TOMAHAWK

« Chaque parcelle de ce pays est sacrée dans l’esprit de mon peuple, chaque flanc de montagne, chaque vallée, chaque plaine, chaque bocage a été sanctifié par un événement heureux ou malheureux survenu à une époque depuis longtemps révolue. Les rochers eux-mêmes, apparemment muets et morts, transpirent sous le soleil le long du rivage silencieux et frémissent du souvenir important lié à la vie des miens. Quand le dernier homme rouge aura disparu de la surface de cette terre et que le souvenir des miens sera devenu un mythe parmi les hommes blancs, ces rivages s’animeront des morts invisibles de ma tribu. Lorsque les enfants de vos enfants se croiront seuls dans les champs, dans les magasins, sur les routes ou dans le silence des bois impénétrables, ils ne le seront pas. La nuit, quand les rues de vos villes et de vos villages seront silencieuses et que vous les croirez désertes, elles seront remplies par la foule des revenants qui occupaient autrefois cette belle contrée et continuent de l’aimer. L’homme blanc ne sera jamais seul. »

Chef indien SEATTLE, 1855.

L’attaque du ranch de John Bournemouth à Council Grove est lancée au petit matin, à cette heure blême et incertaine où le sommeil gagne, où la surveillance se relâche un peu, où l’on se dit qu’on a passé une nouvelle nuit tranquille, qu’il ne peut plus rien arriver maintenant. Elle commence par un immense éclair, livide et craquant, qui fuse sur plusieurs centaines de kilomètres le long des barbelés électrifiés qui enclosent les dix mille hectares du domaine, et qui fondent et s’effondrent, grillés par la surtension. En même temps, un train de micro-ondes à haute énergie génère un champ électromagnétique qui bogue et aveugle tous les drones, caméras de surveillance et armes à commandes électroniques à cent kilomètres à la ronde. L’éclair provient d’un survolteur haute tension à anti-retour produisant un courant pulsé de 200 000 volts, et les micro-ondes d’un HERF (High Energy Radio Frequency), sorte de canon à micro-ondes UHF muni d’un émetteur toroïdal. Tous deux ont été volés quelques semaines plus tôt dans l’ex-enclave d’Eudora, et proviennent de l’équipement produisant la barrière plasmatique clôturant l’enclave. Ils ont été bricolés par Long John Goldenfinger (diplômé de la Haskell Indian Nations University en physique des particules et frère du chef shawnee Last Prophet Tenskwatawa) afin de pouvoir délivrer un maximum d’énergie en un minimum de temps, alimentés uniquement par une batterie de camion. Tout ce matériel a été apporté de nuit par un discret commando. Le survolteur a été connecté aux barbelés à un endroit où ils longent le lit à sec de la Neosho : un canyon bien commode, permettant d’échapper aux balayages radar. Quant au HERF, il a été pointé sur le ranch et déclenché par une simple commande. La première phase de l’attaque est donc un franc succès.

La deuxième phase est plus classique : déboulant en hurlant du canyon de la Neosho, deux clans de Shawnees et un d’Osages se ruent au galop sur le quartier général des vigiles désemparés, encore en train de contempler perplexes leurs écrans grésillant de neige électronique. La lutte est brève, sanglante, sans pitié. Les Indiens ont pour eux l’avantage des arcs et des flèches, ou de leurs antiques fusils et carabines. Sans visée laser, sans acquisition de cible optronique, sans tir autorégulé ni refroidissement par fluide électrostatique, les fusils d’assaut et mitrailleuses multicharge des vigiles sont peu efficaces, réduits à de gros engins enrayés ou imprécis en commandes manuelles. Des détachements foncent régler leur compte aux patrouilles en 4 x 4 disséminées autour du domaine, qui ont vu l’éclair de près et se demandent pourquoi leurs foutues bagnoles ne marchent plus, pourquoi elles n’arrivent pas à joindre le QG. Les Indiens en profitent pour libérer et chasser dans la plaine vide les vingt mille têtes de bétail, sauf une vieille vache qu’ils réservent pour leur consommation. Le gros de la troupe s’occupe de massacrer les vigiles qui opposent une assez faible résistance. La seconde phase de l’attaque est donc également un succès : seulement trois Shawnees tués et un Osage blessé, aucun survivant parmi les cent cinquante gardiens du ranch de John Bournemouth.

