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State of Kansas – Douglas County
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La cérémonie est enfin terminée, c’est le moment des condoléances et des adieux. Tous sont réunis dans le hall d’accueil du crématorium d’Eudora, à l’écart d’une autre famille qui attend son tour. Pamela, qui n’a cessé de sangloter durant toute l’incinération, tient l’urne funéraire que lui a remise le pasteur comme s’il s’agissait d’une relique du Christ. Anthony est déçu par l’aspect de l’urne, une vulgaire boîte de plastique noir genre coffret à bijoux de pacotille. Il s’attendait à quelque chose de plus massif, en marbre ou en pierre, dans un style vaguement grec ou romain. Toutefois il ne veut pas attirer l’attention de Pamela sur les urnes exposées dans une vitrine du hall, brillantes comme des coupes de base-ball. Avoir Wilbur exposé en permanence sur la cheminée dans une coupe de base-ball à mille dollars, merci bien ! Il a déjà payé tout ce cirque assez cher, pour un vaurien qui ne valait même pas le prix de son cercueil.
Fuller se sent nerveux et abattu à la fois, ce qui le rend irritable. Il a réussi à prendre un Calmoxan dans les toilettes pendant la crémation, mais son effet doit être combattu par le cocktail d’hormones et de vitamines qu’il avale chaque matin avec son petit-déjeuner. La cérémonie a repris après son coup de gueule, comme si de rien n’était, mais Fuller a tout du long senti peser sur lui les regards réprobateurs de l’assistance.
Les cousins de Pamela viennent le saluer, l’air compassé de circonstance, marmonnent de banales condoléances, lui tendent une main molle et se rétractent vivement, comme s’il pouvait transmettre la peste. Ils sont plus diserts avec Pamela, l’embrassent, hochent la tête et murmurent, sûrement contre Anthony. Il se rend compte qu’il ne sait toujours pas leur nom. Il est distrait de leurs manigances par l’accolade virile de son père, Richard III. La moustache lisse et conquérante, ses cheveux blancs ondulant au vent du succès, son complet taillé sur mesure, la Remote Manager plaquée or de Texas Instruments au poignet : le capitaine d’industrie typique du siècle dernier – ce qu’il croit toujours être, même si son poste chez Exxon Hydrogen n’est plus qu’honorifique et son siège au CA de Resourcing un moyen de payer ses call-girls.
— Courage, fils. Tu sais, à Lawrence, les phénix renaissent toujours de leurs cendres.
Toujours le mot pour rire, papa, se dit Anthony en grimaçant sous l’étreinte nanoassistée de Richard III. En plus on est à Eudora, pas à Lawrence.
Les parents de Pamela, outrés par son coup d’éclat lors de la messe, ne daignent pas lui accorder la moindre attention. Vient le tour de l’envoyé de la K-State de Manhattan (Kansas), qui s’approche timidement, son e-case serrée sur sa poitrine. Fuller décide aussitôt que ce petit bonhomme lui est antipathique et qu’il ne lui cédera rien.
— Monsieur Fuller… Mes sincères condoléances… Wilbur était un très bon élément de notre université…
— Ne dites pas de conneries. Wil n’y mettait jamais les pieds.
— En effet, monsieur, et j’en suis navré. Néanmoins il aurait pu devenir brillant. Certains professeurs l’ont remarqué…
— Écoutez, Je-ne-sais-plus-qui (foutus trous de mémoire, il faut que je lève le pied sur la métacaïne), j’ai retiré mon fils de la KU parce qu’il me coûtait trop cher pour un résultat nul, et je l’ai envoyé dans ce trou du cul de Manhattan uniquement pour m’en débarrasser. Alors n’essayez pas de me faire croire qu’il s’est pris là-bas d’une passion pour les études. Où voulez-vous en venir au juste ? Qu’essayez-vous de me vendre ?
Le petit homme se tasse sous cette diatribe.
— Peter Lawson, sous-directeur adjoint de l’université du trou du cul en question. Qui n’a certes pas les moyens qu’octroie Consulting ww à la prestigieuse Kansas University de Lawrence. Ni, bien entendu, aucun subside d’un gouvernement vendu aux worldwide. Et qui malgré tout se débrouille comme elle peut pour dispenser son savoir aux quelques étudiants qui se soucient encore de leur avenir et de celui du pays… Ce qui n’était pas le cas de votre fils, monsieur, je suis désolé de vous le dire.
— Les Fuller construisent l’avenir de l’Amérique, Lawson ! explose Anthony. Les Fuller sponsorisent des boîtes performantes et vitales pour le Kansas, non des nids à cafards largués en plein désert ! Et je vous défends d’insulter mon fils pendant ses obsèques !
Toutes les têtes se tournent vers son éclat de voix. Lawson se recroqueville dans son costard gris souris.
— Mais je n’ai pas… commence-t-il.
