AGONIE
… Bref, toute l’Europe est atterrée par l’ampleur de cette catastrophe qui, je vous le rappelle, a causé hier soir la perte de deux à trois cent mille vies humaines et de plus de cinq millions de foyers, selon les premières estimations. Notre présidente, madame Fatimata Konaté, a aussitôt envoyé un message de condoléances et de soutien à la reine Juliana II et au peuple néerlandais, dans lequel elle déclare, je cite…
Morne étendue d’eau boueuse et clapotante, jusqu’à l’horizon engrisaillé du petit matin. Des ruines de bâtiments en émergent, effondrés par le tsunami. Des arbres vaseux, couchés, aux branches cassées. Des panneaux tordus indiquant l’emplacement des routes. Des ponts d’échangeurs partiellement écroulés. Des câbles électriques emmêlés. Sur l’eau flottent des myriades de débris, des meubles à demi immergés, des objets en plastique, des livres et des journaux, toutes les choses de la vie. Des cadavres d’animaux par milliers, d’humains aussi parfois. Rien ne bouge à part la flotte qui clapote. Pas de son hormis la voix neutre du correspondant. Le logo Euronews s’affiche dans l’eau brunâtre, en bas à droite de l’écran.
La famille du maire de Kongoussi est scotchée devant la vieille télé 16/9 qui trône dans le salon pénombreux, aux persiennes closes sur la fournaise. La clim est en panne, le ventilo ne brasse que les ondes de chaleur, il fait 45 °C dans la pièce et l’écran de la télé au bord de la surchauffe tressaute par moments. Les images glauques des Pays-Bas noyés sous les eaux qui sont diffusées en boucle depuis le début du journal paraissent à la famille Zebango venir d’une autre planète. Ils contemplent bouche bée ces immensités liquides, plombées par un ciel lourd et bas crachinant sur les ruines.
C’est Félicité, la fille cadette, qui exprime la première une opinion sans doute partagée :
— Tch ! C’est pas juste : les autres là, ils crèvent d’avoir trop d’eau, et nous d’en avoir pas assez. Ils devraient nous en donner !
— Félicité, tais-toi ! gronde sa mère Alimatou. C’est trop grave, tout ça. Faut pas plaisanter avec la mort.
Félicité a raison, se dit Étienne, son père. Trois cent mille noyés aux Pays-Bas, c’est une catastrophe mondiale. Un million et demi de morts chez nous à cause de la sécheresse, on n’en parle même pas. Tout le monde s’en fout, du Burkina.
En homme politique conscient de la situation internationale et de ses retombées sur la vie locale, Étienne Zebango devine déjà ce que cette catastrophe européenne aura comme conséquences sur son pays : un maximum de fonds vont être octroyés à la reconstruction des Pays-Bas, ce qui signifiera une nouvelle diminution de l’aide déjà congrue aux PPP, les Pays les plus pauvres, dont le Burkina-Faso fait partie ; les ONG vont être appelées à la rescousse par les pouvoirs publics défaillants et seront indisponibles ici pour lutter contre la sécheresse et le paludisme ; les médias seront mobilisés sur les lieux du désastre et continueront d’ignorer la mort lente de la moitié du continent africain. Kongoussi va crever sous les vents de sable et personne n’en saura jamais rien.
Étienne ne peut s’empêcher de jauger chaque « situation d’urgence » (comme on dit par euphémisme) que subissent quasi quotidiennement la plupart des nations du monde à l’aune de la sienne propre, celle de la ville dont il est le principal responsable : à l’agonie de Kongoussi, peu spectaculaire mais inexorable. Désertifiée par ses forces vives, parties en quête d’eau dans le sud du pays ou autour de ce qui reste du fleuve Niger ; décimée par la faim, la soif et les maladies véhiculées par des eaux insalubres : paludisme, dengue, diarrhées, bilharzioses, sans parler du choléra qui l’a épargnée jusqu’ici, Dieu merci ; ruinée par dix années de sécheresse consécutives, qui ont réduit à néant tout espoir d’élevage, de récoltes, de tourisme ou d’investissements ; humiliée par une mendicité permanente auprès des pouvoirs publics, des ONG, de l’Union africaine, des organismes internationaux : juste un dossier parmi des milliers…
Membre du PRB (Pour le renouveau du Burkina, le parti actuellement au pouvoir) depuis sa fondation en 2011, Étienne Zebango s’est toujours efforcé, en tant que conseiller municipal, puis adjoint, puis maire, de défendre et d’appliquer les principes prônés par sa présidente : économie solidaire, développement durable, respect de l’environnement, autosuffisance énergétique et alimentaire, éducation libre et gratuite, services publics accessibles à tous. Beaux principes en vérité, mais qui présupposent un minimum d’organisation sociale… Or comment faire quand les conseillers municipaux meurent ou s’en vont l’un après l’autre, quand les commerces ferment faute de clients, quand les agriculteurs en sont réduits à gratter un sable stérile et les éleveurs à manger les carcasses de leurs animaux morts, quand les canaux d’irrigation ne charrient plus que de la poussière, quand la route fond au soleil sans qu’aucun camion n’y imprime plus ses traces ? Quand l’eau n’est plus distribuée par l’État, mais par des mafias qui en doublent le prix sans aucune garantie sanitaire ? Que promettre, que projeter, qu’annoncer ? Où trouver les budgets nécessaires ? Comment croire encore en la survie de Kongoussi ?
