle des intrigues épiques, qui n’avaient pas à suivre la réalité sociale dans ses évolutions, manifeste au contraire cette même structure préhistorique presque intacte et par conséquent en confirme l’authenticité.