VAUTOURS
<Sidwaya.com> – 10 octobre.
Nouvelles restrictions d’eau
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Fatou n’a plus la force de bouger.
Avachie dans une chaise longue défoncée, à l’ombre du mur en briques crues de sa maison, elle promène un regard morne et chassieux sur la cour déserte, écrasée de soleil et envahie de poussière. Des mouches tentent avec obstination de butiner ses yeux mi-clos et ses lèvres craquelées ; elle les chasse de temps en temps d’une main languide, geste machinal mais vain. Des mouches, il y en a toujours, songe-t-elle. Celles-là, elles n’ont pas de mal à trouver à manger. Les vautours non plus, du reste. Depuis des jours, ils sont perchés sur les plus hautes branches du tamarinier desséché au milieu de la cour. Ils attendent sa mort ou celle d’Idrissa qui agonise du paludisme dans la chambre du fond. Les vautours doivent savoir… Ils savent à l’avance quand quelqu’un va mourir. Parfois, ils quittent le tamarinier, de leur vol lourd et lent, et Fatou les entend se disputer un cadavre, dans la rue ou une autre cour. Puis ils reviennent, repus, et attendent. Ils ont tout leur temps.
Fatou lève les yeux au ciel, en quête d’un nuage, d’un répit, d’un miracle. Mais c’est toujours pareil : le ciel est ocre, saturé de latérite, le soleil voilé cogne à mort. La température doit atteindre 55 °C dans la cour. Des nuages, ça fait bien cinq ans qu’elle n’en a pas vu, du moins assez épais pour donner de la pluie. Le Gouvernement a beau les bombarder de cristaux de sel, les wackmen opérer des sacrifices, les imams et les prêtres adresser des prières, ça ne sert à rien. Dieu les a abandonnés, les esprits des ancêtres aussi et les ONG également. Quant à l’État, il n’a pas les moyens. Il n’y a plus que les vautours, qui attendent patiemment. Ceux-là n’abandonnent jamais.
Idrissa gémit dans la chambre du fond. Que dit-il ?… Peu importe. Fatou ne peut rien pour lui de toute façon. Elle n’a plus de Nivaquine à lui donner, ni d’aspirine. Même pas d’eau. Ce qui reste au fond du canari, un chien n’en voudrait pas. D’ailleurs tous les chiens sont morts, de faim ou bouffés par les gens. Avant, ça a été les poules. Encore avant, les moutons, les chèvres. Maintenant c’est le tour des hommes, en commençant par les vieillards et les enfants.
Fatou avait trois gosses. Les deux premiers sont morts de typhoïde et de diarrhée, à sept et cinq ans, à cause de l’eau dégueulasse que vendait à prix d’or ce salopard d’Omar Kélémory, avec sa citerne pourrie. Dans quel marigot infect allait-il la pomper, celui-là ? Puis le Gouvernement a repris la distribution en main, ça allait un peu mieux. Toutefois ça n’a pas empêché Alpha, le petit dernier, de mourir dans ses bras, grouillant de vers et gonflé comme une baudruche. Fatou n’avait plus assez de lait pour lui, ni d’argent pour acheter du lait en poudre. Les seins flasques, le ventre creux, la peau sur les os : elle a trente ans mais en paraît le double.
Idrissa gémit encore. On l’entend bien dans le silence. Le silence… Juste les crissements du vent de sable et les croassements des vautours. Jadis, il y avait des gosses qui jouaient et criaient dans la cour, des vieux qui palabraient à l’ombre du tamarinier, des femmes qui taillaient une bavette autour de la borne-fontaine. Quand les voisins musulmans tuaient le mouton de l’Aïd, toute la cour profitait de la fête, même les non-musulmans. Et les disputes entre filles pour savoir laquelle le beau Morin emmènerait au bord du lac sur sa moto… Jadis, on partageait, on s’entraidait. Maintenant, chacun s’occupe de ses morts… ou ne s’en occupe pas. Kongoussi est devenue une ville fantôme livrée aux vautours, aux mouches et à l’harmattan.
Fatou pleurerait si elle avait des larmes à gaspiller. Elle est aussi sèche que le tamarinier. Pas aussi morte, mais ça ne saurait tarder. Les vautours l’attendent… Elle n’a pas envie de se livrer à eux. Pas encore. Idrissa se met à râler. Elle devrait aller voir quand même… elle n’a plus la force de se lever. Plus la force… Elle ferme les yeux. Ne chasse plus les mouches.