L’ENNEMI
Le cadavre d’un homme blanc, âgé d’une cinquantaine d’années, a été découvert ce matin par un pasteur peul dans la province de Soum, en plein désert, à une quinzaine de kilomètres au nord de Tongomayel. Vraisemblablement cet homme s’était perdu, il a succombé à la soif ou à la chaleur. Des charognards avaient commencé à lui dévorer le visage. Il ne possédait aucun bagage, objet ou document permettant d’établir son identité. Toutefois, selon le commissaire Ouattara chargé de l’enquête, cette découverte serait à mettre en relation avec l’évasion, dans la nuit de mercredi à jeudi, de M. Anthony Fuller, p.-d.g. du consortium ww Resourcing, qui était gardé au camp militaire de Kongoussi…
Serrant la main de Laurie dans la sienne, Abou tend l’oreille vers la radio de Bana qui babille en sourdine, suspendue au mur de sa case. C’est l’heure des infos sur La Voix des Lacs, on y parle de l’« évasion » de Fuller et de son corps retrouvé dans le désert de Soum… Son corps ? Ce n’était pas prévu qu’il meure ! Abou se ronge les sangs, il a le sentiment d’avoir fait une grosse connerie. Qu’Hadé les fasse attendre ainsi confirme cette impression pénible. Pourtant, le bangré… Laurie s’en aperçoit :
— Que se passe-t-il, Abou chéri ? Tu m’as l’air soucieux. Tu crains que ta grand-mère me reçoive mal ?
— Non, ce n’est pas ça…
Il tend de nouveau l’oreille vers la radio, qui recueille l’avis du commissaire Ouattara selon lequel il n’est pas exclu qu’il puisse s’agir d’un crime, bien qu’on n’ait relevé sur le cadavre d’autre blessure que celles opérées par les charognards. Le fait qu’il ne possède ni papiers ni affaires accrédite l’hypothèse du vol. Or on sait que les zones désertiques au nord du pays sont sillonnées par des pillards et des « coupeurs de routes ». Comment et pourquoi Fuller (si c’est bien lui) est parvenu jusqu’ici reste un mystère pour le commissaire. En revanche, il ne doute pas de l’évasion, également admise par le capitaine Yaméogo et qui a valu à Abou un nouveau blâme : bon prince, son supérieur lui a permis d’aller voir sa grand-mère aujourd’hui « pour son traitement » (Abou prétend toujours qu’il est malade et qu’elle le soigne) mais dès demain il sera consigné au camp pour quinze jours : interdiction de sortir et a fortiori de batifoler avec sa chérie !
Voyant l’attention que porte Abou à la radio, Laurie s’est mise à écouter aussi. Peu à peu, la vérité lui apparaît…
— Dis-moi, questionne-t-elle à mi-voix, c’est pas Rudy et toi qui avez emmené Fuller là-bas… Rassure-moi !
— Si, avoue Abou, tête basse. Mais on ne l’a pas tué, s’empresse-t-il d’ajouter. On l’a juste abandonné sur place.
— Mais… Mais c’est… (Effarée, Laurie ne trouve pas ses mots.)
— On voulait lui donner une leçon, explique Abou. Ce n’était pas très dangereux, il en aurait bavé un peu seulement… Il était à trois heures de marche environ du village le plus proche.
— Mais… Fuller devait retourner à Ouaga… pour y être jugé…
— Rudy prétend que non. Que Fatimata l’aurait laissé retourner chez lui.
— C’est Rudy qui a eu cette brillante idée ?
— Euh… oui et non. C’est un esprit du bangré qui nous l’a commandé.
Abasourdie, Laurie secoue la tête, n’en croit pas ses oreilles. Un esprit leur commande de perdre Fuller dans le désert ! Ah, il a bon dos, le bangré !
De l’autre côté de la cour, Hadé s’est enfin levée de son banc sous le tamarinier, se dirige en se dandinant vers sa case. Au passage, elle adresse un signe de tête à Abou, qui se lève et saisit le masque-hyène qu’il a apporté, enveloppé sous plusieurs couches de papier journal. Laurie le suit.
L’intérieur de la case correspond à peu près à ce qu’elle imaginait : les masques, les costumes de fibres végétales, les plantes séchées, les figurines et amulettes… hormis cette motte d’argile ornée de cauris, de laquelle s’échappe une fumerolle à l’odeur indéfinissable, qui lui inspire une crainte irraisonnée. Est-ce là ce fameux fétiche qui permet de « voir » dans le bangré ?
Abou pose le masque-hyène au pied d’un pilier, prend la main de Laurie :
— Mamie, je te présente ma fiancée…
Il ne poursuit pas : Hadé ne lui prête aucune attention. Elle tourne en rond comme un fauve en cage, déplace des objets, suspend un vêtement qui traîne, bref, s’agite futilement, fort énervée. Elle n’a même pas offert à ses visiteurs le traditionnel gobelet d’eau fraîche, remarque Laurie avec étonnement.