Le gouverneur du Kansas, bouclé à double tour dans son immense villa décorée western – que sa domotique, également brouillée par la salve de micro-ondes, a plongé dans le noir et le silence – est en train de pisser dans son pyjama. Il essaie frénétiquement d’appeler des renforts, la police, l’armée avec tous les appareils à sa disposition, mais plus aucun ne fonctionne. Il a tenté de s’enfuir, mais ni ses voitures ni son avion ne démarrent. Alors il s’est bouclé avec Tabitha (il peut au moins fermer les verrous à la main) et s’efforce de croire, contre toute évidence, que sa maison résistera à ce déferlement de sauvages.

La villa ne résiste pas plus de quelques secondes : les portes sont enfoncées, les volets arrachés, les vitres brisées. Les sauvages en question portent plumes et peintures de guerre à outrance, leur chef brandit le tomahawk signifiant « pas de pitié, pas de prisonniers ». Ils déferlent dans les 960 m2 du ranch qu’ils dévastent méthodiquement, empilant sur le grand tapis en peau de bison du bar-saloon tout ce qui peut être utile et emporté.

Rudy, qui a suivi l’attaque en pick-up, pénètre à son tour dans le ranch, participe allègrement au pillage. C’est lui qui a eu l’idée de la bombe électromagnétique : il s’est simplement souvenu de ce qu’il est advenu à son pays, suite à l’explosion de la digue… Des appareils conçus pour confiner des années durant une barrière de plasma à 40 000 volts autour d’une cité, a-t-il expliqué à Long John Goldenfinger, sont sûrement capables de bousiller n’importe quelle installation électronique. Or sans électronique, les Blancs sont foutus : c’est le retour à l’âge de pierre, ou du moins à la lampe à pétrole, qu’ils ont oublié. Excellente idée, a approuvé Last Prophet, qui a aussitôt réuni un pow-wow avec les anciens pour savoir s’il fallait introniser ce Visage pâle iconoclaste comme un frère shawnee ou le tuer comme les autres. L’intronisation a été approuvée à une large majorité, surtout quand Rudy a prouvé, au cours de l’épreuve obligatoire, qu’il savait tirer et se battre. Depuis, il participe à toutes les razzias… Il propose même des cibles, telles que les bureaux et antennes de la Divine Légion, ou les résidences de ses membres, dont il a trouvé un listing très intéressant dans la Buick dorée. En revanche, le gouverneur du Kansas est un objectif personnel de Tenskwatawa et sa tribu : brimés, spoliés, réprimés, confinés dans une réserve-dépotoir qui se réduisait d’année en année à une peau de chagrin, ils avaient une revanche à assouvir, des territoires à reconquérir, une vieille arnaque à effacer : celle dont a été victime leur ancêtre Paschal Fish Jr, qui en 1857 a cédé tout le territoire d’Eudora à une poignée d’immigrants allemands contre des colifichets, de la verroterie et des fausses promesses… Rudy a approuvé : le gouverneur, pourquoi pas ? Même tous les gouverneurs, à moins qu’ils ne fassent allégeance à la nation indienne locale et le prouvent en abandonnant leurs biens pour aller vivre sous un tipi. Last Prophet a ri : il aime bien ce Visage pâle et son humour désabusé. Rudy pourrait être un bon Indien…

C’est un Osage qui débusque Prosper, le domestique de Bournemouth, gris de terreur au fond d’une remise. Il libère le frère noir sans demander l’avis de personne – tous auraient été d’accord de toute façon.

