VIE DE MERDE

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Pas d’équivalent générique disponible.

Ne pas dépasser la dose prescrite.

Ne pas prolonger le traitement sans avis médical.

Ne pas administrer aux moins de quinze ans.

Ne pas associer à d’autres produits psychotropes.

Peut provoquer des effets secondaires gênants (voir notice)

Depuis que Pamela a viré Consuela, rien ne va plus.

Fuller n’est pas superstitieux, ne croit pas au châtiment divin, ni aux signes, ni à la sorcellerie. Il n’imagine pas une seconde que Consuela lui ait jeté un sort, invoqué Satan ou un loa vaudou contre lui, ou autres fadaises. Pourtant, depuis qu’elle est partie, tout se met à déconner, comme s’il y avait une relation de cause à effet. Pure coïncidence bien sûr, loi des séries à la rigueur. N’empêche.

Côté affaires tout d’abord, Fuller a quelques soucis d’ordre économique, juridique ou financier avec certaines filiales de Resourcing : la cote de Boeing replonge dans le rouge après l’explosion de l’Airbus à hydrogène, le projet concurrent américain n’étant pas jugé plus fiable ; Universal Seed est attaqué au TCI par soixante pays (dont l’Inde et la Chine, qui ne manquent pas de culot) pour dumping et « monopole technologique » sur les semences de riz transgénique Abundance ; Flood plonge également, miné par des joint-ventures hasardeux et des investissements risqués dans des entreprises mafieuses russes ; le procès de GeoWatch contre SOS est interjeté en appel auprès de la Cour européenne de justice, du coup son issue devient incertaine, vu la haine viscérale des Européens envers les Américains… Enfin – et surtout – l’instruction de l’affaire Resourcing contre Burkina-Faso au TCI se révèle plus complexe que la « simple formalité » que promettait Samuel Grabber : primo, l’enquête a démontré que de l’eau de surface existait encore à cet endroit il y a dix ans – le lac Bam. Des experts vont être chargés de déterminer si la nappe phréatique ne serait pas un « enfoncement » du lac Bam ou si elle préexistait indépendamment : dans le premier cas, il ne s’agirait plus alors d’une « découverte » à proprement parler, et Resourcing ne pourrait plus prétendre à la propriété commerciale de cette nappe. Secundo, il s’est avéré que la fameuse loi burkinabé datant du coup d’État sur laquelle s’appuyait Grabber – le sol et ses ressources sont offerts à tout investisseur étranger qui entreprend dans le pays – a été abolie il y a un an et demi par le nouveau gouvernement ; mais le site officiel consulté par Grabber n’a pas été mis à jour… Tertio, le TCI, dont la présidence est tournante, va être placé pour un an sous la responsabilité de Kim Il Jong Li, un Coréen. Or chacun sait que la Corée est devenue le pékinois de la Chine depuis que celle-ci l’a sauvée de la dernière tentative de hold-up américaine en 2013. Donc le TCI sera naturellement enclin à prendre la défense de ce pauvre petit Burkina-Faso assoiffé contre l’Américain Resourcing, ce méchant vampire ww suceur de sang. Bref, ce n’est pas gagné d’avance, loin de là. Fuller réalise à contrecœur que John Bournemouth avait raison : Grabber va profiter de cette affaire délicate pour lui soutirer un maximum de pognon. Sans être aucunement garanti d’un retour sur investissement.

Côté cadre de vie, ensuite : tout merdoie dans l’enclave.

