INFLUENCE

Ceux qui font le bien et ceux qui font le mal sont également considérés par Dieu, qui a laissé les êtres humains libres de faire le bien comme le mal, à condition de le faire convenablement. Le bien et le mal sont une seule et même chose.

Barkié KABORÉ, bangba (homme de connaissance

mossi) cité par Kabire Fidaali

in Le Pouvoir du bangré (1987).

Hadé Konaté habite une grande concession à la sortie nord-ouest de Ouahigouya, à l’écart de la route de Mopti. Sa cour se repère de loin, au sein de l’habitat plus ou moins anarchique de ce faubourg non loti de la ville, grâce au majestueux tamarinier toujours vert qui l’ombrage. Ses adeptes disent qu’Hadé, en tant que bangba, est protégée par Dieu ou les zindamba (génies), et que son arbre ne peut pas mourir. Ses détracteurs soupçonnent la mère de la présidente de jouir de privilèges iniques en matière de distribution d’eau. Quoi qu’il en soit, alors que les autres arbres du quartier sont moribonds, voire déjà taillés en bûchettes pour la cuisine, le tamarinier d’Hadé Konaté étend son ombre bienfaisante sur une grande partie de la cour principale de sa concession où sont accueillis ses patients. Sur cette cour close donne la grande case où habite Hadé, en briques de banco et toit de séko1, ainsi que deux autres cases plus « modernes » (parpaings, ciment et tôle ondulée) occupées par deux femmes de sa parentèle, dont une avec trois enfants. Une cuisine et des sanitaires communs occupent l’espace intermédiaire. La concession est divisée par un muret et un grand grenier à mil cylindrique au toit pointu de séko. Un passage entre la case d’Hadé et le grenier débouche sur une autre cour, plus petite, comprenant son « labo » où elle prépare ses remèdes, et que ferme un autre grenier de taille plus modeste, ainsi qu’un paravent en bambou tressé. Un second passage permet d’accéder à l’arrière-cour, où quelques poules efflanquées picorent sur un maigre compost et où se dresse un fétiche en bois, cuir, plumes et cauris représentant un calao dont il porte le vrai bec, chargé de divers grigris. Sa base, une grosse pierre noire tachée de sang et de débris de plumes, témoigne des sacrifices pratiqués à ses pieds. Ceux-ci ne sont pas le fait d’Hadé, dont le niveau de connaissance se passe depuis longtemps de ce genre d’artifices. Toutefois elle n’empêche personne d’accomplir ce que bon lui semble pour augmenter ses chances de guérison, et n’oblige personne à lui accorder une confiance aveugle. Elle sait ce dont elle est capable et cela lui suffit. Libre à chacun de prier Dieu ou de sacrifier un poulet aux mânes des ancêtres, si c’est bon pour son moral.

Les femmes qui vivent dans la concession, parentes plus ou moins éloignées, sont toutes deux veuves : le mari de Magéné est mort du sida, celui de Bana est tombé aux côtés d’Alpha Konaté, lors du coup d’État de 2011. Elles assistent Hadé dans son travail de médecine traditionnelle : récolte des plantes et produits, accueil, prédiagnostic ou suivi des patients. Parfois Magéné remplace Hadé pour les maux bénins ou courants, lorsque celle-ci est « dans le bangré », accaparée par un cas délicat, ou reçoit dans sa case un hôte important – comme aujourd’hui.

L’hôte important n’est autre que sa fille, accompagnée de son petit-fils Abou que Fatimata a pris au passage au camp de Kongoussi, arrachant à son capitaine une permission exceptionnelle. Abou a beaucoup insisté pour qu’elle l’emmène visiter sa grand-mère qu’il avait « besoin de voir » mais, depuis son arrivée, il n’a pas prononcé d’autres paroles que les salutations d’usage. Il reste accroupi sur ses talons, fasciné par tout ce qui accroche son regard dans la pièce pénombreuse : masques bwas, mossis et younyonsé, costumes de cérémonie en fibres végétales colorées, bouquets de plantes séchées, gros vieux canari sur son lit de sable humide, calebasses-gourdes, parures de plumes et peaux d’animaux accrochées aux poutres, et surtout un autre fétiche, plus abstrait et mystérieux que le calao de l’arrière-cour, constitué d’une simple motte d’argile cernée de colliers de cauris concentriques, et percée en son sommet d’un trou noirci duquel s’échappe une fine fumerolle qui embaume la pièce d’un relent d’herbes. Régulièrement, le regard d’Abou revient à sa grand-mère, s’écarquillant légèrement comme s’il découvrait chez elle quelque chose de surprenant. Hadé, qui converse avec Fatimata, ne lui accorde aucune attention.

En fait, c’est surtout Fatimata qui parle. Installée dans un siège bas sénoufo en bois de néré, ses formes plantureuses en débordant largement, Hadé écoute avec attention, hoche parfois la tête ou acquiesce par de brèves onomatopées.

— …Voilà où nous en sommes, conclut Fatimata, qui peine à trouver une position confortable sur la natte à même le sol. Ce Fuller a déposé plainte contre nous auprès du Tribunal de commerce international pour « recel frauduleux d’une ressource vitale » et « entrave au libre commerce ». Nous lui avons transmis par voie diplomatique une invitation officielle à venir constater de visu la situation sur le terrain, il n’a pas daigné répondre. Je ne sais plus quoi faire, mâm. Si nous commençons à exploiter la nappe et que nous perdons le procès, tout ce travail sera inutile et nous risquons même d’être condamnés pour ça. Mais si nous ne faisons rien en attendant le verdict, les gens vont se révolter car ils ont trop besoin de cette eau. Déjà, le détachement militaire envoyé pour sécuriser le terrain a beaucoup de mal à maintenir l’ordre, n’est-ce pas, Abou ?

