DREHSCHEIBE

… Les camps de transit pour réfugiés écologiques sont une aberration sociale qui ravale l’Europe au même niveau d’insécurité que les États-Unis. J’y vois le résultat navrant d’un demi-siècle d’incurie ultralibérale, qui a ruiné la capacité d’intervention de nos pouvoirs publics face à une catastrophe comme celle qui a frappé les Pays-Bas.

— Vous voulez supprimer les camps de transit ?

— À terme, oui. Bien entendu, il est nécessaire, dans un premier temps, de relancer un ambitieux programme de logements sociaux, qui font cruellement défaut dans l’ensemble de l’Union européenne.

— Qui financerait ce programme ?

— La Chine, entre autres, peut nous aider. Elle possède une longue expérience dans ce domaine.

Interview d’Eduardo Pascual, président du Conseil

de l’Europe, par Sabine Conelly d’Euronews.

Le camp de transit BJ273.de a été aménagé à la hâte dans la Drehscheibe, l’ancienne rotonde de triage de la DB, un bâtiment semi-circulaire en briques rouges qui pourrit tout au fond de la zone la plus désaffectée de la gare de Buchholz. Restauré, la Drehscheibe pourrait avoir belle allure : des lignes pures et sobres, percé de vastes portes-baies en plein cintre, coiffé d’une couronne de cheminées de briques. Les baies sont murées ou tendues de plastique, les cheminées sont à moitié écroulées, liseron et moisine rivalisent à ronger les murs, d’inextricables ronciers en défendent les abords. Les bâtiments annexes sont tout aussi décatis, hormis celui abritant les services médicaux et administratifs, sommairement nettoyé et rafistolé.

Le site a été choisi non sans réticences par le Land de Basse-Saxe en raison de sa proximité de Hambourg, port de tous les naufrages, et de la gare de Buchholz, nœud ferroviaire qui regagne de l’importance avec l’afflux de réfugiés. En outre, la Drehscheibe était déjà squatté par des tribus de SDF et de récos « sauvages », zone grise non grata au sein de cette ville qui s’efforce malgré tout d’avoir l’air riche et pimpante. Il a suffi d’officialiser l’occupation du lieu, d’apporter un minimum de matériel, d’ériger autour de hauts grillages constellés de caméras et d’instaurer le couvre-feu en ville à partir de vingt-deux heures (les élus discutent pour l’avancer à vingt heures). Les habitants ont protesté, manifesté, pétitionné, en vain : aider les récos est un devoir civique, a décrété le maire, chaque Buchholzer devrait se sentir fier et responsable de participer à cette œuvre humanitaire. Car les Buchholzer participent en effet : depuis l’installation du camp, les impôts locaux ont augmenté de 10 %. Et l’insécurité de 68 %.

Rudy franchit le portail en claudiquant bas – ils lui ont aussi écrasé le pied droit, il a peut-être quelque chose de cassé – et en se tenant le ventre, sous les regards impassibles des microcams de surveillance. Il longe les deux gros générateurs à hydrogène posés sur un ancien quai de chargement lézardé, qui sifflent poussivement et dégagent une forte odeur d’ozone. Il se dirige vers l’antenne de Médecins du monde, fermée, obscure, barricadée comme le reste du bâtiment administratif. Rudy le savait : le camp est livré à lui-même de vingt heures à huit heures, mais il conservait un faible espoir…

Rudy revient du centre-ville, où il a longtemps cherché un cybercafé ou une borne Internet en état de marche. Apparemment, les Allemands se connectent chez eux, en solitaire… On ne lui a proposé qu’une connexion bas débit à un prix de com satellite – non merci. Il voulait démarrer ses recherches et requêtes administratives afin de compléter son dossier pour avoir peut-être une chance d’obtenir un relogement et/ou une pension de réco. Or les dix malheureuses bornes Internet du camp – également bouclées de vingt heures à huit heures – sont assaillies toute la journée, surchauffent et boguent, et Rudy n’a pas envie de passer la nuit devant la porte comme certains n’hésitent pas à le faire.

Il décide d’aller s’écrouler sur sa paillasse et d’attendre que ses douleurs se calment, si possible. S’il a encore une paillasse… C’est la loi de la jungle ici pour acquérir ou conserver un coin où dormir. Prévu pour héberger 5 000 récos, le camp en accueille déjà près de 10 000, et il en arrive tous les jours. De temps en temps, No Home International distribue des matelas et quelques produits de première nécessité, mais il n’y en a jamais assez et c’est toujours la foire d’empoigne. Les meilleures places – l’étage de bureaux sous le toit de la Drehscheibe – sont en principe réservées aux vieillards, aux familles avec enfants et aux femmes enceintes, mais elles sont de fait occupées et âprement défendues par les premiers squatters et les récos les plus caïds. (Les familles et les femmes seules, enceintes ou non, ne restent pas dans les camps de transit et trouvent très vite une solution, n’importe quoi d’autre étant préférable. Quant aux vieillards, s’ils n’ont pas de proches pour les recueillir ou les moyens de se payer l’hôpital, les conditions de vie les achèvent rapidement. Du coup les camps sont en majorité peuplés d’hommes seuls, largués, plutôt pauvres ou qui ont tout perdu… Une masse supercritique.) Reste le rez-de-chaussée et ses quais, plates-formes et entrepôts surpeuplés, ou l’étage intermédiaire, un niveau suspendu boulonné à la va-vite et tout aussi surchargé : les paris vont bon train sur le moment où il va s’effondrer.