Elle se plante soudain devant son petit-fils. Ses gros yeux lancent des éclairs.
— Abou, gronde-t-elle, est-ce que tu n’as que du vent dans la tête ? Ou c’est l’amour qui te rend aveugle et sourd ?
Celui-ci se tasse sous l’attaque. Depuis son arrivée, il pressentait cette engueulade. Ce n’était pas une bonne idée d’amener Laurie aujourd’hui, mais c’est elle qui a la voiture, et lui ne sait pas conduire.
— C’est… à propos de Fuller que tu me dis ça ? demande-t-il piteusement.
Hadé ne répond pas, continue de vitupérer. Abou ne l’a jamais vue si fâchée.
— À quoi te sert tout ce que je t’ai appris ? À quoi te sert de voir dans le bangré ? À quoi te sert d’user tes forces et les miennes, si tu ne reconnais même pas ton ennemi quand tu le vois ? Est-ce qu’un esprit t’a déjà parlé dans le bangré ? Est-ce qu’un esprit t’a ordonné de faire ceci, de ne pas faire cela ? Réponds !
— N-non, mamie, avoue-t-il, transpirant de honte.
— Et ce soi-disant Touareg, tu ne l’aurais pas déjà vu ? Je ne t’ai pas montré qui il était ? Où est donc ta tête ? Ô Wendé ! Dire que j’avais placé toute ma confiance en toi…
Abou ne sait plus où se mettre, quelle attitude adopter. Laurie préfère sortir, afin de ne pas accroître son malaise.
— C’était… l’ennemi, mamie ? devine-t-il. Le visage de la haine ?
— Tsss ! (Hadé secoue une tête navrée, prononce quelques mots dans l’ancienne langue younyonsé.) Et toi, reprend-elle en français, tu lui as obéi servilement, sans te poser de questions, sans même chercher à voir !
— Je ne comprends pas… Pourquoi l’ennemi voulait-il qu’on emmène Fuller dans le désert ? N’aurait-il pas dû le protéger ? Fuller n’est-il pas son allié ?
— Ça aussi, je te l’ai déjà expliqué. Mais tu ne retiens plus rien présentement. Tu as mis toute ton énergie dans ton pénis.
— Mamie !…
— Je dis la vérité, Abou, et tu le sais ! Aujourd’hui, tu viens m’annoncer que tu veux renoncer au bangré pour devenir général, pour garder Laurie auprès de toi. Ce n’est pas vrai ?
Il pique un fard. Bien qu’il sache que sa grand-mère peut lire dans ses pensées comme dans un livre ouvert, il escomptait lui présenter la chose autrement, en y mettant des formes…
— Ce n’est pas ainsi que tu la garderas. Ça aussi, tu le sais.
— Oui, elle me l’a dit… La fortune ne l’intéresse pas. Mais je veux la rendre heureuse… Pour ça, il faut de l’argent.
Hadé soupire.
— Fils, tu te mets à penser comme un Blanc, et ça, c’est très mauvais. Tu crois que le bangré, ce n’est que des tours de passe-passe pour épater tes amis ? Ou quelque chose comme un sport, qu’on peut arrêter quand on veut ? Tu te dis que pour te mettre en ménage, il faut laisser tomber ces fariboles et te consacrer à des choses sérieuses comme une carrière militaire ? C’est comme ça que tu penses, Abou ?
— N-non, je…
— Sois franc !
Il baisse de nouveau la tête. En effet, doit-il admettre, ce genre d’idées lui a traversé l’esprit. Laurie ne croit pas au bangré, c’est une Occidentale rationnelle : il s’est dit qu’il devait se mettre à l’unisson, penser comme elle pour qu’ils soient en harmonie. Il faut qu’ils se comprennent, a-t-elle souligné.
— Oui, mamie, avoue-t-il dans un murmure.
Hadé cesse de faire les cent pas, s’assied dans son siège bas, prend les mains d’Abou dans les siennes, le force à s’accroupir devant elle. Elle le scrute longuement dans les yeux, au point qu’il doit détourner la tête, mal à l’aise.
— Écoute-moi bien, fils, c’est très important ce que je vais te dire. Ça engage ton avenir et ta vie même. Tu es bien attentif ?
— Oui, mamie, je t’écoute.