Rudy a le privilège de dénicher John Bournemouth dans l’ultime refuge qu’il a pu trouver : les toilettes du premier étage.

— Pitié ! glapit l’obèse gouverneur, trempé d’urine et de sueur. Vous êtes américain, monsieur, comprenez-moi… Je n’ai fait de mal à personne…

— Je suis pas américain, je suis hollandais. Et je hais les gros WASP riches. Sors de là, tas de graisse !

Rudy le propulse dans les escaliers à coups de pied, le ramasse dans le salon tout geignant et pisseux, l’offre à Tenskwatawa campé bras croisés sur son butin, sa fierté et sa dignité, son tomahawk de guerre en travers de la poitrine.

— Tiens, chef, il est à toi.

— Me scalpez pas, je vous en prie ! crie Bournemouth d’une voix de fausset.

— C’étaient les Blancs qui scalpaient, pas les Indiens, rétorque Last Prophet d’un ton de profond mépris. Toi, tu mérites d’être assommé comme le porc que tu es, écrasé comme la vermine que tu es, brûlé comme la saleté que tu représentes.

D’un geste étonnamment rapide, le chef shawnee brandit son tomahawk et l’abat sur le crâne luisant de Bournemouth, qui éclate comme une pastèque trop mûre. Rudy s’est reculé – pas assez vite : il reçoit des giclées de sang, d’esquilles et de cervelle. Le gouverneur s’effondre sur les peaux de bisons issus de son propre élevage, qu’il a chassés lui-même.

Des cris aigus, à l’étage, détournent Rudy de cette scène affreuse, lui évitent de vomir sur le tapis. Un groupe d’Indiens descend par l’escalier en tenant par les poignets, les chevilles, la taille et les cheveux, une fille brune fort peu vêtue qui se débat en hurlant comme une furie. Ils la jettent aux pieds de leur chef, qui pose sur elle un regard indéchiffrable.

— On l’a trouvée sous son lit, dans sa chambre qui est un vrai lupanar, informe l’un des Shawnees.

— Sûrement la poule du gouverneur, suppose un autre. Ou une pute qu’il a engagée…

— Je suis son épouse ! s’écrie Tabitha en se relevant. (Elle fusille Tenskwatawa d’un regard indigné.) Et je n’admets pas qu’on me traite de cette façon !

— Tu n’es plus son épouse, rétorque Last Prophet. Regarde.

En un tournemain, il la fait pivoter face au cadavre de Bournemouth, qui répand son sang et sa cervelle sur la peau de bison. Tabitha blêmit, a un haut-le-cœur, porte la main à sa bouche. Respire un grand coup, se retourne, toise de nouveau le chef shawnee.

— Je suppose que vous allez tous me violer, et me tuer ensuite ? (Elle se met à minauder, caressant ses seins nus pointant sous la nuisette.) Grand chef, je peux être juste à toi si tu veux… pour tout le temps que tu veux.

L’expression de mépris et de dégoût qui tord un instant les traits impassibles du Shawnee lui sert de réponse. Il adresse un signe de tête à Rudy, qui ne peut empêcher ses yeux de se promener sur ses formes dorées de mannequin.

— Tu la veux ?

Rudy hésite un instant : il y a longtemps qu’il n’a pas baisé… Elle est prête à tout pour sauver sa peau… Elle est vraiment canon, et il n’aura pas l’occasion de sitôt peut-être… Mais soudain il repense à Aneke et secoue la tête.

— Ce n’est qu’une pute.

— Tu as raison, opine Tenskwatawa.

D’un nouveau coup de tomahawk, il envoie Tabitha rejoindre son mari.

Ne trouvant plus personne de vivant dans la villa, les Shawnees vont fourrer leur butin dans le pick-up de Rudy, incendient le ranch, montent sur leurs chevaux nerveux et s’éloignent dans la grande prairie desséchée, en entonnant un très ancien chant de guerre.