La vie de Georges Dumézil constitue une aventure intellectuelle fantastique par son ampleur et sa continuité. Dès la préface de sa thèse, Le Festin d’immortalité, on trouve posé le problème qui l’occupera à titre principal pendant toute sa vie, celui de la découverte de la mythologie indo-européenne. Même si la démonstration qui suit est fausse, le programme esquissé dans cette préface restera valable jusqu’à la fin. En 1928, quatre ans seulement après Le Festin d’immortalité, l’article « Amirani et son chien » ouvre la série des études caucasiennes qui vont constituer l’autre grand volet de l’activité scientifique et des publications de Georges Dumézil jusqu’à sa mort et même au-delà, si l’on ose dire, puisque les Cahiers de textes oubykhs continueront à paraître pendant plusieurs années.
Exemplaire par sa continuité, l’œuvre l’est également, et surtout, par son ampleur. Ampleur du résultat, puisque le catalogue de ses œuvres compte près de cinq cents titres, dont une soixantaine de livres et trois cents articles de revues, mais aussi ampleur de la documentation : tous les peuples indo-européens, à l’exception des Baltes qui n’ont laissé de leur mythologie que des traces à peine visibles, ont été mis à contribution. Deux mythologies ont fourni le noyau central, celle des Romains et celle des Indiens. Mais les Iraniens sont eux aussi constamment présents (c’est par le groupe indo-iranien que Dumézil a eu en 1930 la première intuition de la trifonctionnalité), et la mythologie germanique a également fourni un champ d’études considérable : François-Xavier Dillmann rappelle qu’« à côté de travaux essentiellement consacrés à la mythologie germanique tels que Mythes et dieux des Germains (1939), Loki (1948), La Saga de Hadingus : Du mythe au roman (1953 et 1970) et Les Dieux des Germains (1959), Georges Dumézil n’a pratiquement jamais manqué d’utiliser avec profit la leçon de mythes scandinaves au cours de ses grandes études comparatives indo-européennes ». Il n’est pas une seule langue du groupe indo-européen que Georges Dumézil n’ait explorée à un moment ou à un autre pour les besoins de son enquête.
Quant à l’ampleur de sa documentation caucasienne, autre grande passion de sa vie, elle est sans équivalent, puisqu’il a été pratiquement le seul linguiste au monde à avoir une connaissance directe et poussée de plusieurs langues de chacun des trois grands groupes linguistiques du Caucase (du Nord-Est, du Nord-Ouest et du Sud). Sa tendresse particulière pour la langue oubykh, qu’il a sauvée de l’oubli, ne l’a pas empêché d’apporter une contribution notable à l’étude des autres langues : il a ainsi fait connaître le dialecte besleney (du tcherkesse), et l’étymologie dont il était le plus fier était celle du nom du ciel en arménien, qu’il avait réussi à faire reconnaître après quelques joutes épiques. Sous son titre modeste, Le Verbe oubykh constitue l’esquisse d’une véritable grammaire comparée des langues caucasiennes du Nord-Ouest.
Il faut également mentionner des études « accessoires » sur le quechua (langue des Indiens du Pérou) qui ont abouti à de curieux rapprochements entre les noms de nombres en turc et en quechua, ainsi que des « fantaisies mythologiques », dont la plus célèbre est « Le Moyne noir en gris dedans Varennes… » qui a suscité un étonnement à la mesure de l’originalité du propos. À la fin de sa vie, il avait le projet d’un ouvrage du même genre au titre délicieux : Les Sept Femmes de Barbe-Bleue.
Il faudrait considérer tout cela pour saisir l’œuvre de Georges Dumézil dans sa totalité. Une biographie intellectuelle serait à cet égard passionnante. Il en avait un moment caressé l’idée puisqu’il avait annoncé dans la préface de Mythe et Épopée I un livre retraçant, « pour l’instruction des étudiants, le cheminement de la recherche, les difficultés rencontrées, les erreurs commises et les considérations qui les ont corrigées ». Cette belle résolution n’a pas tenu longtemps. Partant du principe que « lorsqu’une œuvre d’art est terminée on ne regarde pas les échafaudages », il s’est toujours refusé à écrire ses Mémoires, même si de multiples annotations dispersées fournissent une ample matière que l’on pourra exploiter un jour.
S’orienter dans cette œuvre foisonnante, même réduite à son aspect central, n’est pas facile pour le non-initié, qui pourra être dérouté par la dispersion de la matière dans de multiples livres qui s’entrecroisent. Lui-même s’était expliqué sur cette apparente anarchie que lui reprochait vertement un contradicteur.
