ONCHOCERCOSE
Au cours de l’année 2029, le Sahara s’est étendu vers le sud sur une frange de 35 km environ, ce qui représente une progression moyenne de près de 100 m par jour, et ce malgré tous les programmes de fixation des dunes, de reboisement, de plantations et d’irrigation. Pour les six premiers mois de 2030, l’expansion a été évaluée à 25 km. Avec un tel rythme de croissance, on estime que d’ici 15 ans l’Afrique du Nord ne sera plus qu’un désert, d’Alger à Abidjan et de Dakar à Djibouti.
Depuis trois jours, l’harmattan souffle sans trêve, ce qui retarde Rudy dans l’exécution de son plan : partir aux États-Unis avec l’avion de Fuller, en y embarquant Saibatou Kawongolo et le corps du p.-d.g. par la même occasion. Il met ces trois jours à profit pour préparer minutieusement ce voyage qui pourrait être sans retour…
La réconciliation avec Fatimata est plus facile qu’il ne le craignait. Rudy se présente tout bonnement au palais pour solliciter un rendez-vous, qu’il obtient presque aussitôt.
— J’ai la solution à tous vos problèmes, annonce-t-il en pénétrant dans le grand bureau ombragé de la présidente.
— C’est vous le problème, réplique-t-elle froidement.
— Ne prenez pas si mal les choses, madame Konaté. Fuller est mort, d’accord, mais au fond, en quoi ça vous nuit ? Les États-Unis vous font-ils la guerre ? Non. Le reste du monde en est-il scandalisé ? Non plus. Le Burkina subit-il des pressions, des mesures de rétorsion, un embargo quelconque ? Pas davantage. Au contraire, on parle de vous dans les médias, on vous cite comme un exemple de développement durable, une solution africaine à la question africaine. La Chine s’est déclarée votre protectrice, ce qui vous rend intouchable. La mort de Fuller est vue comme un incident de parcours, voire comme une justice !
Fatimata est bien forcée d’en convenir : les menaces de guerre des États-Unis sont restées lettre morte, se traduisant au pire par la disparition du Coca des bars et des boutiques (aussitôt remplacé par du Pepsi made in Thailand), mais les Camel et Philip Morris sont arrivées par contrebande comme d’habitude. Le Tribunal pénal international a émis un avertissement pontifiant, invitant le Burkina à mieux protéger ses ressortissants étrangers… et la Chine a fait don au pays de tonnes de riz transgénique, contre un engagement à fournir un quota de cultures maraîchères sur cinq ans.
— Je me méfie de vos solutions, rétorque néanmoins la présidente. De quels problèmes parlez-vous ?
Rudy lui expose son plan : rapatrier Fuller, faire soigner Saibatou Kawongolo, rendre à ses légitimes propriétaires le Boeing qui s’ensable à l’aéroport, et la débarrasser de sa présence importune.
— Vous voulez vous rendre aux États-Unis ? Ça m’étonne fort de votre part !
— J’y vais pour raisons personnelles, élude Rudy.
N’étant ni rancunière ni butée sur ses opinions, Fatimata en conclut que Rudy cherche à faire amende honorable : elle accepte donc de l’héberger au palais, le temps que l’harmattan se calme et qu’il prépare son voyage.
En faisant des recherches sur l’ordi de Yéri, Rudy déniche une clinique privée proche de son lieu d’atterrissage : celle du Dr Kevorkian, à Lawrence, qui se targue sur son site de pouvoir réparer n’importe quelle lésion par traitement génétique. Il appelle ledit docteur :
— Les affections parasitaires ne sont guère notre domaine, précise Kevorkian. Nous traitons plutôt les déficiences génétiques prénatales ou congénitales. Toutefois l’onchocercose se manifeste entre autres par une lésion du cristallin que nous pouvons certainement reconstituer par la voie génétique, une fois la patiente débarrassée des filaires. Est-elle gravement atteinte ?
— Je crois, oui.
— Se soigne-t-elle ?
— Autant que possible, je présume. Nous sommes au Burkina, vous savez…
À ce mot, le ton poli mais neutre du docteur s’enflamme : il se déclare ravi de pouvoir venir en aide « avec ses modestes moyens » à une citoyenne de cet État qu’il juge exemplaire, et considère « passionnante et enrichissante » l’expérience de traiter une lésion d’origine parasitaire par la voie génétique.
— J’ai d’autres patients qui me rapportent largement de quoi investir dans la recherche, même à perte…
— La recherche ? Vous voulez dire que si vous parvenez à guérir madame Kawongolo de l’onchocercose, ce serait une première ?