Étienne songe parfois à démissionner, laisser à d’autres le poids écrasant de sa responsabilité : gérer l’agonie d’un bourg, d’une région. À emmener lui aussi sa famille en Côte-d’Ivoire, au Mali, quelque part où il y a de l’eau. Mais, outre que cela mettrait un terme à sa future carrière de député – ce qui lui semble aujourd’hui de peu d’importance –, cela achèverait Kongoussi avant l’heure. Il sait que personne d’aussi compétent que lui ni d’aussi dévoué à son idéal démocratique n’est prêt à prendre la relève : le pouvoir se déliterait, s’évaporerait comme une flaque au soleil, et la région livrée à elle-même sombrerait dans le chaos, le sauve-qui-peut, le struggle for life, comme disent les Américains. Sinistres perspectives que Fatimata Konaté s’efforce de juguler à tout prix. Étienne est responsable, cela le ronge d’angoisse mais il ne peut s’y soustraire sous peine d’opprobre éternel, condamné surtout par sa propre conscience.
— Étienne, tu ne bois pas ton thé ? Qu’est-ce qui te tracasse présentement ?
Il lève les yeux vers la plantureuse Alimatou, en train de débarrasser la table des reliefs du repas – un foutou sans sauce gombo, car on ne trouve plus de gombos au marché –, les reporte sur son thé vert à la menthe séchée (la fraîche est hors de prix, même pour un fonctionnaire). Il en siffle une gorgée : le thé est presque froid et à peine sucré – le sucre est rationné lui aussi, allez savoir pourquoi. Heureusement, ils ont encore de l’eau : prévoyante, Alimatou a su constituer une réserve, certes pas inépuisable, mais qui rend les restrictions plus supportables.
— Alors, tu me dis ? insiste-t-elle. Ou je dois deviner ?
Étienne hausse les épaules et finit son thé. Elle lui sert aussitôt le second.
— Tu sais bien, soupire-t-il. La situation… (Geste vague vers la télé, qui diffuse maintenant une pub pour des tests à 9 900 CFA le kit permettant de mesurer instantanément la qualité de l’eau.) Je me demande comment on va s’en sortir cette fois.
Il lui fait part de son analyse du cataclysme néerlandais et de ses retombées indirectes sur Kongoussi. Son épouse est sa conseillère privée, armée d’un solide bon sens populaire, informée sur la vie locale aussi bien que sur l’évolution globale du monde. Elle est fan absolue de Fatimata Konaté qu’elle a élevée au rang d’idéal féminin, qu’elle appelle « Fatou » et prétend bien connaître, vu que sa tante Bana est une amie intime de Hadé Konaté, la mère de la présidente qui vit à Ouahigouya, où elle anime un cercle de bangré.
Assise à table, le menton dans les mains, Alimatou écoute son mari sans mot dire. Les enfants ont quitté la pièce, partis à l’école – encore ouverte malgré tout – ou chercher ailleurs une hypothétique fraîcheur.
— Tch ! Tu te tracasses pour rien, répond-elle. La situation va s’arranger en tout cas.
— Qu’est-ce qui te permet de croire ça ?
— Fatou va trouver une solution.
— Ah oui ? Elle t’a téléphoné pour te l’annoncer ?
— C’est Bana qui me l’a dit.
— Ah, ta tante Bana ! Elle a vu ça dans le bangré sûrement ? Tes histoires de sorcières, c’est des fables, Alimatou. Tu es plus sensée d’habitude. C’est le soleil qui te chauffe la tête ou bien ?
— Tu as tort de ne pas croire à ces choses-là, Étienne. Madame Konaté est une grande silatigui, réputée à Ouahigouya et plus loin même. À ce qu’il paraît, elle a vu un miracle se produire à Kongoussi. Elle dit que Fatou va s’occuper de nous personnellement.
Étienne hausse les épaules, boit son thé, tend son verre.
— Femme, tu divagues. Ressers-moi donc au lieu de raconter des bêtises.