Rudy s’est fait son nid à l’étage intermédiaire, partant du principe que s’il est au-dessus quand le niveau s’effondrera, il aura une petite chance de survivre. Le hic, c’est que beaucoup ont la même idée et s’y entassent férocement, accroissant d’autant son poids. Peu à peu Rudy a été repoussé tout près du bord, muni d’un garde-fou en tubes d’alu qui laisserait passer une vache. Il doit s’arrimer chaque nuit au garde-fou pour éviter de choir sur le tapis de corps, quatre mètres en dessous.

Il traverse lentement la « cour des miracles » – ainsi a-t-il surnommé le terrain vague boueux qui sépare le bâtiment administratif de la Drehscheibe elle-même, et qui est le lieu de tous les commerces, trafics, bagarres et règlements de comptes. Il croise des stands de fringues, de bouffe, de bière, d’objets divers sûrement volés (peut-être que son bomber s’y trouve déjà) ; il croise un brasero autour duquel une bande d’ivrognes vocifèrent une vieille chanson nazie ; il croise un duel où les couteaux dansent et brillent à la lueur des feux ; il croise un dealer fourguant des pilules à deux jeunes hâves et décharnés ; il croise une prostituée ravagée qui fixe la nuit d’un air hébété – nuit dans ses yeux, nuit dans sa tête ; il croise un gang armé, paré pour sa virée nocturne ; il croise au large. Rudy ne veut pas d’ennuis, il a eu son compte aujourd’hui. Il a son compte tous les jours.

Dès son arrivée, on lui a tiré son sac. Il n’avait pas grand-chose dedans : son téléphone, quelques affaires, des photos d’Aneke et Kristin… Le lendemain, il a perdu Moïse. Ça devait arriver : le chaton avait commencé à flipper lors de l’interminable voyage en train, dans l’angoisse et la promiscuité, et n’a pas supporté l’ambiance brouet d’humains de la Drehscheibe. Rudy lui avait confectionné une laisse avec un bout de ficelle, mais l’animal l’a déchiquetée à coups de dents et s’est enfui. Le surlendemain, c’est son matelas et sa couverture qui ont disparu ; il a eu toutes les peines du monde à obtenir un pucier puant et taché auprès de No Home – sans couverture. Hier, il a retrouvé Moïse non loin de la clôture, attaqué par les mouches, la tête écrasée. Accident, meurtre gratuit, il ne saura jamais. Comme pour Aneke et Kristin : il ne saura jamais. Au moins pouvait-il faire son deuil de Moïse : il l’a enterré près du grillage et lui a souhaité de belles chasses au paradis des chats…

Rudy pénètre dans la Drehscheibe par une étroite porte métallique sur le côté – l’un des deux seuls accès pour 10 000 personnes, au mépris de toutes les règles de sécurité –, se heurte aussitôt à la cohue et aux remugles de sueur, de crasse, de merde, d’eau croupie, de détritus pourrissants. L’odeur est encore plus prégnante à l’étage, dans la chaleur lourde et miasmeuse de tous ces corps entassés que les ventilos ne brassent pas la nuit : eux aussi s’arrêtent à 20 heures.

L’intérieur du bâtiment est éclairé (jusqu’à 22 heures) par de puissantes rampes au xénon suspendues au plafond, alimentées par les générateurs. Du coup l’étage intermédiaire reçoit toute la lumière, qui n’atteint le sol que sur un quart de sa surface. Ce défaut de conception oblige les occupants du rez-de-chaussée à s’éclairer comme ils peuvent : une galaxie mouvante de torches, lampes, bougies et lumignons de toutes sortes et tous combustibles produit un smog épais et suffocant qui monte le long des murs et envahit peu à peu tout le bâtiment.

Rudy aspire une dernière bouffée d’air relativement propre, et se lance dans la périlleuse traversée jusqu’à l’escalier métallique menant au niveau intermédiaire, d’autant plus qu’il peut à peine poser son pied droit par terre. Il n’est pas tard mais la plupart des récos sont déjà là, craignant d’abandonner trop longtemps leur place ou leurs maigres affaires à la voracité des rapaces nocturnes. Il se faufile, enjambe, trébuche, tombe, creuse un sillage d’insultes et de jurons. Il est bousculé sans ménagement, on marche sur son pied abîmé, mais ses cris de douleur n’émeuvent personne. Grimper les étroites marches d’alu en colimaçon s’avère une nouvelle rude épreuve, qu’il subit en serrant les dents, la rage au ventre : gare à celui qui lui aurait piqué son matelas !

Celui-ci est toujours là, ficelé au garde-fou. Il y a quelqu’un dessus.

