SAUVAGES
Now take your gun and kill them all
Get nothing to lose, no way to survive
Go down in the street and kill them all
Nothing else to choose, no fun to stay alive1
KILL THEM ALL, « Holocaust »
(End of Times, © HellTrax 2030).
Rudy espère qu’ils ne l’ont pas vu.
Rencogné contre la porte métallique – close, il a vérifié – qui donne à l’intérieur de la tour de distillation, il enclenche la radio intégrée à son casque, appelle à mi-voix son chef d’unité :
— Chef, il y a des sauvages dans mon secteur. Qu’est-ce que je fais ?
— Rien. On attend les Rouges, et t’attends aussi.
— Mais s’ils m’attaquent, chef ?
— Tu te démerdes ! Et tu tiens ta position jusqu’à nouvel ordre. Compris ?
— Oui, chef.
Cut. « Tu tiens ta position », tu parles. Rudy se sent visible comme le nez au milieu de la figure. Suffit que les autres en dessous lèvent la tête ! Il rampe à nouveau jusqu’au bord de la plate-forme, risque prudemment un œil dans la pénombre. Il ne les voit plus…
Une balle vrombit à son oreille, un coup de feu déchire le silence. Là-bas, sur la droite, à l’angle de ce bâtiment carré : le type au flingue, ou un autre. Aplati sur la grille d’alu glacé, Rudy vise et tire, sans hésiter ni réfléchir, comme on le lui a appris. La silhouette disparaît. L’a-t-il touchée ? Détient-il les balles réelles ?
Bruits de course en dessous, chocs au pied de la tour. Ils arrivent. Vont lui couper toute retraite et l’abattre comme un lapin. Il doit décrocher. Tant pis pour les ordres.
Une autre balle siffle, ricoche contre son casque, lui projetant la tête de côté. La détonation roule dans le silence sépulcral de l’usine, éveille de vieux échos métalliques. Rudy dévale la volée de marches à claire-voie, plié en deux, collé à la paroi. Son objectif est d’atteindre le sol… Trop tard : deux « sauvages » se sont lancés dans l’escalier, flingues en l’air. Rudy tire encore une courte rafale, sans viser. L’un d’eux bascule en arrière avec un cri, s’affale dans l’escalier. L’autre riposte – heureusement qu’il vise mal : les projectiles tintent contre la paroi de la tour.
Une passerelle part du palier inférieur, rejoint le bâtiment carré sur l’autre rive du puits de pénombre. Pourvu que Rudy puisse l’atteindre, pourvu qu’il y ait une issue…
Il y parvient avec une demi-seconde d’avance sur le « sauvage » – squelettique et terriblement sale, au visage livide parcouru de tics – qu’il retient en pointant sur lui son fusil. L’autre s’aplatit sur les marches et fait feu. Il rate Rudy qui s’engouffre sur la passerelle. Elle vibre et résonne sous ses rangers lancés au pas de course. Le type, derrière lui, tire sans relâche : il va finir par le toucher, et Rudy n’a pas de gilet pare-balles.
Il se jette contre la porte du bâtiment – close. Se retourne, balaie la passerelle d’une longue rafale. Son adversaire est stoppé net dans son élan, recule par soubresauts ridicules tandis que les balles le frappent, s’écrasent en belles taches vermillon sur ses hardes informes.
Des paintballs, des putains de paintballs.
L’autre « sauvage » se pointe au bout de la passerelle, du rouge gouttant de son front mais pas mort évidemment, il ne joue pas le jeu. Il est aussi armé que son complice, lequel se tâte et réalise qu’il est toujours en vie.
Dans un effort désespéré, Rudy jette tout son poids contre la porte : la serrure rouillée cède avec un criaillement de métal blessé. Il roule de l’autre côté dans l’obscurité, avise une allée droit devant lui qui dessert des machines absconses, débouche sur un escalier qui descend vers les entrailles du bâtiment, jungle de tuyaux, cuves, fours et machineries complexes, plus ou moins cassées ou démantelées. Ses poursuivants repèrent Rudy au bruit, il doit se planquer.
Nouvel échange de coups de feu tandis qu’il s’enfonce dans la jungle industrielle. Les deux types sont grimpés sur des machines et le prennent sous leurs tirs croisés, sans plus chercher à se protéger des siens : ils ont dû comprendre.
Rudy cherche frénétiquement une cache, une issue, une échappatoire, mais les itinéraires sont soigneusement balisés : ponts, coursives, coupées, échelles, passe-pieds sinuent et se faufilent parmi l’énorme machinerie de la raffinerie. Il est à bout de souffle, ne sent plus son épaule gauche avec laquelle il a enfoncé la porte, souffre d’un point de côté à droite, et son pied le relance. À l’angle d’un gros carter, il repère un renfoncement presque à niveau, saute par-dessus la rambarde et se tasse dans le recoin, retenant son souffle et empoignant son fusil par le canon.
L’un des sauvages déboule aussitôt à l’angle, écumant, flingue brandi – se prend à toute volée la crosse du G11 dans l’estomac. Il tressaute avec un hoquet, roule au sol en se tenant le ventre. D’un bond de côté, l’autre l’évite de justesse, découvre Rudy dans le renfoncement. Il jette son arme vide, dégaine un cran d’arrêt dont la lame jaillit avec un cliquetis, fine et pointue. C’est le crasseux aux tics, des yeux rouges exorbités sous une tignasse grise et emmêlée, une maigreur de déporté.
— J’te tiens enculé j’te tiens enculé…, marmonne-t-il comme une litanie.