Depuis que les tornades ont ravagé Lawrence et détruit le réseau électrique – il y a deux semaines –, le courant n’est toujours pas rétabli à Eudora. Les ouvriers chargés de la réparation des lignes refusent de bosser sans la protection d’une escorte militaire, à cause de l’insécurité qui règne hors des enclaves. En outre, les deux générateurs à hydrogène censés alimenter Eudora, tombés en panne en pleine tempête, ont révélé un défaut structurel dû à une pièce essentielle fabriquée en Thaïlande et qui doit être remplacée. D’aucuns n’ont pas hésité à y voir un sabotage caractérisé, une volonté de nuire manifeste de la part d’un allié de la Chine. Fuller, lui, devine plus prosaïquement une politique drastique de réduction des coûts chez General Electric, qui l’amène à sous-traiter ses composants en Thaïlande plutôt que payer des salaires à des employés américains. Toujours la même erreur, bon sang, ils ne comprennent donc jamais… En attendant, Eudora est plongée dans les ténèbres et le chaos. Plus aucun service ne fonctionne, les rues sont bordéliques et crasseuses, les ordures s’entassent partout. Ça pue l’égout et la pourriture, et la moiteur ambiante (35 °C aujourd’hui, pas mal pour novembre) n’arrange pas les choses, on se croirait dans un village PPP. Chacun se débrouille comme il peut, c’est-à-dire que la plupart ont acheté des piles à hydrogène. Encore faut-il trouver de l’hydrogène, car les pompes d’Eudora sont en panne comme le reste et celles de Lawrence sont anéanties, ce qui oblige à aller chercher des bonbonnes à Kansas City, avec tous les risques que ça comporte. Les sautes et coupures de courant font boguer la domotique, qui peut inventer de nouvelles conneries à tout moment : pas plus tard qu’hier, Anthony s’est retrouvé coincé dans son bureau, la centrale de sécurité le prenait pour un intrus et hululait de toutes ses alarmes. Il a fallu que Pamela vienne le délivrer, ce qui est très humiliant dans les circonstances actuelles.

Car le plus pénible, dans cette longue suite de soucis et désagréments, ce sont ses problèmes familiaux.

Pamela demande le divorce. Cette salope de Consuela lui a tout raconté. Pourtant Anthony l’avait clairement avertie qu’elle ne quitterait pas Eudora vivante si elle ouvrait sa gueule. Il croyait la tenir par la terreur… Mais elle a profité de l’absence de Fuller pour tout dégoiser à Pamela, qui pour une fois a fait preuve d’un étonnant esprit d’initiative : au retour d’Anthony, Consuela n’était plus là. Pamela l’avait déposée sur la K10 avec 5 000 $ en poche, exactement ce qu’il voulait empêcher. Elle l’a accueilli en larmes, ravagée, bourrée, armée d’une bouteille de bourbon à demi entamée, qu’elle a essayé de lui fracasser sur le crâne. Fuller ne l’avait jamais vue si enragée : des choses ont volé dans toute la maison, il y avait tant d’éclats, de débris et de liquides projetés partout que la domotique a déclaré forfait, refusé net de nettoyer. Maintenant, elle veut divorcer. Nul doute qu’elle va le charger au maxi, exiger une pension alimentaire astronomique. Grabber l’a averti que Pamela est venue le voir mais il a refusé de traiter son cas, au prétexte qu’il ne peut agir contre les intérêts de son client. Elle est très remontée, prête à faire une grosse pub autour de cette affaire. Or un divorce n’est pas précisément le genre de publicité dont Fuller a besoin en ce moment.

