MISSION
La Patrie ou la mort, nous vaincrons.
Slogan datant de la 1re Révolution, période Sankara
(1984-1987), peint sur le fronton du prytanée
militaire du Kadiogo.
Quand l’adjudant-chef a déboulé dans le dortoir à six heures en gueulant « Revue spéciale à 7 h 30 », Abou Diallo-Konaté a pressenti que, justement, il se passait quelque chose de spécial. D’habitude, les revues de troupes s’effectuent à l’occasion de manifestations importantes, comme la fête nationale ou le sommet de l’Union africaine (lorsqu’il se déroule à Ouaga), ou d’événements exceptionnels comme la visite d’un chef d’État. Le prytanée allait-il recevoir un chef d’État ? À 7 h 30 du matin ? Abou n’a guère eu le loisir d’évoquer la question avec son copain Salah Tambura (un Peul de Koutougou, là-haut dans le désert), sauf pendant la brève pause du petit-déjeuner, frugal comme d’habitude, l’État n’ayant pas les moyens de nourrir grassement ses soldats.
— Salah, tu as une idée de ce qui se passe ?
— Je ne sais pas, Abou. On reçoit une huile, je crois. En tout cas, ça ne présage rien de bon.
— Tu crois qu’on va nous envoyer dans le Sud ?
C’est la hantise d’Abou : être envoyé en renfort dans le Sud, à la frontière ivoirienne, pour tenter de mettre un semblant d’ordre dans cette espèce de guerre civile larvée, rampante, insidieuse, entre réfugiés descendus du Nord et démunis de tout, et autochtones qui possèdent encore un lopin de sorgho, quelques chèvres, un puits. Abou ne veut pas être obligé de tirer sur ses frères, de frapper des émeutiers affamés, d’arrêter des gens seulement coupables d’être misérables. Éduqué politiquement par sa mère, nourri aux grands principes d’équité, de justice, de solidarité, il ne comprend pas pourquoi le Ghana, qui possède des rivières et un grand lac, ou la Côte-d’Ivoire, qui dessale l’eau de mer, ne partagent pas cette eau avec les Burkinabés qui n’ont rien, sinon le maigre filet du Mouhoun qui se réduit d’année en année, épuisé par l’industrie cotonnière.
Salah fait la moue : il ne veut pas se risquer à des pronostics qui vont pourtant bon train dans le réfectoire.
Après avoir attendu encore une heure sous le drapeau et le cagnard dans la cour d’honneur du prytanée, sanglé dans son uniforme net et brillant, rangers cirés miroir, fusil lustré à l’épaule, le petit doigt sur la couture du pantalon, Abou obtient enfin la réponse à ses questions.
Elle arrive sous la forme d’un 4 x 4 Daewoo qui déboule dans la cour en soulevant un nuage de poussière. En descend le général Kawongolo en personne, accompagné de son chef d’état-major.
— …aaaARDE à VOUS ! hurle l’adjudant-chef. Toute la promotion se fige dans un grand claquement de rangers.
La revue est vite expédiée : visiblement, Victor Kawongolo a d’autres soucis en tête. Il rejoint la tribune dressée dans la latérite à distance réglementaire et munie d’un micro – qui ne marche pas. Ça ne fait rien, le ministre de la Défense a une voix qui porte quand il le faut :
— Soldats ! Une nouvelle mission nous échoit, je compte sur vous pour la mener à bien. Vous n’ignorez pas qu’une importante nappe d’eau souterraine a été découverte dans la région de Kongoussi. En attendant que l’État lance les travaux de forage et de pompage de cette nappe, c’est à nous, Armée populaire du Burkina, de la protéger. La protéger de quoi ? Des pirates, des envahisseurs, de tous ceux qui chercheraient à exploiter ce bien public pour leur propre compte. Mais aussi de tous les pauvres gens armés d’un seau et d’une pioche, qui croiront pouvoir accéder à cette manne providentielle mais ne feront que dégrader le site et nuire au bon déroulement des travaux. C’est une mission délicate qui vous est confiée : il s’agira de différencier les affamés des profiteurs, les indigènes des étrangers, les quémandeurs des saboteurs. Il s’agira de faire preuve de doigté, de discernement. Il s’agira d’être perçus non pas comme une force brutale d’interposition, mais comme les gardiens d’un trésor qui, à terme, sera distribué à tous. Soldats, vous êtes les futurs officiers de l’Armée populaire, les futurs responsables de la sécurité du pays : je fais donc appel à votre sens de l’honneur et des responsabilités. Les conditions de vie sont rudes à Kongoussi, je ne vous le cache pas. Votre mission sera difficile. C’est pourquoi je demande des volontaires, mais je ne doute pas un instant que vous allez tous répondre présent !
Le général se tait. L’adjudant-chef instructeur se met aussitôt à brailler :
— Que les volontaires lèvent la main droite, droite !
Instant de flottement parmi la troupe : ils tiennent tous la crosse de leur fusil dans la main droite… Et puis qui a franchement envie d’aller à Kongoussi surveiller un carré de désert ?
Saisi d’une subite impulsion, Abou change son fusil d’épaule et lève la main. Il ignore pourquoi – il n’a pas du tout prémédité ce geste. Est-ce parce que le fils de la présidente est censé donner l’exemple, comme Fatimata le lui a tant seriné ? Ou bien parce que sa grand-mère Hadé, qu’il aimerait voir plus souvent, habite Ouahigouya qui n’est pas très loin ? Non, il n’a aucune raison : il doit aller à Kongoussi, c’est tout.
Salah, à ses côtés, considère avec surprise la main dressée d’Abou, pousse un soupir résigné et lève la sienne à son tour : autant être deux dans cette galère…
Le mouvement étant amorcé, plusieurs mains se lèvent et c’est finalement plus de la moitié du contingent qui se porte volontaire. Le général hoche la tête, satisfait.
— Très bien ! vocifère-t-il. (Son chef d’état-major lui tend un nouveau micro, que Kawongolo repousse.) Je n’en attendais pas moins de vous. Les volontaires iront s’inscrire et doivent se tenir prêts à faire route dès demain matin. Quant aux autres, dont je comprends les réticences, ils poursuivront leur instruction comme d’habitude. En attendant d’être affectés ailleurs, car ce ne sont pas les zones de conflit qui manquent. Je vous remercie.
— …aaaARDE à VOUS ! hurle de nouveau l’adjudant-chef.
Le général Kawongolo salue la promo et rembarque aussitôt dans le 4 x 4 qui démarre en trombe.
— Qu’est-ce qui t’a pris de t’engager dans cette galère ? demande Salah à Abou tandis qu’ils font la queue pour s’inscrire.
— Je ne sais pas. L’envie de changer, de faire quelque chose, de me rendre utile… un truc comme ça.
— Peuh ! (Salah fait la moue.) Toi, t’es bien le fils de ta mère.