Rudy reprend son fusil du bon côté et lui tire dessus à bout portant. Le sauvage sursaute à chaque impact mais ne recule pas. Les paintballs éclaboussent ses haillons déchirés, lui meurtrissent durement le corps, enfoncent des éclats sous sa peau tandis qu’il avance sur Rudy. Il ne sent rien, défoncé au thrill sans doute, ce « grand frisson » qui vous rend insensible à la douleur, tel un Hulk enragé, idéal pour les combats de rue entre gangs.
Rudy possède un poignard, ça fait partie de son équipement, mais il ne s’est entraîné que trois fois au combat au couteau, il ne peut pas dire qu’il sait se battre. Il lâche néanmoins son fusil, dégaine sa lame et prend l’attitude de défense qu’on lui a apprise, le cœur battant la chamade, une sueur froide dans le dos : l’autre ne s’arrêtera pas au premier sang…
Rudy capte un bruit, l’écho d’un choc, quelque part dans l’usine. D’autres sauvages ? Son adversaire ne paraît pas avoir entendu.
Soudain il bondit par-dessus la rambarde et vole sur Rudy, couteau pointé. Rudy pare ce premier assaut, se fend, tente de porter un coup bas, l’autre esquive, riposte, trop vif – une entaille dans la joue de Rudy, d’où le sang coule aussitôt. Il recule, pare un autre coup, un troisième, tente une feinte, échoue, recule de nouveau, se retrouve coincé dans le renfoncement. Le sauvage multiplie les attaques, rapide, précis, furieux. Rudy se défend comme il peut, parvient encore à parer chaque coup mais son adversaire a l’avantage, et il accélère – Rudy ne tiendra pas longtemps. D’autant que l’autre est en train de se relever sur le passe-pied…
Une milliseconde d’inattention, un traître coup de taille : Rudy sent la lame le percer au niveau du rein, à travers son treillis. Il se jette violemment en arrière, heurte le carter d’acier contre lequel il s’appuie – lance ses deux pieds en avant, avec toute la force puisée dans sa rage, sa peur et sa douleur. Les rangers heurtent la poitrine creuse du sauvage surpris, qui est projeté contre la rambarde. Rudy se jette sur lui, esquive sa garde trop haute et lui enfonce le poignard dans l’abdomen jusqu’à la garde.
Le type soupire comme un ballon qui se dégonfle, une lueur d’étonnement dans ses yeux rougeoyants. Rudy arrache le poignard et le replante, une fois, deux fois. L’autre lâche son couteau, s’avachit contre la rambarde. Le sang éclabousse le bras de Rudy qui enfonce une dernière fois son poignard dans le thorax vermillon du sauvage qui rend l’âme, enfin.
Pendant ce temps le complice a récupéré son flingue, achève de le recharger en transperçant Rudy hébété d’un regard de haine intense.
Il vise posément, il est sûr de l’avoir à si courte distance. Rudy panique, ne sait de quel côté se jeter – le coup part.
La tête du sauvage vole en éclats.
Il s’effondre à nouveau sur le caillebotis d’alu, taché de peinture et de sang.
Trois formes humaines émergent de la pénombre. Armées, casquées, vêtues de kaki, un brassard rouge autour du bras gauche : censément les « ennemis ».
Tremblant de soulagement, les jambes en coton, Rudy s’appuie contre la rambarde au pied de laquelle gît le type qu’il a tué, qu’il ne veut pas voir. Les trois hommes s’approchent, il les reconnaît : c’est le chef de l’unité rouge et ses deux fidèles lieutenants, durs, méchants, cyniques, de « bons » néonazis.
— On a tout vu, déclare le chef rouge. Tu t’en es pas trop mal sorti.
— Vous avez tout vu ? Et vous n’êtes pas intervenus ?
— Surtout pas ! ricane l’un des lieutenants. Un vrai combat à mort, c’est chouette à regarder.
— Quand l’aut’ naze a rechargé son flingue, ça valait plus le coup, ça devenait trop inégal, précise l’autre lieutenant en levant son AK74, pour bien montrer que c’est lui le messager de la mort aujourd’hui.
— Enfin, les gars, vous auriez pu…
Rudy s’interrompt, saisi d’une violente nausée : son regard a dérivé vers le cadavre à ses pieds.
— T’as risqué ta vie, sourit le chef en lui tapotant l’épaule. C’est ce qui en fait tout le sel, pas vrai ? Et tu t’es bien défendu. Je signalerai ton acte de bravoure.
Rudy lui tourne le dos et vomit contre le carter une bile amère.
— Tss…, siffle le messager de la mort avec une moue de dépit. Mauviette.
Rudy se redresse, souffle court, des phosphènes dans les yeux, un sale goût dans la bouche, un hurlement d’horreur dans la tête.
Les trois fusils sont pointés sur lui.
— Hé, ça veut dire quoi ? émet-il d’une voix étranglée.
— Ça veut dire que t’es en état d’arrestation, sourit le chef. Rappelle-toi, t’es un Blanc, nous on est les Rouges. T’es resté comme un con à nous attendre, on t’a chopé, t’es notre prisonnier. Allez, amène-toi.
— Qu’est-ce qu’on leur fait aux prisonniers ? s’écrie le messager de la mort, tandis que Rudy enjambe la rambarde et remonte sur le passe-pied.
— On les pend par les couilles ! s’esclaffe l’autre lieutenant.
— On leur arrache les dents !
— On leur fait bouffer leur foie jaune !
— Non ! On les encule avec leur bite !
Les gars rigolent et surenchérissent, poussant du canon de leurs fusils Rudy qui trébuche devant eux, mains levées, hagard, l’estomac en vrille, l’horreur qui se répand comme une coulée de sang dans son esprit.
1- Maintenant prends ton flingue et tue-les tous/Tu n’as rien à perdre, aucune issue de survie/Descends dans la rue et tue-les tous/Tu n’as pas d’autre choix, aucune joie à rester en vie. (TdA)