HAINE-HYÈNE
Le masque n’est jamais exactement ce à quoi il ressemble. […] Tous les masques sont l’émanation d’un être spirituel qui ne possède par définition aucune forme précise.
Abou et Hadé quittent la concession au crépuscule. Ils marchent longtemps, d’abord sur une route bitumée puis sur des chemins de moins en moins tracés, pour finalement déambuler, sans autre point de repère que la lune ronde, parmi cette savane moribonde, ensablée, prémices du désert à venir. Hadé sait parfaitement où elle va et avance d’un pas tranquille, mais Abou, lui, n’a jamais marché de nuit dans la brousse. Chargé d’un grand sac renfermant le costume de cérémonie, les accessoires et le masque d’Hadé (un karinga à tête vaguement humanoïde, dont la lame de bois peinte et sculptée de signes ésotériques dépasse largement du sac), Abou trébuche souvent, craint de poser le pied sur un serpent, un scorpion ou un trou de mygale, sursaute à l’envol froufroutant d’oiseaux nocturnes ou aux cris étranges qui résonnent de loin en loin dans la savane… Hadé ne l’inquiète ni ne le rassure : elle se tait et lui intime silence.
Au bout de cette marche effrayante et interminable, ils parviennent au milieu de nulle part à ce qu’il semble – en fait un lieu chargé de pouvoir, délimité par trois arbres en triangle, bien vivants : un baobab, un fromager et un caïlcédrat, tous trois hautement symboliques (sagesse, esprit, purification). Il n’y a personne. Hadé ordonne à Abou d’attendre là, devant l’arbre qu’il préfère, et surtout de ne pas bouger. Puis elle s’évanouit dans l’obscurité.
Abou s’assied au pied du caïlcédrat et attend, les yeux levés vers la lune, dans le silence peuplé de la nuit. Il attend longtemps, très longtemps… Il se demande ce qu’il fait là, pourquoi c’est si long, où est Hadé, où sont les autres ? Il attend, essaie de réfléchir à sa situation présente et à venir, à son voyage au Mali, mais il est obsédé par ce rêve qu’il a eu chez Hadé : ce masque d’hyène, ce visage de haine qu’il a déjà vu dans le bangré. En quoi sont-ils liés ? Que doit-il en penser ? Sa grand-mère lui expliquera… Il attend, commence à prendre peur : car des voiles noirs passent devant la lune, étirent des ombres bizarres sur le sol nu ; car les cris étranges s’approchent, accompagnés de mouvements furtifs entr’aperçus au loin entre les arbres… Des animaux ? Quelles sortes d’animaux rôdent la nuit dans la brousse ? Il n’y a plus de lions ni de panthères au Burkina, lui a dit sa mère quand il était gosse ; quelques éléphants survivent tant bien que mal dans des parcs, et les derniers crocodiles sacrés se meurent dans leurs marigots réduits à des flaques… Il attend, l’affolement le gagne, mais il ne peut se lever, ses jambes ne le portent plus. Les cris étranges – ni animaux, ni humains – s’approchent encore, les mouvements se font de plus en plus vifs entre les arbres. Abou croit discerner des formes sans parvenir à les distinguer ; lorsque les linceuls de nuit masquent la lune, il entrevoit des lueurs tels des yeux brasillants… Il transpire une sueur glacée, son cœur cogne dans sa poitrine, cogne un rythme effréné, qui ne vient pas de lui-même mais de partout à la fois, de mille tambours accourant à lui du fond de la savane. Les zindamba, les génies ! panique Abou, qui ne peut ni bouger, ni crier, juste voir – il est paralysé.
À présent les cris d’outre-monde tourbillonnent autour de lui, les formes floues courent/volent d’un arbre à l’autre et tout à coup ils sont là, dans le triangle sacré – les génies ! Bêtes fantastiques, gueules aux crocs pointus, figures aux yeux globuleux, êtres démoniaques, mi-humains mi-animaux, tous virevoltent en une sarabande infernale sur une pulsation issue du cœur de la terre – corps de fibres lumineuses, fous et flous, sautent et voltent et tourbillonnent, des faces hideuses se tendent vers Abou, crocs/cornes/becs en avant, des regards hallucinés le transpercent et le carbonisent, il se consume de l’intérieur, n’est plus que terreur et douleur – soudain il se dédouble et il voit.