Il n’achève pas sa phrase, tourne les talons et sort précipitamment du crématorium. De nouveau la cible des regards, Fuller préfère le suivre. Il fumerait bien une cigarette tant il est nerveux. Dommage que le tabac soit prohibé dans tout l’État… En outre il n’a plus jamais fumé depuis ses folles années d’étudiant à Harvard. Il saisit la boîte de Calmoxan dans sa poche, mais hésite à en prendre un second : il a du travail.
Il regarde, sur le parking planté d’arbres anémiques, Lawson monter dans une vieille Chevrolet convertie à l’éthanol, peiner à démarrer et s’éloigner cahin-caha sur la 1420e Rue nord vers la sortie de l’enclave. Bonne chance pour le retour, lui souhaite Fuller. La K10 Highway va lui refuser sa vieille guimbarde, il devra prendre la 442 puis l’US 24 et vu l’état de la route, il en a pour trois bonnes heures à se taper les cent cinquante bornes du trajet. Avec plusieurs nids d’outers à traverser, ainsi que des Shawnees hostiles et prompts à rançonner le visage pâle. Il a risqué sa vie pour venir jusqu’ici, réalise Fuller. Et je ne sais même pas ce qu’il voulait…
Son regard erre dans le paysage immobile comme un décor sous le ciel d’un blanc uniforme. Le cimetière, planté d’arbres souffreteux et de fleurs fanées par la sécheresse, semé d’une pelouse Evergreen (© Universal Seed™) d’un vert Véronèse, est entouré de champs arides qui descendent en pente douce vers le lit de la Wakarusa, réduite à un filet d’eau saumâtre sinuant entre les cailloux. Sa rive marque la limite de l’enclave, cernée par un mur de plasma de quinze mètres de hauteur alimenté par sa propre centrale à fusion. Une double haie de grillage barbelé, munie de toutes les alarmes et détecteurs imaginables, en interdit l’approche côté Eudora. Côté « sauvage », eh bien, qui s’y frotte s’y pique… où plutôt s’y grille, le mur de plasma délivrant une énergie de 40 000 volts. Le seul point faible de ce rempart est l’arrivée de la bretelle de la K10, gardée par deux mitrailleuses, un lance-roquettes, un radar antibrouillage et une unité permanente de l’Eudora Civic Corp. La vie est tranquille ici, offre encore une illusion de richesse et d’insouciance… Pour combien de temps ? En observant mieux les champs, Fuller constate que de la moisine, cette herbe virale mutante issue des cultures transgéniques et résistant à tous les herbicides, a réussi à franchir le mur de plasma et répandre son horrible pelade vert-de-gris. La couleur dominante du Kansas désormais… Fuller soupire, découragé. Arrivera-t-on un jour à redresser la barre ? À réparer les erreurs passées ? Ou le fameux génie de l’Amérique n’est-il qu’une fuite en avant éperdue – vers le désert ?
L’apparition de sa femme sur le porche interrompt les réflexions désabusées d’Anthony. Elle tient toujours l’urne de Wilbur comme si le gros lot se trouvait à l’intérieur et, malgré le Prozac4 dont elle a dû se gaver, elle bout de colère.
— Bravo ! persifle-t-elle entre ses dents. Belle performance ! Tu es fier de toi, j’imagine ! Mon Dieu ! s’écrie-t-elle, de nouvelles larmes perlant à ses yeux rougis, que vont penser les gens de nous ? Et George, ce pauvre George…
— Qui est George ?
— George Parrish, le pasteur ! Oh, bien sûr, si tu venais un peu plus souvent à l’église, tu saurais…
— Ça suffit, Pamela, la coupe sèchement Anthony. Tu as tes convictions et j’ai les miennes, on en a discuté mille fois, inutile de revenir là-dessus. En plus tu me déranges, j’étais en train de lire mes messages.
Ce n’est pas vrai, mais c’est le prétexte bien pratique qu’il a trouvé pour éviter de se disputer avec Pamela. Les affaires étant au-dessus de tout dans la vie conjugale, celle-ci s’efface généralement en maugréant.
Anthony consulte ostensiblement sa remote de poignet – une Nokia made in China plus puissante et performante que la Texas Instruments plaquée or de son père –, parcourt d’un index nerveux les nombreux messages reçus durant la cérémonie. Pamela s’éloigne en grommelant, comme prévu.
Fuller n’a pas envie de replonger tout de suite dans les affaires, il voudrait jouir encore de ces 28 °C plutôt cléments pour une mi-octobre. Mais un flash codé priorité rouge, émanant de GeoWatch, attire son attention.
GeoWatch ? Qu’est-ce qui se passe ? Ils ont perdu un satellite ?
Il active le message, le décode, lit le texte qui se déroule sur le petit écran :
Sat Mole-Eye 2Ac piraté
rapport Enigma attaché
attendons instructions