TULIPES
… Et maintenant mes chers amis, voici le moment que vous attendez tous ! Nous allons désigner le vainqueur de notre grand jeu « Plus con tu meurs », celui ou celle qui aura dit ou fait les plus belles conneries au cours de notre sélection impitoyable. L’heureux gagnant qui va hériter d’un splendide logement dans la prestigieuse enclave suisse de Sion, parmi l’élite de l’élite, dans un environnement to-ta-le-ment préservé ! Mais laissez-moi d’abord vous présenter ce charmant nid d’amour offert par notre sponsor, Rebuilt…
« C’est totalement con », soupire Aneke Schneider, vautrée dans le canapé du salon de sa maison standard de Swifterbant, au nord du polder du Flevoland. Un joint éteint entre les doigts, elle suit d’un œil vague sur sa télé murale « Plus con tu meurs », l’émission cent pour cent débile du célèbre animateur Wim Brinker, plébiscité par dix millions de Néerlandais, paraît-il. Aneke voudrait zapper, mais l’herbe que cultive Rudy est trop bonne, elle ne sait plus où elle a fourré la télécommande et n’a pas le courage de se lever pour la chercher. De temps à autre, elle surveille d’un œil non moins vague sa fille Kristin, quatre ans, à plat ventre sur le tapis, occupée à massacrer avec application des monstres aliens sur sa console Babybox. Ça grogne, ça beugle et ça détone à intervalles réguliers, ponctué tout aussi régulièrement par un « Ouais ! J’l’ai eu ! » de Kristin.
Faudrait que je fasse à bouffer, songe Aneke, lâchant un nouveau soupir. Il est bientôt sept heures et la petite a faim… Et faudrait que j’aille jeter un œil aux serres. Car la tempête fait rage au-dehors, le vent rugit et la pluie crépite sur les stores ; elle craint qu’il n’y ait des dégâts. Jeter un œil aux serres consiste simplement à aller dans le bureau de Rudy, réveiller l’ordi, passer en revue les caméras et les divers contrôles : température, hygrométrie, pH des bacs, débit des diffuseurs, etc. Mais même cet effort lui paraît surhumain. Aneke a tendance à trop fumer quand Rudy n’est pas là. Une façon de combler son ennui et sa solitude, s’excuse-t-elle. Néanmoins elle en éprouve une certaine culpabilité. À trente-cinq ans, elle devrait un peu lever le pied… Et puis elle gaspille son temps devant « Plus con tu meurs » tandis que Rudy est à Bruxelles, en train de défendre la filière avec son syndicat devant la commission agricole… Rudy cultive des fleurs, les célèbres tulipes hollandaises, entre autres. Ce n’est peut-être pas très original, mais au moins c’est mieux que de fabriquer dans des usines homéostatiques des poulets transgéniques sans plumes pour la FAO. Or les tulipes hollandaises sont menacées par une concurrence sauvage venue de Chine, où, imagine Aneke, les producteurs doivent employer des milliers de gosses de sept ans, payés deux yuans par jour à se casser le dos pour repiquer des semences Universal Seed. De plus, la commission agricole européenne a encore diminué les subventions aux horticulteurs néerlandais, les obligeant à vendre plus cher sur un marché déjà peu reluisant – qui a les moyens d’offrir des fleurs aujourd’hui ? –, ce qui risque de couler à brève échéance un petit exploitant comme Rudy.
Tout ça emmerde profondément Aneke. Et puis le Flevoland, sa morne platitude et son non-paysage la dépriment. Elle regrette sa Bavière natale, où il y a de vraies montagnes et une vraie végétation. Voilà pourquoi elle fume tant en vérité. Rroooarrr-fiiiiu-BOUM-arrrgh, émet la Babybox. Ça aussi, ça l’énerve.
— Baisse le son, mon poussin, marmonne-t-elle. D’ailleurs tu vas arrêter, c’est l’heure de dîner.
— Oh non, m’man ! J’ai presque fini !
Soudain tout s’éteint. La Babybox. La télé murale. Les lumières. La clim.
— M’man ! Ça marche plus ! Et y fait tout noir !
— Ça doit être à cause de la tempête. Ne bouge pas, ma chérie, je vais chercher des bougies.
— M’man, j’ai peur…
Kristin se met à sangloter. Aneke la rejoint à tâtons, sa fille se cramponne à ses jambes.
— Ce n’est rien, mon poussin, c’est juste la tempête. La lumière reviendra bientôt. En attendant, on va allumer des bougies partout, ce sera très joli.
— Comme à Noël ?
— Oui, c’est ça, comme…
Aneke s’interrompt, l’oreille tendue. Un son étrange a pris naissance dehors, domine rapidement le charivari habituel de la tempête. Un vaste grondement, un énorme roulement liquide… qui s’amplifie, s’amplifie. Absorbe tous les autres bruits.
— Qu’est-ce que… Kristin, ôte-toi de mes jambes !
Aneke écarte sa fille qui se met à brailler, gagne rapidement la fenêtre, heurtant la table basse au passage, remonte le store à l’aide de la manivelle, la commande électrique ne fonctionnant plus. Et dans la pénombre violacée du crépuscule, elle voit…
Elle n’en croit pas ses yeux. Swifterbant est à trois kilomètres du lac d’IJssel, elle ne peut pas voir ça. Et pourtant…
Une vague. Gigantesque. Une muraille d’eau noire luisante, frangée d’écume blafarde. Qui roule et s’approche dans un grondement d’enfer, avalant tout dans son ventre liquide. Roule et s’approche. S’APPROCHE.
— Poussin ! Va t’abriter…
Inutile. Dérisoire.