TERRORISME

Le mensonge peut courir un an,

la vérité le rattrape en un jour.

Proverbe haoussa.

— Bonsoir, madame Konaté.

— Rudy ! Où êtes-vous donc ? J’ai essayé de vous joindre maintes fois !

— Je suis dans un avion.

— Dans un avion ?

— Dans celui d’Anthony Fuller. Nous faisons route vers le Burkina.

— Comment ? Fuller a accepté de se rendre au Burkina ?

— Pas vraiment, non. Vous vous souvenez du masque ? Eh bien, ça a marché : Fuller est totalement sous mon emprise. Je l’ai kidnappé avec son propre avion.

— Rudy, vous n’avez pas accompli un acte aussi insensé !

— C’est précisément ce que je suis en train de vous dire.

— Mais c’est… c’est… Ah, je ne trouve pas mes mots. Vous allez au-devant de gros ennuis, vous savez.

— C’est plutôt vous qui avez de gros ennuis, madame.

— Comment ça ?

— Je viens d’apprendre de la bouche même de Fuller qu’il a fomenté – ou du moins commandité – un coup d’État au Burkina.

— Quoi ?

— Ça vous surprend ? N’avez-vous pas été avertie, avant votre départ, de l’attitude ambiguë du général Kawongolo ? À mon avis, c’est lui qui a servi d’homme de main dans l’affaire.

— Ah… je comprends maintenant pourquoi je n’arrivais pas à joindre le palais, ni mes fils, ni Laurie… Je mettais ça sur le compte d’un dérangement des télécoms, comme ça arrive parfois. Mon Dieu ! Quelle naïve j’ai été !

— Je vous le fais pas dire. Naïve et sourde aux rumeurs.

— Dites-m’en davantage, Rudy. Je veux tout savoir.

— Je n’en sais guère plus moi-même. C’est l’attitude agressive de l’aéroport de Ouaga qui m’a mis la puce à l’oreille. J’ai interrogé Fuller, mais il ne sait pas grand-chose hormis que « ça a marché », c’est tout. Il attend le feu vert pour envoyer ses équipes investir et exploiter le forage de Kongoussi.

— C’est… c’est incroyable. Abominable. Odieux !

— Vous considérez toujours que j’ai accompli un acte insensé ?

— Eh bien, dans ces conditions, ça peut s’inscrire dans… disons une logique de guerre. Il n’empêche que légalement ça reste un acte de terrorisme envers un citoyen américain. Je crois savoir qu’aux États-Unis, c’est puni de mort.

— Et un coup d’État, c’est quoi selon vous ? C’est pas du terrorisme ?

— Si, justement. Il existe une cour internationale de justice qui juge ce genre de crimes. Je vais la saisir immédiatement…

— (Soupir.) Madame Konaté, je sais pas si vous captez bien la situation. Vous me parlez de légalité, de crime et de jugement, pendant que des militaires à la solde de Fuller ont concrètement fait main basse sur votre pays et sur une nappe phréatique censée assurer sa survie. C’est pas le moment d’en référer à la justice, pendant que les voleurs sont chez vous et vous pillent. Il s’agit avant tout de se défendre.

— Que pouvez-vous faire, seul contre tous ?

— Ne prenez pas cet air désolé, madame. Il s’avère que j’ai un argument de poids : Fuller lui-même. C’est lui le patron, d’accord ? Donc c’est lui qui paye. Or je le tiens en otage. Sur cette base, je pense qu’une négociation est possible.

— En effet. C’est une méthode qui me déplaît au plus haut point, mais…

— Mais la fin justifie les moyens. Que je détienne Fuller va déstabiliser les putchistes, au moins les ralentir le temps que vous arriviez et repreniez la situation en mains. J’ai constaté que le peuple vous était globalement fidèle, ainsi qu’une grande partie de l’armée sans doute. À mon avis ce coup d’État n’a mobilisé que de faibles troupes, juste suffisantes pour s’emparer des postes clés. Si ça se trouve, des combats ont lieu actuellement entre les insurgés et l’armée régulière… Je n’arrive à obtenir aucune info du Burkina. Ils ont bloqué tous les moyens de communication.

— Hélas ! mon avion ne décolle qu’après-demain matin, et je doute qu’il y en ait un autre avant qui desserve l’Afrique de l’Ouest… Mais je vais de suite informer Omar Songho, le président du Mali, de la situation. Adama Diallo, mon prédécesseur, avait signé une alliance militaire avec le Mali, qui n’a servi à rien jusqu’ici : c’est le moment de la faire appliquer.

— Vous pensez que le Mali vous enverra des renforts ?

— Je n’en sais rien. Songho ne veut pas se mobiliser contre la Côte-d’Ivoire, qui pourtant assassine nos ressortissants tous les jours, parce qu’il craint un conflit régional. Mais là, la situation est toute différente. Il ne peut me refuser son aide.

— Si vous le dites… En tout cas je vous attends à Ouaga. Je garde Fuller sous le coude jusqu’à votre arrivée, avec ou sans renforts.

— Vous allez vous faire tuer, Rudy.

— Je ne crois pas, non. Pas tant que leur patron aura le couteau sous la gorge. L’argent est le nerf de la guerre, vous le savez bien.

— J’espère qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à mes fils, qu’ils ont pu fuir ou se cacher. Ainsi que Laurie, bien sûr…

— Je l’ignore, madame. Si j’obtiens des informations, je vous les communiquerai évidemment. La connectique de l’avion échappe au black-out instauré par les putchistes. Pareillement, si vous avez des nouvelles, ne manquez pas de me les transmettre. Je vous donne le numéro de ce poste… Il doit s’afficher sur votre écran. Vous l’avez ?

— Oui, je l’enregistre… Voilà.

— Bien. Je vous laisse. Je dois surveiller mon prisonnier et les pilotes de l’avion, qui ne sont pas très chauds pour faire ce détour par le Burkina.

— Je m’en doute. Bonne chance, Rudy, et… merci.

— De rien, madame Konaté.

— Si, j’insiste. Vous n’êtes pas obligé de risquer votre vie. Votre mission était terminée, pour ainsi dire.

— Bah, c’est ma façon de faire de l’humanitaire. Laurie lutte contre la misère indigne, moi contre la richesse prédatrice. Dans les deux cas, c’est un combat sans fin. À bientôt.