Celui-ci confirme d’un signe de tête, quasi hypnotisé par les volutes de fumée bleutée qui s’échappent du trou du fétiche d’argile.

Le silence s’installe. Hadé a fermé les yeux et croisé les bras sur son opulente poitrine, elle paraît assoupie. Fatimata attend patiemment : elle sait qu’il est vain de brusquer sa mère ou de manifester la moindre impatience. Elle boit un peu d’eau tirée du canari, servie dans un quart en fer-blanc cabossé datant au moins de l’époque coloniale. L’eau est bonne, fraîche, à peine terreuse, comme issue d’une source. Où Hadé la trouve-t-elle ? Ou bien est-ce l’eau de l’ONEA qu’elle parvient à « traiter » ainsi ?

— Fuller ne viendra pas de lui-même, déclare enfin la guérisseuse, de sa voix de basse un peu rauque.

— Je le crains.

— Tu souhaites que j’agisse sur lui pour l’inciter à venir.

Fatimata hausse ses fins sourcils. Pourtant, elle devrait être habituée à ce que sa mère perce aisément ses désirs et secrets. N’est-elle pas la chair de sa chair ?

— Oui. Ou, du moins, l’amener à changer de sentiment à notre égard.

— Ma fille, je ne ferai pas une chose pareille.

— Tu ne peux pas ?

— Si, je le pourrais. Mais je ne veux pas.

— Pourquoi ?

Silence. Hadé semble écouter des sons ou des voix perceptibles d’elle seule.

— Le bangré n’est pas de la sorcellerie, répond-elle. Si je me sers du bangré pour changer les gens contre leur volonté, cela va troubler les forces et gâter la connaissance. Le bangré sert à soigner, à voir, à savoir. Pas à faire le mal.

— Tu ne ferais pas le mal, mâm. Tu lutterais contre le mal !

— Fuller est un homme mauvais pour toi, Fatimata, mais il est sincère dans ses convictions, et croit lui aussi œuvrer pour le bien de son pays. Je ne peux lutter contre ça.

— Mais il va nous voler notre eau ! On ne peut pas le laisser faire, quand même !

Hadé se tait de nouveau. Elle reste un long moment recueillie, paupières closes, au point que Fatimata se demande si elle ne s’est pas vraiment endormie cette fois. Alors qu’elle hésite sur la conduite à tenir, Hadé ouvre brusquement les yeux et se lève d’un bloc, avec une souplesse étonnante pour une femme de sa corpulence. Elle se dirige vers une des poutres retorses qui soutiennent le toit, en décroche une calebasse-gourde, verse un peu de la poudre brune qu’elle contient dans le trou du monticule d’argile.

La fumée augmente aussitôt d’intensité, devient âcre et suffocante. Abou et Fatimata se mettent à tousser, larmoyants, mais Hadé, penchée au-dessus du trou, la tête dans les volutes, n’en est pas incommodée.

La fumée diminue, se disperse par les ouvertures. Hadé retourne s’asseoir, se penche vers son petit-fils :

— Qu’est-ce que j’ai fait, Abou ?

— Tu as regardé dans le bangré, mamie.

— C’est bien, fils. Et qu’est-ce que j’ai vu dans le bangré ?

Abou ouvre la bouche pour répondre, se ravise, écarquille les yeux, se gratte le crâne. Puis, non sans hésitation, il bafouille :

— Un… un nain ?

Hadé hoche la tête, un sourire étirant ses lèvres charnues. Elle revient à Fatimata, qui observe tour à tour sa mère et son fils, perplexe.

— Fuller est sous influence, explique-t-elle. Cette influence n’est pas humaine comme nous. Mais elle est mauvaise et très puissante. J’ai vu qu’elle peut causer beaucoup de troubles si elle se développe sans entraves.

— C’est cette… « influence » qui serait à l’origine de la décision de Fuller ?

— Je l’ignore. En tout cas les forces m’ont demandé de travailler contre elle, parce qu’elle peut devenir très dangereuse.

— Qu’est-ce que tu vas faire, mamie ? intervient Abou.

— Je le saurai bientôt, fils. La patience, c’est la première qualité de l’apprenti bangba. (Hadé se relève, avec plus de difficultés.) Des malades m’attendent dehors, que je dois traiter d’urgence. Bana vous apportera à manger.

Sur ces mots, Hadé sort en se dandinant. Restés seuls dans la pénombre fumeuse, scrutés par les orbites creuses des masques, Fatimata et son fils se dévisagent avec une étrange incertitude.

— Abou, qu’est-ce qui se passe entre toi et ta grand-mère ?

Celui-ci esquisse une moue copiée sur Salah, son copain de régiment.

— Rien de spécial…

— Je crois que si, Abou.

— Ben, quoi ?

— Je crois qu’elle veut t’initier au bangré. Et je ne suis pas sûre que ça me plaise.

1- Banco : mélange de paille et d’argile battu, formé en briques séchées au soleil. Séko : paille de mil tressée. (NdA)