INFLÉCHIR SA VOLONTÉ
À l’origine des temps, Ziid Wendé créa l’absence et la vie. Il créa la mort, il créa la foudre, la tempête et le tourbillon. Il créa le bois fourchu, qui tue ; il créa la hache sacrée, qui tue. Enfin, il créa l’homme et la Justice qui venge.
Maître Titinga Frédéric PACÉRÉ,
Principes sacrés des Younyonsé.
— Entrez, je vous attendais.
Rudy n’en est pas vraiment surpris, pas plus qu’il ne l’a été, en arrivant, de voir de la lumière chez Hadé malgré l’heure avancée. La case est encore plus mystérieuse la nuit que le jour. L’éclairage, chichement dispensé par des lampes à huile et des bougies, creuse les ombres et accentue les reliefs étranges ou grimaçants des masques accrochés çà et là, paraît faire bouger les fibres végétales des parures qui les accompagnent, comme si les esprits censés habiter ces masques s’animaient d’une vie fantomatique à la faveur des ténèbres. Les diverses figurines posées sur des étagères ont des yeux brillants, semblent scruter les arrivants avec des intentions hostiles. Enfin, du grand fétiche en forme de motte décorée de cauris, qui durant le jour exhale une fumerolle bleutée, sourd à présent une lueur spectrale qui n’a rien de naturel. Abou frissonne, Rudy aussi a l’impression d’avoir froid malgré la chaleur nocturne.
Après les avoir invités à s’asseoir sur des nattes et leur avoir offert de l’eau fraîche tirée de son canari, Hadé s’adresse à Rudy avant qu’il ait placé un mot :
— Je dois vous prévenir que dans mon cercle de bangré je suis une wemba, une femme de grâce et de bien. Ma fonction est de soulager, apporter du réconfort, pardonner et réconcilier. Il est hors de question que vous me demandiez quelque chose qui puisse nuire à autrui, causer du tort ou de la souffrance, et encore moins tuer.
Rudy opine d’un hochement de tête, mais se permet d’interroger :
— Pourtant, parmi tous vos masques et vos fétiches, il y en a sûrement qui doivent être mortels, non ? Celui-ci, par exemple…
Il désigne un masque posé sur une touffe de raphia, surmonté d’une lame en bois sculpté de deux mètres de haut, dont le faciès humanoïde a des yeux hallucinés, cerclés de noir, et une bouche carrée hérissée de dents pointues.
— Celui-ci, oui, et bien d’autres… presque tous en vérité, à part les profanes, réservés aux danses et festivités joyeuses comme les mariages. Les autres… tout dépend de l’esprit qui les habite, et de ce qu’on lui demande.
— Mais, mamie, intervient Abou, tu m’as dit qu’il n’y avait qu’un seul esprit, qui est Wendé. Qu’à part ça il n’y a que des forces, ni bonnes ni mauvaises, et que c’est à nous, les bangbas, de les diriger vers le bien.
— Oui, fils. Je t’ai dit cela car tu ne sais pas tout encore. Ces forces ne sont pas issues de nulle part, elles sont animées par des consciences. Mais ces consciences ne sont pas humaines. Après la mort, l’esprit humain n’est plus humain, de même que l’esprit d’un lion ou d’une gazelle n’est plus lion ou gazelle. Dans le bangré, il n’y a rien d’humain ni de terrestre, rien en tout cas que tu puisses saisir avec ta conscience ordinaire. Si tu vois dans le bangré des choses qui te semblent familières, ce ne sont que des apparences, des caricatures, des interprétations. Tout comme ces masques ne sont que des interprétations. C’est pourquoi je préfère parler de forces plutôt que d’esprits. Tu comprends ?
Abou hoche lentement la tête. Rudy s’efforce de ramener la conversation sur le motif de leur visite :
— Justement, est-ce que ce sont ces forces-là que je devrai combattre, ainsi que vous me l’avez dit l’autre jour ?
Hadé le dévisage comme si elle cherchait à s’en souvenir, puis sourit.
— Non, Rudy. Ce que vous aurez à combattre, c’est bien vivant et vraiment malveillant.