— À ce stade avancé, oui. Les maladies tropicales n’ont guère intéressé l’Occident jusqu’à présent. Ce n’est que maintenant, alors qu’elles envahissent des régions autrefois tempérées et affectent des Blancs en grand nombre, que l’on commence à se pencher sérieusement dessus. Savez-vous que si l’on y avait injecté un peu de finance, on aurait pu mettre au point un vaccin contre le paludisme il y a trente ans ?
— Il n’existe pas déjà ?
— Hé non, mon cher. On nous le promet pour dans deux ans. Quand la clientèle occidentale sera suffisante pour qu’il soit rentable…
Rudy saisit la balle au bond :
— Et vous, docteur, que ferez-vous de votre expérience, si elle réussit ? Attendrez-vous à votre tour que se développe une clientèle rentable, ou l’offrirez-vous aux milliers d’Africains qui en ont besoin ?
Un court silence.
— Vous me posez là un problème d’éthique intéressant. Vous vous doutez bien que je ne suis pas un chercheur solitaire, penché sur ses microscopes au fond de son labo. Je suis lié par contrat avec des hôpitaux, des universités, un consortium pharmaceutique, et chacun veut sa part du gâteau. La réponse à votre question n’est donc pas aussi simple qu’elle paraît. Mais je vais y réfléchir. Nous en reparlerons… si j’aboutis à un résultat positif.
Afin d’annoncer cette bonne nouvelle à Saibatou, Rudy demande son adresse à Yéri. Contre toute attente, elle lui propose de l’accompagner. Dans la petite Daihatsu électrique qui les mène sur la route de Kaya, à travers feu le « bois de Boulogne » (en cours de reboisement), il tente de la draguer assez maladroitement, mais avec sincérité : il apprécie son flegme et son intelligence, admire son corps et ses yeux de gazelle, sa peau de satin noir qu’il ose frôler. Elle sourit de ses compliments, repousse doucement sa main. À la seconde tentative, son regard de glace notifie clairement à Rudy qu’il est vain d’insister.
Il en comprend la raison une fois arrivés chez Saibatou, une propriété sise à l’écart dans la brousse, plantée d’arbres encore vivants qui ombragent une grande maison récente mais de facture traditionnelle, de style soudanais. Rudy et Yéri sont accueillis par une domestique qui les mène au salon vaste et lumineux, où les attend une femme fière et altière d’une trentaine d’années qui a dû être très belle mais que l’onchocercose a défigurée : des nodules grisâtres gonflent sa peau, des lésions plus ou moins purulentes la parsèment, et surtout ses yeux troubles et voilés paraissent injectés de sang – or ce sont des vers qui y circulent. Malgré tout Yéri se serre contre elle, l’embrasse sur la bouche, la contemple avec un regard qui n’est pas empli que de compassion. Quasi aveugle, Saibatou capte bien la surprise de Rudy, dont elle ne discerne qu’une tache floue bougeant dans la pièce.
— Ne vous méprenez pas, monsieur, avertit-elle. Même si Yéri et moi sommes plus proches que deux sœurs, j’aime profondément mon mari et ne l’abandonnerai jamais, doit-il passer sa vie en prison.
— Pas de problème, madame Kawongolo. Je suis pas là pour vous juger sur quoi que ce soit. Je viens juste vous annoncer une bonne nouvelle : j’ai trouvé une clinique qui accepte de vous soigner. Qui s’en fait même un point d’honneur.
— Vraiment ? (Le visage de Saibatou s’illumine.) Où cela ?
— Aux États-Unis. Je peux vous y conduire, si vous acceptez…
— Si j’accepte ? Mon Dieu ! Je vais revivre enfin !
— N’est-ce pas merveilleux, ma chérie ? renchérit Yéri.
Toutes deux se tombent dans les bras. Saibatou en a les larmes aux yeux, ce qui lui fait mal apparemment, car elle se les tamponne aussitôt. Rudy s’en veut presque de tempérer leur bonheur :
— Je dois toutefois vous prévenir que le succès de l’opération n’est pas garanti. D’après ce que j’ai compris, il s’agirait d’une thérapie génique encore expérimentale.
— Tant pis ! S’il existe une minuscule chance de guérir, je dois la tenter. Sinon, je mourrai ici dans le noir. Sans mon mari, sans mon art, ma vie n’aurait plus de sens…
— Il resterait moi, relève Yéri.
— Bien sûr, mais je ne te verrais plus non plus. Tandis que si je guéris…
Saibatou tourne sur elle-même en écartant les bras. Rudy saisit le sens de son geste : elle montre les dizaines de tableaux accrochés aux murs du salon. Beaucoup de scènes de brousse très colorées, dans un style presque impressionniste, et un certain nombre de nus féminins, tous inspirés de Yéri. En étudiant de plus près les peintures, Rudy remarque l’évolution de la maladie : les traits de moins en moins précis, les couleurs qui bavent, des erreurs et imperfections de plus en plus flagrantes… La dernière Yéri, qui date d’un an, est difforme et grossière, semble avoir été barbouillée par un enfant daltonien.