— Si tu continues de penser comme ça, tu vas tout perdre. Tu perdras Laurie, tu perdras ta carrière, tu perdras ta santé et ton âme, tu perdras ta vie pour finir. Le bangré, ce n’est pas toi qui l’as choisi, c’est lui qui t’a choisi. Si j’ai décidé de t’initier, ce n’est pas pour faire ton éducation ou t’inculquer la tradition de nos ancêtres. C’est parce que j’ai vu que tu as un don, que tu sais voir et ressentir les forces tout comme moi. Wendé m’a montré que si je ne t’apprenais pas à maîtriser ces forces pour faire le bien, elles pouvaient s’emparer de toi pour faire le mal. Si tu renonces maintenant, Abou, c’est ce qui se produira. Et si tu te mets à faire le mal, c’est ta propre vie que tu détruiras.
— Mais je n’ai pas du tout l’intention…
— Ne m’interromps pas ! Si tu embrasses une carrière militaire, forcément, tu vas tuer des gens. Tu l’as déjà fait, n’est-ce pas ? Tuer des gens, ça accroît les forces mauvaises et négatives. Ça nourrit l’ennemi, le rend plus fort. Il s’emparera de toi, Abou, et tu deviendras son esclave. Tu ne peux plus te rétracter désormais, oublier tout ça, faire comme si de rien n’était. C’est trop tard.
— Ça me fait peur ce que tu dis, mamie, avoue Abou d’une voix tremblante.
— Je l’espère bien ! Si tu n’avais pas peur, tu serais idiot ou inconscient. Mais la peur ne doit pas te faire renoncer à agir, réparer ta faute, empêcher cette force mauvaise de se répandre dans le monde.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Ça, c’est à toi de le voir, de le trouver. Tu sais quelle est cette force, d’où elle provient. Si tu l’as oublié, fais l’effort de t’en souvenir. Et demande à ton ami Rudy de t’aider. Lui aussi a été influencé, mais il n’est pas aussi sensible que toi. Il peut fermer son esprit et lutter. Toi, au contraire, tu peux ouvrir le tien, te rendre réceptif aux forces positives. (Hadé s’interrompt, les yeux dans le vague. Puis conclut en hochant la tête :) Oui, vous deux ensemble, vous pouvez y arriver…
— À quoi faire, mamie ?
— À tuer l’ennemi !
— Mais tu m’as dit qu’il ne fallait pas tuer…
— Pas tuer des humains, non. Ni des animaux, d’ailleurs. Mais cet ennemi-là… il n’est pas humain. Ce n’est pas non plus l’esprit d’un mort. C’est quelque chose de très nuisible, qui doit être détruit. C’est une force du chaos.
— Je sais qui il est, mamie, déclare Abou fièrement. Fuller nous en a parlé, à Rudy et moi. Il s’appelle Tony. Tony Junior.
En effet, Fuller leur avait parlé de lui lorsqu’ils l’avaient trimballé en divers lieux de misère : il espérait ainsi les amadouer, éveiller leur pitié… Il leur avait narré comment sa vie partait à vau-l’eau : son divorce difficile d’avec sa femme, adhérente d’une secte apocalyptique nommée la Divine Légion (Rudy connaissait) ; son fils aîné accro au zipzap et à Maya, tué par des récos mais dont le fantôme le hantait ; son cadet issu d’un clonage raté, atteint de progeria, qui répandait autour de lui des vibrations malsaines – c’était ce qu’il ressentait – et qui intéressait la Divine Légion car, d’après Pamela, il avait la « grâce divine »…
— Grâce divine, mon cul, avait conclu le p.-d.g. de Resourcing. Il est aussi malade et pernicieux que ces tarés, c’est tout. Qui se ressemble s’assemble… Ça m’étonne pas que ce fou dangereux de Callaghan voie en lui la réincarnation de Jésus. Bon sang ! Si Jésus était comme ça, alors c’est bien Satan qui nous gouverne, comme le croient les juifs. On n’est pas sorti de l’enfer…
Rudy n’écoutait que d’une oreille ; quant à Abou, ce discours éveillait en lui d’obscurs pressentiments… qu’il n’a pas cherché à creuser sur le coup. Grave erreur, reconnaît-il à présent. S’il avait mieux réfléchi, il aurait compris : ce Tony Junior n’était pas l’allié de son père, mais son ennemi. À présent, Hadé lui signifie qu’il ne peut se mettre la tête dans le sable, qu’il est plongé dedans jusqu’au cou : par son aveuglement, il a servi les forces mauvaises. Il doit donc réparer, se battre avec d’autres armes que son Uzi. Il ne s’agit plus seulement de délivrer son frère de terroristes. Il s’agit de sauver le monde du chaos. Et de sauver sa propre vie du même coup.
— Je vois que tu commences à comprendre, sourit Hadé, sa colère apaisée.
— Je n’ai pas le choix, en vérité…
— Non, fils, tu n’as pas le choix.
Hadé se relève, non sans effort : elle paraît bien fatiguée… Une fois debout, elle arrange son boubou sur elle, se compose une mine avenante.
— Bon, si tu me présentais ta charmante fiancée ?