— Anthony Fuller ?
— Qui ?
— Fuller, l’homme qui veut s’emparer de la nappe phréatique…
— Oh oui, je vois. (Nouveau sourire.) C’est pour lui que vous êtes venu, n’est-ce pas ?
— En effet, admet Rudy. Le kidnapping de Moussa m’a donné une idée… Je sais qu’il est derrière tout ça, et j’aimerais lui rendre la pareille, si possible. Il ne s’agit pas de lui faire du mal, mais simplement de l’obliger à venir au Burkina. Afin qu’il constate par lui-même la réalité des choses, qu’il voie qui il essaie de gruger avec ses petits complots à la noix. Or ça m’étonnerait qu’il fasse le voyage de son plein gré : un p.-d.g. ww comme lui ne salit pas ses belles chaussures en mettant les pieds dans la misère. C’est pourquoi j’ai pensé qu’un truc venant de vous, une amulette, un grigri, je ne sais pas, pourrait infléchir sa volonté afin qu’il vienne malgré tout. Je vais le rencontrer dans trois jours aux Bahamas. Je pourrais lui remettre l’objet que vous me donneriez à ce moment-là… Qu’en pensez-vous ?
Assise dans son siège bas, les yeux clos, Hadé médite longuement sa réponse. S’il ne l’avait déjà vue dans cette attitude, Rudy pourrait croire que son discours l’a endormie, qu’elle se fiche royalement de ses plans concernant Fuller. Or d’après Abou elle consulte mentalement les esprits ou les ancêtres afin de déterminer si cette requête est recevable. Rudy s’installe donc confortablement sur la natte et se prépare à une longue attente.
Enfin Hadé rouvre les yeux, les pose directement sur Rudy qui a pourtant changé de place.
— C’est possible, approuve-t-elle. Je ne crois pas que ça va beaucoup améliorer la situation, en tout cas Fuller sera moins sous influence. Il peut même devenir un allié.
— Ça, j’en doute. Mais si vous le dites…
— Bien. Je vais vous donner quelque chose. Un fétiche est inapproprié : vous franchirez des douanes, on peut le retenir, le tripoter, le décortiquer, vous demander des explications. Et puis Fuller peut s’en méfier. (Hadé se lève, fait du regard le tour de sa case.) Mais j’ai une autre chose… Sortez, s’il vous plaît. Je vous appellerai quand ce sera prêt.
Rudy sort, Abou fait mine de rester.
— Toi aussi, fils. Tu n’as pas encore assez de pouvoir pour ce que je vais accomplir. Ça pourrait te détruire.
Abou suit Rudy à regret. Tous deux s’installent dehors sur le banc où s’entassent les patients durant le jour, sous les frondaisons touffues du tamarinier. La lune brille, gibbeuse, pas un souffle de vent n’agite le feuillage. La nuit est si calme… Nul bruit, humain ou animal, ne trouble cette quiétude que soulignent les stridulements discrets de quelques insectes. Silence également dans la case d’Hadé face à eux, d’où ne sort aucune fumée bizarre, où la faible lumière qui filtre à travers les persiennes closes ne change pas d’aspect ni d’intensité. Peut-être Hadé s’est-elle endormie pour de bon cette fois… Rudy s’apprête à en faire la remarque à Abou – qui frissonne, l’air inquiet – quand un long hurlement déchire le silence. Ce cri lointain, inhumain, issu du fin fond de la savane, s’achève en une espèce de ricanement insane. Puis se répète, beaucoup plus proche – terrifiant. Abou s’est mis à trembler, les yeux cachés dans ses mains. Rudy sent ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Il veut se lever, mais ses jambes sont en coton, incapables de bouger. Le hurlement/ricanement retentit une troisième fois, semble issu de la cour même ! Rudy voudrait au moins tourner la tête, mais il est paralysé. Son cœur tambourine dans sa poitrine, une sueur glacée dégouline sur sa nuque, une terreur atavique l’envahit, qui exorbite ses yeux et lui coupe le souffle… La lune s’est voilée, un suaire de ténèbres est tombé dans la cour, qui rend toutes choses indistinctes, fait palpiter les recoins les plus obscurs, laisse entrevoir des ombres mouvantes qui peuvent receler toutes sortes d’indicibles horreurs… À présent, le silence n’est plus de la quiétude : c’est un silence de mort – même les insectes se sont tus.
