TOURISTES
L’Airbus H440 à hydrogène explose en vol
La fin de l’espoir ?
Les compagnies aériennes, sinistrées par la cherté du kérosène et la chute libre du tourisme réel, plaçaient tous leurs espoirs dans ce premier test d’un avion de ligne volant à l’hydrogène (ce qui permettrait de rabaisser les prix des billets à un niveau abordable par les classes moyennes). Mais l’explosion de l’Airbus H440, quinze minutes après son décollage, a réduit leurs espérances à néant.
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L’avion qui assure une fois par semaine la liaison Abidjan-Ouagadougou – unique appareil reliant la capitale burkinabé au reste du monde – est un antique ATR 42 modifié pour fonctionner avec 50 % de méthanol, réparé et bricolé maintes et maintes fois, dont la cabine passagers a été réduite de quarante-six à une vingtaine de places pour transporter davantage de fret, dont les pneus du train d’atterrissage sont rechapés, bref, un cercueil volant qui ferait hurler l’IATA au scandale si elle en avait connaissance. Pourtant, si les pannes au décollage sont innombrables et les atterrissages parfois hasardeux, il ne s’est jamais crashé ni posé en catastrophe dans la brousse, bien qu’il offre à chaque trajet son lot de frayeurs aux passagers : ratés des moteurs, hélice qui s’arrête, chutes de paliers brutales, fumées suspectes, pressurisation aléatoire, crevaisons… Son aspect dépenaillé et le fait qu’on ne soit jamais sûr d’en sortir vivant l’ont fait surnommer « le Vautour » par les clients et le personnel des aéroports de Ouaga et d’Abidjan, lequel prend soin de dégager le tarmac et d’alerter les secours sitôt qu’il est annoncé. Il est toujours confié au même pilote, qui le connaît par cœur, le chérit comme s’il l’avait construit lui-même et l’a assez chargé de grigris pour qu’il puisse voler même sans carburant, à la grâce de Dieu.
Tout cela, la plupart des passagers le savent, car ce sont généralement des habitués – hommes d’affaires, diplomates ou membres de gouvernements – qui ont les moyens de payer ou se faire payer le prix astronomique du billet. Mais pas les deux Blancs livides qui sortent en titubant de l’appareil fumant sous le cagnard, et vomissent d’emblée sur le béton brûlant et fendillé du tarmac de l’aéroport de Ouaga. Les autres voyageurs les contournent avec des expressions mitigées, allant du sourire compatissant à la franche désapprobation.
À peu près remis, soulagés de fouler un sol ferme, les deux hommes rejoignent la queue informelle qui attend devant la douane. La température atteint 50 °C, ils transpirent à flots et sont visiblement à la peine. On leur tend un formulaire en papier, qu’ils regardent sans comprendre.
— Il faut le remplir, c’est pour la douane, avertit un gros type à côté d’eux, en costume-cravate et attaché-case, que la chaleur ne semble pas incommoder. Vous voulez un stylo ?
Il leur présente un Bic sorti de sa poche de poitrine. L’un des Blancs le prend sans un mot, commence à remplir laborieusement les cases (nom, prénom, adresse, durée du séjour, etc.), observé sans vergogne par le gros Noir.
— Américains ? devine celui-ci, un sourire étirant sa face joufflue.
— Yeah, répond l’autre. Du Kansas.
— Vous venez au Burkina pour affaires ?
— Non, grogne le premier. (Il passe le stylo à son voisin.)
— Ah, dommage… (Le sourire du gros s’estompe.) Moi, je suis dans le coton. Je possède plusieurs exploitations dans la province du Mouhoun, mais à cause de la sécheresse la culture est devenue difficile. Et l’exportation encore plus…
— Cultivez du coton transgénique, suggère l’un des Américains. Vous aurez plus de rendement.
L’homme le dévisage comme s’il avait proféré une grossièreté, puis lui tourne ostensiblement le dos. Leurs formulaires remplis, les deux Blancs reprennent place dans la queue, apparemment bloquée par des palabres échangés à vive voix au niveau des comptoirs de la douane.
Vient enfin leur tour. Le douanier – sec, chauve et soupçonneux – étudie attentivement les formulaires, puis les passeports. Lève les yeux sur les deux Américains, les reporte sur le formulaire.
— Quelque chose ne va pas ? s’impatiente l’un d’eux.
— À « Motifs de votre séjour », vous avez inscrit « tourisme », note le douanier. Vous venez vraiment faire du tourisme ?
— Oui, pourquoi ? C’est interdit ? s’énerve l’autre.
— Il n’y a pas de tourisme à faire ici. Le Burkina est en train de mourir.
— On veut quand même visiter le pays.
Le douanier grommelle quelques mots en moré qu’ils ne comprennent pas, mais à son expression ils devinent que ce ne sont pas des paroles de bienvenue.
Il tamponne rageusement les passeports et les leur rend comme s’ils étaient couverts de merde.
— Charmant accueil, commente l’un des Ricains en rempochant son passeport dans sa chemise à carreaux trempée.
