CHECK POINT
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Des trombes d’eau s’abattent en rafales sur le pare-brise du 50 tonnes Volvo, que les essuie-glaces à vitesse maximum ne parviennent plus à balayer. Le vent hurlant secoue le camion avec acharnement, mais ses douze roues aux pneus en polycarbonates le cramponnent au bitume de l’autoroute, et sa trajectoire ne dévie pas d’un pouce. À cent mètres dans son sillage, enveloppé d’un nuage de pluie vaporisée, un second poids lourd le suit avec la même rectitude. L’eau panache au sommet de leurs citernes luisantes estampillées du coquillage Shell.
Un signal d’alarme résonne soudain dans les cabines obscures, aux tableaux de bord pointillés d’une galaxie de contrôles électroniques. Un message lumineux s’inscrit en lettres rouges et en trois langues – néerlandais, anglais et allemand – sur le haut des pare-brise : CHECK POINT À 500 M – ARRÊT OBLIGATOIRE.
Avec une synchronisation parfaite, les deux camions en pilotage automatique ralentissent régulièrement. Celui de tête s’arrête en soupirant devant la barrière clignotante qui ferme l’échangeur de Zurich, au bord de la mer des Wadden. Au-delà des voies autoroutières plus ou moins transformées en torrents, les vagues furieuses se fracassent sur la digue côtière, ensemencent le paysage vert-de-gris d’écume de sel jaunasse, sous-tendent les hurlements de l’ouragan de leurs roulements sourds et menaçants. Les rangées d’éoliennes plantées au bord du lac d’IJssel ont été arrêtées – trop de vent –, mais vibrent et oscillent dangereusement au sommet de leurs mâts, ajoutant leur plainte lugubre au charivari général. L’une d’elles tournoie follement – sans doute un bug de la sécurité –, vrombit tel un frelon dément : elle peut rompre à tout moment, et ses pales de quarante mètres de long, emportées par les bourrasques, risquent alors de décapiter tout ce qui se dresserait sur leur trajectoire.
La barrière clignotante est flanquée d’une guérite en préfa, abri précaire au sein des éléments déchaînés. Les flics ne se risquent pas à mettre le nez dehors, ils préfèrent communiquer par radio avec le pilote de la citerne de tête :
— Identifiez-vous, SVP.
— Transports 106A et 106B, pour la Shell.
Un silence.
— Vous n’êtes pas enregistrés. Que transportez-vous ?
De la limonade, connard, pense le pilote avec une moue. Il répond d’un ton neutre :
— Du GPL. Livraison d’urgence.
— Où ça, la livraison ?
— Le Helder.
— De l’autre côté ? L’Afsluitdijk est fermée pour cause de tempête. Faut faire le tour.
Merde. Le pilote envisage une seconde de forcer le barrage, mais les flics peuvent commander l’ouverture du pont tournant sur les écluses Lorentz avant que les camions n’y parviennent, et la mission tomberait à l’eau. Il choisit la négociation : elle a été prévue, préparée et répétée, n’empêche qu’elle reste toujours le point faible du plan.
— Ce n’est pas possible. Ils sont dans le noir, au Helder. Quinze éoliennes sont tombées, le courant est coupé, l’hôpital et l’aéroport ne fonctionnent plus, ils ont un besoin urgent de carburant pour leurs générateurs.
— C’est pas mon problème, rétorque la voix grésillante du flic dans ses écouteurs. L’Afsluitdijk est fermée, point. J’applique le règlement.
Le chauffeur envoie un bip discret à son collègue, sur un canal crypté, lui signifiant de se tenir prêt à appliquer la phase 1 bis du plan, au cas où le flic serait trop obtus ou pointilleux.
— Écoutez, j’ai un ordre de circulation prioritaire de la Shell, contresigné par les autorités de Groningen, m’autorisant à effectuer cette livraison le plus vite possible et par le plus court chemin, quelles que soient les conditions météo. Vous voulez le voir ?
Silence de nouveau. Puis une autre voix retentit dans les écouteurs, plus grave et âgée : le chef sans doute.
— Pourquoi voulez-vous emprunter l’Afsluitdijk ?
Le pilote explique de nouveau, tout en tâtonnant sous son siège à la recherche de son mini-Uzi. Il peut venir au chef la fantaisie de vérifier ses dires, auquel cas il faudrait appliquer la phase 1 bis immédiatement. Mais celui-ci est plus compréhensif ou n’a pas envie de risquer un blâme :
— O.K., je vous ouvre. Mais je vous préviens, c’est à vos risques et périls : ça fouette salement sur la digue.
— Merci, chef.
— J’avertis les collègues de l’autre côté de votre passage exceptionnel.
— D’accord.
Tandis que le flash rouge passe au vert et que la barrière se soulève, le chauffeur glisse le pistolet-mitrailleur sous son siège, déconnecte le pilotage automatique et enclenche la seconde. La lourde citerne s’ébranle, suivie par sa jumelle qui inonde au passage la guérite de gerbes d’eau boueuse.