UN TABLEAU ROMANTIQUE

Home, silent’n’crying home

How many years in your womb…

Home, silent’n’crying home

Stars have passed through your shore

Distant like little flames…

Home, silent’n’crying home

Home, crying’n’silent home

Voices often spoke

In your cold telephones.

Home, silent’n’crying home

Home, silent’n’falling home1.

Kirlian Camera, « Anti-light »

(Still Air [Aria immobile], © Radio Luxor 2000).

Accoudée au parapet de pierre, Laurie engloutit son regard dans le ressac de la mer au pied des remparts. Elle s’imagine prendre son essor du bord du parapet, bras tendus dans les embruns, s’envoler tel un goéland, planer un instant dans le vent et s’abîmer dans les flots, petite flamme vite éteinte… Qui la regretterait ? À qui manquerait-elle vraiment ? Qu’aurait-elle à perdre ? Ces questions volettent parmi ses pensées tels des corbeaux criards, mais elle n’y accorde guère d’attention, caresse juste l’idée de ce geste, comme une belle image, un tableau romantique, la scène finale d’un film dramatique. En vérité, la mer l’horripile depuis qu’elle a empoisonné ses parents et qu’à chaque grande marée, comme pour la narguer, elle insinue chez Laurie ses eaux grises et grasses, tapissant le sol et les murs de sa vase nauséabonde.

Laurie défie la mer, derrière l’abri précaire du parapet qu’une vague un peu plus haute peut franchir à tout moment pour s’abattre sur elle. Trempée, elle grelotte, mais ne peut détacher ses yeux des fracas écumants, fascinée par l’objet de sa répulsion, hantée par cette pulsion de noyade proche du vertige. Elle devrait bouger de là, se mettre au chaud : fragilisée par son rhume chronique, elle risque de choper une méchante grippe, évidemment résistante aux antibiotiques. Mais où aller ? La place Vauban est inondée pour une heure encore, sa maison également, inaccessible à moins de patauger jusqu’aux mollets dans cette bouillasse.

Elle avait prévu de passer la soirée – voire la nuit – à Saint-Servan chez ses amis Tanguy et Aziza, et de regagner ses pénates à marée basse pour nettoyer. Or elle les a trouvés en plein conflit, emplis de colère et de ressentiment, se contenant à grand-peine pour tâcher de faire bonne figure.

Laurie n’a pas supporté plus d’une demi-heure cette ambiance préexplosive. Elle aurait dû intervenir, jouer les médiateurs, tenter d’apaiser les tensions. Elle n’en a pas eu le courage, trop chargée du poids de sa propre détresse, retranchée dans sa coquille de solitude.

Sur le chemin du retour, elle a contacté sa vieille copine Gwen, qui l’a accompagnée dans maintes aventures humanitaires avant de se mettre à pondre des gosses avec n’importe qui – comportement antisocial inexpliqué (« Pas ce soir, la petite est malade, je sais pas ce qu’elle a, elle arrête pas de gerber partout et ce foutu toubib n’arrive pas ! ») ; puis Frank, un ex d’avant Vincent avec qui elle a conservé des liens distants mais relativement amicaux (« Je ne suis pas là, laissez un message ») ; et même Loïc, un voisin qui l’aide parfois à nettoyer ou à monter ses meubles et ne rêve que de la baiser, mais il est trop pochetron (« Ouaiais Lllaurie, j’suis à l’Aviso a-avec des potes, t’as qu’à nous r’joind’ »). Chacun sa merde et chacun pour soi, c’est ça le consensus social aujourd’hui.

Soudain le soleil couchant perce à l’horizon la voûte nuageuse, répand des rivières de diamant sur la mer, pare les Bés et le Fort national de reflets d’or et de cuivre. Effleure d’une langue tiède la joue mouillée de Laurie. Un oiseau chante, quelque part. Son téléphone se met à sonner.

Ce n’est pas quelqu’un – ç’aurait été trop beau –, juste un message. Signé Yann. Laurie l’ouvre avec excitation. Enfin des nouvelles de son frère, depuis trois jours qu’elle appelle en vain…

cesse de m’appeler.

je suis en vie.

jette un œil à ton site favori

Yann

1- Maison, maison du silence et des larmes/Combien d’années dans ta matrice…/Des étoiles ont passé par tes rives/Lointaines comme de petites flammes…/Souvent des voix parlaient/Dans tes téléphones froids./Maison, maison du silence et des larmes/Maison, maison du silence et de la chute. (TdA)