— T’as pas voyagé autant que moi, Harry, mais tu constateras vite qu’on est rarement bien accueillis, même chez nos anciens alliés. On s’y fait, à la longue…
— Nous sommes les damnés de la terre, soupire Harry, tandis qu’ils se dirigent vers le tapis de réception des bagages.
— On s’est cru trop longtemps le peuple élu de Dieu. Maintenant on paye les pots cassés.
— Je ne crois pas en Dieu, Johnny. Je ne crois qu’en moi-même. Et encore, parfois, j’ai des doutes.
Leurs bagages récupérés après un second contrôle minutieux, Harry et Johnny quittent la relative fraîcheur du hall de l’aéroport pour retrouver le cagnard et la poussière, soulevée par l’harmattan en nuées suffocantes. Une grappe humaine leur tombe aussitôt dessus : « Taxi ! Taxi ! Par ici ! Pas cher ! Climatisé ! Moi, taxi ! Non, moi ! Prenez le mien !… » Bousculés, abasourdis, ils sont quasiment poussés dans une vieille bagnole aux sièges défoncés qui pue l’éthanol mal brûlé.
— Où est-ce que je vous emmène, nassara ? s’enquiert le chauffeur, un petit barbichu tout ridé et tout sourires. Ou bien je vous fais visiter la ville ?
— À l’ambassade américaine, commande Harry. Par la route la plus directe.
— Vous savez où c’est, je suppose ? demande Johnny.
— Bien sûr ! Mais il faut payer d’avance.
— Ça, c’est nouveau, grogne Harry.
— Combien ?
— Heu… Cinq mille CFA. (Voyant qu’ils sortent leurs portefeuilles sans broncher, le taximan ajoute :) Pour chacun.
Ils payent, le taxi démarre non sans mal, s’arrête quelques centaines de mètres plus loin, sur l’avenue Kwamé-Nkrumah, devant la première pompe à éthanol. Le taximan tire cinq litres, pas un de plus, puis palabre avec le pompiste embarrassé par son billet de 5 000 CFA. Ce dernier envoie un gamin faire de la monnaie ; tous deux attendent à l’ombre, se partagent une cigarette et laissent les deux Américains cuire dans la voiture garée en plein soleil. Le gamin revenu et la monnaie rendue, la voiture ne démarre plus et le pompiste fait appel à trois jeunes de passage pour la pousser. Le taxi repart enfin, brinquebalant sur ses amortisseurs morts, dans les rues poussiéreuses de Ouaga, où les belles rangées d’arbres de jadis ne sont plus que des moignons, où la circulation bordélique et polluante de milliers de « moteurs » est devenue lente et anémiée, où beaucoup trop de commerces sont fermés et de bâtiments abandonnés, où les gens se traînent d’une ombre à une autre, d’une misère à une autre, ou restent assis là à rien attendre, l’œil vide et la faim au ventre. Il devient rapidement évident que le chauffeur n’a aucune idée d’où se trouve l’ambassade américaine : ils empruntent un itinéraire complexe, ponctué de nombreux arrêts où le taximan a des « affaires » à régler, et repassent plusieurs fois par les mêmes places et avenues, jusqu’à tomber fortuitement sur l’ambassade, un bâtiment blanc moderne aux vitres fumées surmonté de la bannière étoilée. Ça fait exactement, constate Johnny, deux heures et dix-sept minutes qu’ils ont quitté l’avion.
— J’espère que l’ambassadeur nous a attendus, bougonne Harry, trempé de sueur et épuisé.
— Il doit avoir l’habitude, suppose Johnny, stoïque.
L’hôtesse d’accueil croit avoir affaire à des compatriotes égarés à rapatrier, elle peine à comprendre qu’Harry et Johnny soient ici volontairement.
— Nous avions rendez-vous il y a… (grimace) une heure et demie avec l’ambassadeur Gary Jackson, explique Harry, accoudé au comptoir, gouttant du front sur le laminé. Il nous attend encore ?
— Je vais voir. (La fille empoigne le combiné d’un vieil interphone.) Qui dois-je annoncer ?
— Harry Coleman et John Turturo.
— Monsieur Jackson ? Messieurs Coleman et Turturo sont arrivés… Bien. (Elle repose le combiné avec un sourire soulagé.) Il vous attend. Prenez cette porte et suivez le couloir, c’est tout au fond.
— On peut laisser nos bagages ici, pour le moment ?
— Pas de problème.
Harry et Johnny poussent la porte, suivent le couloir, frappent au bureau de l’ambassadeur, signalé par une pancarte dorée. Gary Jackson vient leur ouvrir. Petit, replet, dégarni, transpirant, l’air chafouin. En short et chemise à manches courtes ouverte sur son torse poilu.
— Soyez les bienvenus, messieurs ! sourit-il jusqu’aux oreilles.
— Ah, enfin, ça fait plaisir à entendre, relève Harry.
— Nous sommes envoyés par Anthony Fuller…, commence Johnny.
— Je sais. J’ai reçu de monsieur Fuller des instructions très précises vous concernant. Mais d’abord, vous prendrez bien un petit rafraîchissement ?