Je sais bien que M. Page s’impatiente de me voir souvent reprendre la même matière. Dès la première note de son article, il avertit le lecteur : « Les écrits de Dumézil tendent à la répétition et à la refonte et il n’est pas toujours aisé de décider quel texte il faut citer. » En fait, ce qu’il appelle mes répétitions sont de trois ordres. Ou bien, dans quelques présentations d’ensemble, du type « bilan », je résume, plus ou moins longuement, sans progrès, ce qui me paraît être l’état actuel de l’étude sur telle ou telle partie de cet ensemble ; ou bien je reproduis ou je résume, au maximum sans changement, une proposition ou une démonstration antérieure parce qu’elle va servir à éclairer, sur un autre domaine, un nouveau fait homologue qui n’avait pas été reconnu comme tel auparavant ; ou bien je reprends une proposition ou une démonstration antérieure pour l’améliorer par des corrections ou des compléments, un éclairage mieux réglé, bref, comme dit M. Page, by recasting it. Je reconnais que cette conduite de mon travail n’est pas confortable pour le lecteur pressé. Mais il faut que ce lecteur admette qu’une « science en train de se faire », comme nous disons volontiers au Collège de France, tirée du néant il y a soixante ans et continuée sans relâche depuis lors à travers bien des difficultés intellectuelles et temporelles, voire des tempêtes, ne pouvait produire une série, dès le début planifiée, d’écrits ne varietur s’additionnant sans se chevaucher comme doit l’être un bon exposé d’une « science faite ».
Dumézil était donc parfaitement conscient de cette difficulté. Pourtant, de même que les druides « n’avaient pas voulu immobiliser dans des signes morts une science qu’ils considéraient comme sans cesse renaissante », il a toujours montré la plus grande répugnance à condenser dans des synthèses le résultat de ce qu’il appelait ses « chantiers de fouille ». En 1983, il condamnait fermement « la tentation du manuel » :
Récemment, un de ces simplificateurs, me donnant à lire son projet de compilation, le commentait en disant : « Il faut que ce soit au point, parce que, dorénavant, c’est à cela qu’on se référera. » Je ne puis que recommander plus de patience et plus de modestie. Les résultats acquis ne sont encore ni assurés, ni organisés à ce point, la recherche est en plein développement, des éléments inattendus sont chaque année dégagés, dont la somme obligera sans doute à rééquilibrer l’ensemble. Et, surtout, une familiarité attentive avec la progression difficile, avec les méandres et les impasses des enquêtes est plus formative, plus excitante même que la lecture d’un manuel prématuré.
À vrai dire, son refus s’expliquait aussi par des raisons personnelles : à plus de quatre-vingts ans, ne sortant plus guère de son appartement de la rue Notre-Dame-des-Champs, il avait l’impression de ne plus être en contact assez étroit avec les nouvelles directions de la recherche et il ne se sentait plus le courage d’entreprendre un livre neuf. Il avait en revanche accepté le principe d’un petit recueil de textes, dont il avait voulu confier l’élaboration à quelqu’un qui ne fût pas spécialiste de la mythologie comparée : « Comme ça, vous ne serez pas tenté de privilégier un champ d’études particulier. »
À sa mort survenue en octobre 1986, le travail d’organisation du volume était tout juste commencé. Il m’avait cependant fixé quelques principes directeurs : ne pas prétendre à l’exhaustivité, mais plutôt essayer de dégager la logique de l’œuvre ; prendre, dans la mesure du possible, des extraits assez longs et sans coupures, de manière que les passages ne soient pas abusivement coupés de leur contexte.
C’est à ces principes que j’ai essayé de me tenir. Il est bien entendu que le choix des textes relève de ma seule responsabilité. Il est probable que Georges Dumézil aurait donné au volume une autre architecture. Le lecteur devra toujours se souvenir que ce recueil ne saurait en aucun cas se substituer aux « originaux » : il n’est, et ne veut être, qu’un livre d’initiation. J’espère simplement n’avoir pas été indigne de la confiance qu’il m’a témoignée, et que cet ouvrage permettra à de nouveaux lecteurs de découvrir une œuvre immense qui est, à la fois, une leçon de méthode (même s’il avait horreur du terme) et une fondation sur laquelle les historiens des religions et des mythes devront longtemps s’appuyer.
Hervé COUTAU-BÉGARIE, 1992.