Peu à peu, cette chape de terreur et de ténèbres s’allège, s’amenuise… Abou redresse la tête, Rudy respire de nouveau. Parvient à se lever, à faire quelques pas. La lune brille, sereine. Les insectes stridulent. Une brise légère fait frémir les feuilles du tamarinier. Les ombres ne sont plus que des ombres.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Abou ? susurre Rudy tout grelottant.
— Une hyène… le cri, c’était une hyène.
— Une hyène ? Ici, en ville ? Pas une hyène ordinaire ?
— Non… pas ordinaire.
Abou a du mal à s’exprimer tellement il claque des dents. Rudy désigne du menton la case d’Hadé, où rien n’a bougé apparemment.
— Tu crois pas qu’on devrait aller voir ?
— Non. Attends qu’elle nous appelle.
Ce qu’Hadé fait quelques instants plus tard, découpant sa silhouette massive dans la lumière de la porte d’entrée. Tous deux la suivent à l’intérieur. Elle aussi a transpiré. Elle avance d’un pas pesant, épuisé. Montre d’une main lasse un masque posé par terre, au pied du gros fétiche en forme de motte.
C’est une tête d’hyène.
Un masque en bois très stylisé, peint en noir, jaune et rouge, orné de taches aux motifs géométriques, d’aspect usé et patiné, aux couleurs passées, néanmoins reconnaissable : le museau noir, la gueule allongée garnie de crocs pointus, les petites oreilles rondes, la courte crinière hérissée, probablement en véritables poils d’hyène.
— C’est un soukou, un masque noir younyonsé, explique Hadé. Un masque très ancien qui m’a été donné jadis par un puissant tengsoba, un vieux chef de la terre. Les Younyonsé sont un peuple mystique, les premiers habitants de cette contrée avant l’arrivée, il y a six cents ans, des Nakomsé, les descendants des Mossis actuels. Le tengsoba m’a dit que ce masque existait déjà avant les Nakomsé. Il était transmis de père en fils dans son clan. Il me l’a légué parce qu’il allait mourir sans descendance… Selon lui, j’étais apte à le recevoir et le conserver. Ce masque ne sort que pour les danses de possession. L’hyène est la maîtresse des fétiches de possession. (Hadé soupire.) Je ne croyais pas que j’aurais à le réactiver un jour… C’est épuisant.
— Vous me le donnez ? s’étonne Rudy.
— Oh, il reviendra…
Hadé va pour s’asseoir dans son siège sénoufo, mais voyant que Rudy se dirige vers le masque, elle accourt et lui saisit le bras.
— N’y touchez pas ! Il pourrait vous posséder. L’esprit de l’hyène n’est pas des plus sereins, vous pouvez me croire.
— Oh oui, je vous crois, frémit Rudy rétrospectivement.
Hadé se traîne au fond de la case, d’où elle ramène quelques vieux journaux. Elle emballe grossièrement le masque sous de multiples couches de papier, le tend à Rudy.
— Voilà, maintenant vous pouvez le prendre. Je vous laisse le soin de l’emballer mieux que ça… Surtout n’y portez jamais la main, ne le montrez à personne d’autre que son destinataire.
— Est-ce qu’il peut causer du mal ?
— Physiquement, non. Mais vivre dans une terreur permanente, ce n’est pas agréable.
— C’est ça qu’il va provoquer à Fuller ? De la terreur ?
— S’il le touche seulement, oui. Si vous arrivez à ce qu’il le coiffe… Alors ce sera pire. Vous pourrez obtenir de lui ce que vous voudrez. Mais vous devrez faire très attention…
— À quoi ?
— Si Fuller coiffe le masque, il faudra que je sois prévenue immédiatement, afin de réunir un cercle de bangré pour le contrôler. Sinon…
— Sinon ?
— Le masque finira par le dévorer.