SOLIDARITÉ
Vers la fin des véhicules
à carburants liquides
L’Europe devrait adopter d’ici trois ans une loi interdisant totalement les rejets de gaz carbonique (CO2) dans l’atmosphère, la « directive 0 % ». Ce qui condamnera à mort les derniers véhicules roulant encore aux dérivés de pétrole (super, gazole, GPL), ceux qui fonctionnent au méthanol (GNV) ainsi que ceux brûlant des biogaz (éthanols et substituts), car tous rejettent plus ou moins de CO2. Seuls auront droit de cité les véhicules électriques ou alimentés par une pile à hydrogène, qui ne rejettent que de la vapeur d’eau. Cette directive pourtant nécessaire consacre aussi la victoire du lobby des producteurs d’hydrogène, issus pour la plupart des grandes compagnies pétrolières de jadis.
— Pas besoin de laissez-passer, dit Rudy en anglais à Laurie. Venez.
Il empoigne d’autorité la plus lourde de ses deux grosses valises.
— Vous êtes sûr ? se méfie Laurie. Vous en avez un ?
— Oui.
Elle le suit à l’extérieur, franchit la passerelle glissante et glacée qui enjambe la station de tramway déserte, traverse l’esplanade aussi glissante, balayée par un vent descendu tout droit de l’Arctique. Rudy marche vite, sans se retourner ; elle peine à le suivre. Laurie a faim, froid, elle est fatiguée ; si ce gars-là se croit d’emblée le chef, ça va mal aller.
Ils rejoignent une VW électrique bleu européen garée le long du boulevard, le logo Save OurSelves imprimé en rouge sur toute sa longueur. Un car de flics est stationné à côté, au pied duquel trois agents se pèlent et battent le pavé, à surveiller de loin les gens qui sortent de la gare. L’un d’eux se tourne vers Rudy. Laurie s’attend à ce qu’il lui montre son laissez-passer, mais il se contente d’un signe de la main, et le flic d’un hochement de tête.
Rudy fourre les bagages dans le coffre, ils s’installent, démarrent et roulent en silence dans les sombres rues de Strasbourg, vidées par le couvre-feu. Il ne dit rien, attentif à la route verglacée et à sa conduite prudente, ne jette pas un regard à Laurie qui l’observe en coin. Des yeux bleus un peu tristes, un visage fermé qui s’efforce d’avoir l’air dur mais où transparaît une certaine douceur. Il n’a pas l’air du genre à sauter sur tout ce qui bouge, se dit Laurie. Elle le craignait : les récos qui ont tout perdu manquent également d’affection, de réconfort et de sexe. Pas curieux ni bavard non plus… Elle essaie de briser la glace :
— La voiture vous a été prêtée par SOS ?
— Sorry ? Je ne… parle pas bien français.
— Il faudra apprendre, réplique-t-elle en anglais. Au Burkina, les gens parlent français. Je ne suis pas sûre que l’anglais y soit très courant.
— O.K. Vous… apprendre moi ? demande-t-il en français, avec une ombre de sourire et un coup d’œil vers elle, enfin.
— Si on trouve le temps, pourquoi pas ? (Ils poursuivent en anglais.) Les flics semblaient vous avoir à la bonne, tout à l’heure…
— Ah oui. J’ai un bon laissez-passer.
— Délivré par SOS ?
— Non. (Il glisse la main dans la poche intérieure de son blouson, sort à moitié une liasse de billets de 50 €.) C’est ça, mon laissez-passer.
Laurie fronce les sourcils.
— Vous avez soudoyé un flic ?
— Les gens sont mal payés, de nos jours. J’ai constaté que cet argument ouvrait bien des portes.
— Votre pension de réco vous permet de distribuer des bakchichs à la ronde ? Ou bien vous avez gagné au jeu ?
— Je n’ai pas de pension de réco. J’ai… oui, en quelque sorte, j’ai gagné au jeu. À un jeu mortel.
— Un jeu mortel ?
— On en reparlera plus tard, si vous voulez. Nous arrivons bientôt.
Pas clair, tout ça, soupçonne Laurie. Un réco n’a pas de thunes, en général. D’où sort-il tous ces euros, celui-ci ? Il a braqué une banque ? Et pourquoi soudoyer un flic, alors qu’un laissez-passer est gratuit (enfin je suppose) ? Pour éviter d’avoir à décliner son identité ? C’est un truand en cavale ou quoi ?