À la maison, tous deux s’évitent autant que possible, mais il arrive qu’ils se croisent fortuitement : les 1 200 m2 de la villa ne forment pas un labyrinthe infini. Pamela se traîne comme un zombie, défoncée au Prozac4 en permanence, mais ses yeux éteints s’embrasent de pure haine dès qu’elle aperçoit Anthony. Il envisage sérieusement de déménager. Ce qui le retient pour le moment, c’est qu’il doit s’occuper lui-même de Tony Junior, Pamela étant incapable d’assurer dans son état. Le laver, l’habiller, le nourrir, lui administrer ses médicaments à heures fixes… Subir ses cris et grognements, affronter son regard de hibou, de plus en plus sardonique au fil des jours, semble-t-il, comme si lui aussi savait. Ce petit monstre ne le quitte pas des yeux tout le temps qu’Anthony le soigne, ses prunelles grises sont un scanner qui lui dissèque le cerveau, couche de turpitude après couche de turpitude – ainsi le ressent-il. Il lui vient des envies de carnage : écraser une fois pour toutes ce cafard malfaisant, tuer Pamela qui lui bousille la vie, massacrer Rachel, la voisine bigote, avant qu’elle ne colporte partout des ragots infâmes, tous les dézinguer, ces hypocrites et ces menteurs, y compris Bournemouth et Tabitha qui se sont joués de lui. Il n’a plus personne avec qui baiser maintenant, plus de fille soumise à ses fantasmes, et sa réputation de violeur de nurses divulguée par Pamela ne va rien arranger de ce côté-là non plus… Quelle vie de merde.

Une vie de merde qu’Anthony supporte lui aussi à coups de médicaments : son cocktail habituel – Neuroprofen, Dexomyl, Calmoxan, métacaïne, vitamines et autres energy pills – mais à hautes doses, avec une compulsion de drogué. Résultat, son corps et son système nerveux se détraquent, il est secoué de tics, subit d’éprouvantes crises de tachycardie ou d’horribles maux de ventre, a des insomnies, des tremblements, la cervelle en compote.

Mais le pire, ce sont les hallucinations.

Il croit entendre la voix de Wilbur, son fils mort et trop vite oublié. Il croit entrevoir sa silhouette dégingandée au détour d’un couloir. Anthony ne croit pas aux fantômes, donc ce sont des hallus. Des projections mentales issues d’une culpabilité refoulée, lui a dit son psy. Wilbur hante aussi ses cauchemars, lorsqu’il arrive à dormir. Ou plutôt son cauchemar, récurrent, toujours le même : c’est la nuit, une nuit immense, ruisselante d’étoiles. Anthony marche dans le désert. Il est seul, perdu : les dunes ondoient autour de lui à l’infini, il les gravit une à une, péniblement, s’enfonce jusqu’aux chevilles dans le sable meuble. Il est épuisé, et très angoissé, car il ne sait où aller, comment échapper à une mort certaine.

Et Wil survient, toujours. Il se détache à la crête d’une dune, ou s’extrude de l’ombre d’un vallon. Tout heureux, Anthony accourt vers son fils. Wilbur est bizarre : il est vêtu comme un Touareg, basané comme un Touareg. C’est bien lui pourtant, sa silhouette de grand échalas, sa tronche de hibou Net-addict. Anthony capte la menace dans ses yeux gris et fixes – les yeux de Tony Junior. Dans sa main luit la lame effilée d’un poignard. Anthony ne peut pas bouger, planté dans le sable, paralysé par la peur. Wil/Tony a un sourire étrange, presque triste et résigné, comme s’il s’excusait pour le geste inévitable qu’il s’apprête à accomplir.

Ça va très vite : en un pâle éclair, la lame s’enfonce dans le cœur d’Anthony – qui s’éveille alors en sursaut, suffoquant, main crispée sur la poitrine. Il met longtemps à calmer les battements affolés de son cœur, à ne plus éprouver cette horrible sensation de froid déchirant, à évacuer l’image prégnante de ses deux fils fondus en un – son meurtrier.

Ce cauchemar est apparu quand il a commencé à soigner Junior, mais il n’y voit aucun rapport. Ce sont les médics, ces putains de médics qui le bousillent. Son médecin et son psy l’ont prévenu, il ne tiendra pas longtemps comme ça : la mort ou la folie le guettent, il faut qu’il arrête. Mais comment faire ? S’il arrête, il s’effondre : il le sait, il le sent. Or ce n’est pas le moment – ce n’est jamais le moment.

La seule solution, c’est de partir. Coûte que coûte. Il doit s’y résoudre.