Son corps est recroquevillé au pied du caïlcédrat dont les racines et le tronc absorbent tout ce qu’il y a de lourd, méchant, négatif, terre à terre en lui, tout ce qui le cloue au sol, aux routines, aux mauvaises habitudes, aux pensées étroites et mesquines. Lui, Abou l’initié, plane au-dessus, virevolte à son tour parmi les branchages, au sein des linceuls de nuit… Cette danse échevelée des zindamba, il la comprend à présent : ce n’est pas une danse, c’est un combat. Ils ont cerné l’esprit haine-hyène et le maintiennent à l’intérieur de leur cercle. L’esprit se débat, il veut s’échapper, il projette ses lianes de mort à droite, à gauche, devant, derrière, mais tous le repoussent, à la rescousse, secousses, secours, concours de forces positives, fibres vitales contre fièvre létale, ils pulsent au rythme chtonien et maintiennent la haine-hyène, la maintiennent dans le cercle, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle s’affaisse, se soumette, accepte, tête basse et bave aux lèvres. Alors les zindamba se redressent et s’embrassent, dansent leur victoire… ATTENTION ! crie l’âme délivrée d’Abou planant dans les arbres. Soudain l’hyène bondit, un bond prodigieux par-dessus le cercle, saisit un linceul de nuit et s’enfuit dans les ténèbres. On entend son ricanement lointain, en écho dans la savane : hin hin hin… hin hin hin… hin hin hin…
Abou réintègre brutalement son corps, les ténèbres l’engloutissent à son tour.
Il ne sait combien de temps il est demeuré inconscient : quand il ouvre brusquement les yeux, la peur crépitant encore au fond de ses prunelles, la savane est vide et silencieuse, la lune est descendue derrière les arbres morts. À ses côtés, adossée au tronc du caïlcédrat, Hadé chantonne d’une voix douce et grave une très ancienne mélopée, dans une langue qu’il ne connaît pas.
— Mamie ? C’est bien toi ?
Elle se penche vers lui, un doigt sur ses lèvres : chut… Ses yeux brillent dans la pénombre, mais ses traits sont tirés. Elle demande à son petit-fils en chuchotant :
— Peux-tu marcher ?
Abou remue ses jambes : oui, il les sent. Il se lève : elles le soutiennent. Il acquiesce d’un signe de tête, adresse à son tour un regard interrogateur à sa grand-mère : Et toi ?
Hadé sourit, se lève à son tour, prend le chemin du retour. Abou hisse le gros sac sur son dos et la suit. Il est long, très long, le chemin du retour. Abou a mal aux pieds, il est très fatigué, mais il n’a plus peur du serpent, du scorpion ou de la mygale : après ce qu’il a vu, que peuvent lui faire ces bêtes insignifiantes ?
Ce n’est que parvenu dans les faubourgs de Ouahigouya qu’il ose reprendre la parole :
— Mamie, est-ce que vous avez réussi, toi et les tiens ? Est-ce que vous êtes parvenus à maîtriser le masque-hyène de Fuller ?
Il ne doute pas à présent d’avoir effectivement assisté à une danse de masques, à un cercle de bangré. Mais pas avec son regard ordinaire : il a vu ce qui se cache derrière les apparences, il a affronté le monde invisible.
— Oui, opine Hadé avec un soupir. Fuller lui survivra. Or une autre force le manipule… que tu connais déjà, fils. Tu l’as même vue nous échapper…
— Le visage de la haine.
— Oui… C’est un nom qui lui va bien.
À la concession ils sont accueillis par Bana et Magéné, portant des lampes et très anxieuses.
— Grâce à Wendé, vous êtes de retour ! s’écrie Magéné.
— On craignait que les militaires vous aient trouvés, dit Bana.
— Quels militaires ? demande Abou.
— Des soldats sont venus en votre absence, explique Bana. Je leur ai raconté qu’Hadé était partie soigner quelqu’un, mais c’était toi qu’ils cherchaient, Abou. J’ai dit que j’ignorais où tu étais, pas ici en tout cas.
Le scooter de Félicité ! Abou scrute la cour obscure, vers le mur le long duquel il l’avait garé. Magéné devine la direction de son regard :
— J’ai caché ton moteur dans l’arrière-cour. Ils n’ont pas osé entrer pour fouiller… On aurait dit qu’ils avaient peur.
— Ils pouvaient, opine Hadé. Bon, allons nous coucher maintenant.
— Et s’ils revenaient, mamie ? s’inquiète Abou. Tu ne crois pas que je devrais partir tout de suite ?
— Non, ils ne reviendront pas. Tu as besoin de reprendre des forces. Tu partiras demain matin.