Rudy serre les poings, prêt à en découdre malgré son sale état. Il a l’impression que la rage amoindrit sa douleur. Le gars le voit approcher, roule aussitôt sur la paillasse d’à côté. C’est son voisin : un grand mou au crâne dégarni, un air de chien battu sous ses lunettes, un Hollandais de Hoorn arrivé hier qui se prénomme Nils et qui l’a pris en amitié, il ne sait pourquoi.

— Je t’ai gardé ta place, sourit Nils comme s’il attendait une caresse.

— Merci.

Rudy s’écroule enfin sur son grabat, avec maintes grimaces et précautions.

— T’es bien arrangé, dis donc…

— M’ont chouré mon bomber.

Il tente non sans mal de trouver une position plus confortable, disons moins douloureuse. Puis cherche sa bouteille de flotte, une eau potable qu’il a rapportée de toilettes payantes en ville, plus buvable que la flotte recyclée amenée par citerne au camp. C’est Nils qui la lui tend, presque vide. Rudy n’a plus la force de gueuler. Il finit la bouteille, s’affale sur sa couche en gémissant. Il a mal partout, pire que jamais.

— T’as pas de l’aspirine, ou un antalgique ?

Nils secoue la tête, l’air sincèrement désolé.

— Si tu veux, je peux te faire des massages. Ça te soulagera un peu.

— Tu sais faire ça ?

— Je suis… j’étais masseur-kinésithérapeute, à Hoorn.

— Tu peux voir si j’ai pas le pied cassé ? Le pied droit.

— Bien sûr. Enlève tes chaussures. Attends, je vais t’aider.

Nils s’accroupit aux pieds de Rudy, le déchausse avec d’infinies précautions. Son pied droit est bleu et très enflé. Nils le masse délicatement, explore chaque muscle, chaque tendon, chaque os du bout de ses doigts experts.

— Rien de cassé apparemment, diagnostique-t-il. Des muscles froissés, des tendons écrasés, mais rien de grave. Des massages, du repos, un anti-inflammatoire, et dans quelques jours tu cavaleras comme avant. Tu as mal où, à part ça ?

— Le ventre, la poitrine, l’épaule gauche, la mâchoire, le crâne, les couilles…

— D’accord. Déshabille-toi.

— Complètement ?

— Tu peux garder ton slip.

Rudy s’exécute, lentement, avec l’aide de Nils, tout en douceur. Enfin il est en slip. Pas très propre, le slip, mais il n’en a pas d’autre. Il a un peu honte de se montrer ainsi en public mais les voisins s’en contrefoutent, accaparés par leurs propres problèmes.

— Allonge-toi sur le ventre, si ce n’est pas trop douloureux.

Rudy obéit – c’est supportable – et Nils commence à le masser. Les pieds, les mollets, les cuisses. Les reins, le dos. Ses mains fines et déliées le soulagent vraiment. Ce n’est pas juste de la relaxation, ni un effet placebo : Rudy sent bien que le Hollandais lui remet les muscles et les nerfs en place, dénoue et détend ce qui est trop noué ou tendu, fait de nouveau circuler l’énergie.

— Ça va ?

— Génial. Tu pourrais soulager un tas de gens ici, dis donc.

— Ça ne m’intéresse pas.

— Pourquoi ?

— La plupart n’ont pas les moyens de me payer.

— Moi non plus j’ai pas les moyens.

— Pour toi c’est gratuit. Mets-toi sur le dos, maintenant. Doucement…

Le massage reprend. Les cous-de-pied. Les genoux. Les cuisses, à nouveau. Le ventre, la poitrine. Le cou. La douleur reflue, s’assourdit. Poitrine encore, ventre, reins, cuisses. Bas-ventre. Une main s’insinue sous le slip.

— Hé là ! Qu’est-ce tu fous ?

— Tu n’avais pas dit les couilles ?

— Laisse tomber, Nils.

Les mains expertes et graciles du Hollandais continuent de se promener sur le corps mince et musclé de Rudy. Pressent, massent, pétrissent, lissent. Caressent… s’attardent en haut des cuisses, frôlent le renflement du slip. Soudain Nils se penche, embrasse le ventre de Rudy juste sous le nombril.

Il le repousse brusquement, se redresse.

— J’ai dit laisse tomber ! gronde-t-il, étonné par sa propre colère.

— Excuse-moi, je croyais… bafouille Nils, piteux.

— Ben, non. (Rudy se calme.) Je préfère les femmes. Merci pour le massage, mais t’avise plus de me toucher, O.K. ?

— Désolé, Rudy, je… ça… c’était plus fort que moi…

— Ça va, c’est bon, n’en parlons plus. Trouve-toi un autre mec.

Tandis que Rudy se rhabille – toujours avec mille précautions –, il découvre que, trois matelas plus loin, un jeune tondu aux joues scarifiées a assisté à toute la scène et observe le Hollandais prostré sur sa couche avec une expression carrément gourmande.

Eh bien voilà, Nils, t’as pas à chercher loin, se dit Rudy, content pour son voisin : toute forme de réconfort est toujours bienvenue…