La VW longe à présent le parc de l’Orangerie, décimé par l’ouragan qui a traversé l’Alsace en septembre : vaste chantier d’arbres enchevêtrés, de piles de troncs coupés, de grues et de scrapers immobiles sous la lune givrée tels des dragons assoupis. Ils passent devant le Conseil de l’Europe, Lego géant blanc et carré, tranché de vitres teintées, d’un pur style fin XXe ; puis se garent sur le parking d’un petit frère du bâtiment précédent, sis au bord du canal et portant le nom pompeux, dans la plupart des langues de l’Union, de « palais des Associations ». C’est le siège de toutes les ONG qui font du lobbying auprès du Conseil ou du Parlement européen – l’immense tranche de gâteau de verre qui domine de sa masse brillante la rive gauche du bassin de l’Ill –, desquels elles arrachent (non sans mal) l’essentiel de leurs subventions. Laurie y a débuté et achevé toutes ses missions humanitaires ; elle considère ce bâtiment un peu comme son lieu de travail, surtout le bureau 106 de SOS-Europe. C’est pourquoi s’y faire piloter par un réco sorti d’on ne sait où et qui semble avoir tout organisé l’agace, pour le moins.
— Rudy ! Qu’est-ce qu’on vient faire ici, au juste ?
— Markus Schumacher nous attend, répond-il en fermant la VW.
— Markus nous attend ? À cette heure-là ? C’est une première ! halète Laurie, suffoquée par le froid crispant. Comment avez-vous réussi à le retenir ?
— C’est simple : j’ai sa voiture. Il ne va pas rentrer chez lui à pied.
En vérité il pourrait : Schumacher habite à Kehl, juste de l’autre côté du Rhin et de la frontière. Mais Laurie ne le voit pas s’engager en pleine nuit dans un tel périple, en bureaucrate frileux qu’il est.
— Mais alors…, réalise-t-elle soudain. Vous m’avez attendue à la gare pendant deux heures ?
— Bien obligé, à cause du couvre-feu.
— Markus n’a pas réclamé sa voiture ?
— Je ne lui ai pas demandé son avis.
Laurie fait la moue. Markus va exploser, devine-t-elle. Une prise de bec avec le patron de SOS, c’est bien la dernière chose dont elle a envie après ce voyage interminable. Elle rêve d’un bon repas, d’une douche et d’un lit : elle espère que Rudy s’est aussi occupé de leur trouver un hôtel.
Elle a vu juste : Markus explose. Sa pelade de cheveux gris est en bataille, sa trogne d’ordinaire cireuse est cramoisie, il a rempli les cendriers de mégots et la pièce de fumée, a usé les dalles de vinyle à force d’y tourner en rond. Il hurle en allemand à la face de Rudy en agitant ses grands bras. Celui-ci supporte en silence, bras croisés, stoïque. Markus s’en prend alors à Laurie, dans son français plus baragouiné que jamais :
— Et toi Laurie, ton frère, il fout nous dans une beau merde !
— Quoi ? se rebiffe-t-elle. Qu’est-ce que Yann vient faire là-dedans ?
— Le procès, tu souviens toi ? Contre GeoWatch. Genau, on a perdu. On doit cent mille dollars à GeoWatch, plus vingt mille euros de… amende.
— Quoi ? Mais c’est injuste ! C’est de l’arnaque ! Tu vas faire appel, non ?
— Oui, mais c’est beaucoup emmerdes. J’ai pas besoin de ça, Scheiße ! Arrh, si je lui attrape, ton frère…
— Faudrait pouvoir, ricane Laurie. Tu sais où il est, toi ? T’en as des nouvelles ? Moi non plus.
— C’est lui doit payer !
— C’est ça. Avec les trois sous que tu lui jetais pour son job de webmestre, il a sûrement les moyens. D’autant plus que tu l’as viré. Bel esprit de solidarité, au sein d’une ONG qui prône la solidarité !
— Laurie, tu… tu…, bafouille Markus rouge brique, au bord de l’apoplexie, serrant à blanc poings et mâchoires. Je vire toi aussi. Et Rudy. (Il ouvre violemment la porte de son bureau.) Vous deux, dehors !
— Attends, Markus, tempère Laurie. Faut qu’on discute de la mission, qu’on mette les choses au point. On se revoit demain matin ?
— Pas demain, pas jamais. Dehors !
Il les pousse dans le couloir, claque la porte dans leur dos.
— Ouf, souffle Rudy. Il nous vire vraiment ou il est juste un peu fâché ?
— Je crois qu’il est juste un peu fâché. Demain ça devrait aller mieux. Mais à l’avenir, Rudy, demandez avant de disposer des choses et des gens comme ça. D’ailleurs, en règle générale, j’aimerais être avisée de toute initiative ou décision de votre part. C’est moi la responsable de la mission, je vous rappelle.
— Bien, madame, à vos ordres, sourit-il en effectuant une parodie de salut militaire.
Laurie affiche une mimique excédée, car ce mec commence à l’énerver elle aussi. Et on ne se connaît que depuis une demi-heure… Ça promet !