— Vous observez mes tableaux, n’est-ce pas ? Vous voyez la progression du désastre… Les derniers sont dans mon atelier, je ne les montre à personne : j’en ai honte.
— Pourquoi ? Ce n’est pas votre faute.
— Certes. Mais imaginez un musicien aux doigts bloqués par les rhumatismes, un écrivain atteint d’Alzheimer. Ils réécoutent ou relisent les œuvres dont ils sont les plus fiers, les comparent au pauvre galimatias qu’ils parviennent péniblement à produire… et ils pleurent. Moi, je n’ai même pas le loisir de revoir mes œuvres passées…
— Vous allez guérir, madame. J’en suis persuadé. Nous partirons dès que l’harmattan sera calmé. Tenez-vous prête !
Il ne reste plus à Rudy qu’à retrouver les pilotes du BBJ de Fuller. Depuis le coup d’État, nul ne s’est soucié d’eux, ils se sont égaillés dans la nature. Rudy brave la chaleur de four et les rafales de sable pour les chercher dans les hôtels de Ouaga, les bars et restaurants, à l’hôpital, la mission évangélique… sans succès : personne n’a vu deux Yankees en Stetson au look de cow-boys. C’est en arpentant l’avenue Kennedy que l’idée lui vient subitement : l’ambassade américaine !
Elle a été dévastée et partiellement incendiée par les émeutiers qui ont pendu l’agent de la NSA au lampadaire, et auraient fait subir le même sort à l’ambassadeur Gary Jackson s’il ne s’était jeté sur la providentielle voiture présidentielle. Les deux pilotes campent au milieu des décombres, hâves, sales, hirsutes, tels des naufragés sur une île déserte. Morts de trouille, ils accueillent Rudy un pied de bureau à la main.
— Alors les gars, vous vous croyez où ? Au fond de la jungle ? Il y a une ville là-dehors ! Pourquoi vous campez dans ces ruines ?
— C’est plein de Nègres, geint Bill.
— Ils veulent nous faire la peau, craint Hank. Ils ont déjà tué notre patron…
Rudy éclate de rire.
— Sûr ! S’ils vous trouvent, ils vous cuiront dans leurs gros chaudrons de cannibales et se mettront les os de vos doigts dans le nez. Allez, les ploucs, sortez de là, venez reprendre forme humaine au palais.
— Pourquoi ? C’est quoi ce sale coup ? se méfie Bill.
— Vous rentrez chez vous, les gars. Vaut mieux être présentable, non ?
Enfin, le quatrième jour, l’harmattan se calme, se réduit à une simple brise chargée de poussière rouge. Saibatou a fait ses bagages ; Adama Palenfo, le ministre des Finances, a débloqué l’argent détourné par Kawongolo pour soigner sa femme ; Rudy a mis au point, par téléphone avec Abou, les derniers détails de son plan et fait ses adieux ; les pilotes ont checké l’avion (dont les portes ont été réparées), l’ont trouvé en bon état à part les réacteurs ensablés ; le cercueil de Fuller a été placé dans une soute réfrigérée… Tout est fin prêt, plus qu’à partir. La surprise de dernière minute vient d’Aïssa Bamory, la ministre de la Justice : en accord avec (ou influencée par) Fatimata, elle a décidé de ne pas envenimer les relations déjà tendues – pour le moins – avec les États-Unis et de leur rendre leur ambassadeur. Gary Jackson fait donc partie du voyage. Rudy proteste, se fâche, rien n’y fait : c’est une décision de justice irrévocable.
— En ce cas, qu’il serve au moins à quelque chose : je veux qu’il me confère l’immunité diplomatique, exige-t-il. Afin que je puisse entrer aux États-Unis sans emmerdes.
— Arrangez-vous avec lui, répond Aïssa. Il est tellement heureux de s’en tirer à si bon compte qu’il se montrera sûrement coopératif…
Quand sonne l’heure du départ, Rudy constate que les seules personnes à y assister sont Yéri et les deux flics qui amènent Jackson jusqu’à l’avion. O.K., il admet pour Abou, consigné au camp militaire ; mais Laurie, accrochée à lui comme une sangsue, n’a pas daigné se taper les cent quinze bornes la séparant de Ouaga, Moussa doit être trop pris par son chantier, et Fatimata a sûrement des rendez-vous…
Les vrais guerriers sont toujours solitaires, songe amèrement Rudy qui regarde, le cœur gros, se refermer en chuintant la porte de l’appareil.