GALAXIES LOINTAINES

SudFrance Autoroutes communique :

Vous entrez dans une région

infestée par le paludisme

Gardez les vitres fermées

Ne vous arrêtez pas

Si vous sortez, couvrez-vous

+ d’infos sur < InfoPalu.com >

— Bienvenue dans le Sud, grogne Rudy.

— Commence pas à te plaindre. Au Burkina, le palu ne sera qu’un mal parmi tant d’autres. (Voyant qu’il vérifie que tout est bien fermé, Laurie ajoute :) Et le palu, ça traîne pas comme ça dans l’air. C’est véhiculé par un moustique, l’anophèle. Suffit de ne pas se faire piquer… Fin novembre, il y a peu de risques.

— Tu crois ça ? Tu sais combien il fait dehors ? 28 °C, lit Rudy sur l’écran. Un bon temps pour les moustiques, tu trouves pas ?

— Ouais, enfin bon, on est sur une autoroute, pas au bord d’un marigot.

Il réprime une mimique agacée. Cette fille veut toujours avoir le dernier mot ! En plus, elle étale son expérience à tout bout de champ pour bien montrer qu’elle est la chef. Il le sait, bon Dieu, que le paludisme est transmis par l’anophèle. Des études d’horticulture comportent aussi des notions d’entomologie. Il sait aussi qu’aucun traitement actuel ne vient à bout du paludisme, tellement le parasite a muté. Faute d’une recherche sérieuse dans le domaine, c’est vrai.

Justement, ils longent à distance l’étang de Berre, nouvelle zone d’infestation après la Camargue. Les usines de production d’hydrogène, qui ont remplacé les raffineries et pompent l’eau directement dans l’étang, scintillent dans la nuit comme des galaxies lointaines. Plus de torchères, plus d’émissions de CO2, mais en revanche un air saturé d’ozone troposphérique, dû aux rejets massifs d’oxygène en partie craqué par l’oxyde d’azote urbain et les durs UV solaires. Et maintenant, le palu… Bon courage, les gars, souhaite Rudy aux ouvriers employés dans ces nouvelles raffineries « propres ». Des immigrés maghrébins sans doute, ou bien des Albanais. Les Albanais sont bon marché actuellement. Ils bossent même les bronches cramées par l’ozone et le palu dans le sang, pour rembourser ce qu’ils doivent à la mafia qui les a importés en France. Ou encore, des récos envoyés par Arbeit, c’est bien dans leur style…

— À quoi tu songes ? s’enquiert Laurie.

— Que j’aurais pu travailler là-bas, dans une de ces usines d’hydrogène.

Elle scrute à son tour les cathédrales de lumières et d’acier qui se mirent dans l’étendue d’eau noire, fantasmagoriques sous l’éclat lactescent de la lune.

— Ça t’aurait plu ?

— Non. Je préfère cent fois mieux être à ma place, aller là où on va.

— Je ne sais pas si t’en as bien idée, de là où on va, marmonne Laurie. Moi non plus, d’ailleurs.

Ils arrivent au port de Marseille une heure avant le départ du ferry de nuit pour Alger. Leurs places et celle du camion ont été réservées par SOS : s’ils ratent ce ferry, ils en seront pour leurs frais. Or le port de Marseille est grand, ils mettent du temps à trouver le bon quai d’embarquement… où s’allonge une file interminable de voitures devant les postes de douane. Laurie commence à stresser – ils vont le rater, ce putain de bateau – quand Rudy découvre la voie réservée aux poids lourds, où n’attendent que trois camions, pas plus.

Vient enfin leur tour. Plus que dix minutes avant le départ. Laurie se ronge les sangs : vu le passé trouble de Rudy, c’est là qu’ils vont être arrêtés, fouillés, interrogés. Le ferry va leur filer sous le nez à coup sûr.

En fait, ils ne voient même pas les douaniers : Rudy est invité par radio à glisser le disque ID du véhicule dans le lecteur de bord et presser la touche « envoi », puis à faire passer lentement le poids lourd sous le portique de scan qui se trouve devant lui. Merci et bon voyage.

— C’est tout ? s’étonne Laurie, presque déçue.

— Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’ils allaient sortir tout le matos sur le bitume ?

— Non, mais qu’ils viennent jeter un œil au moins, vérifier nos passeports… Si c’est si facile, on pourrait embarquer un canon pour les Kabyles, non ?

— Là, c’est toi qui es trop naïve.

— Oui, je suppose…

— On a passé un scan, d’accord ? Le scan compare tout le contenu du camion aux données inscrites sur le disque ID téléchargé par les douaniers. Si un seul paquet ne correspond pas, c’est signalé dans la seconde et tu peux être sûre qu’ils auraient désossé le camion direct sur le parking. C’est rapide et pratique, mais s’il y a la moindre couille dans la saisie des données, là, ça devient très compliqué : le système ne tolère pas l’erreur humaine.

— L’« erreur humaine », c’est ça, ricane Laurie.

— Hein ?

— On ne devrait plus dire l’« espèce humaine », mais l’« erreur humaine ». On est un raté de l’évolution.

— Je croyais que ceux qui font dans l’humanitaire étaient pleins d’amour pour leurs prochains…

— J’essaie juste de repousser les forces du chaos, d’avoir un peu d’air pour respirer. Mais le chaos finira par nous emporter de toute façon.

Leur tour est venu de franchir la rampe et de faufiler le camion dans les entrailles du ferry, guidés par des matelots en combis fluo tenant des sticks lumineux. Ils sont les derniers, la rampe se rétracte et les portes se rabattent lourdement derrière eux avec de stridents criaillements métalliques. Rudy a beau être guidé avec habileté, le Mercedes est gros, les travées étroites, les virages serrés. À l’issue d’une manœuvre pas très sûre, il le coince à l’entrée de la rampe menant au pont supérieur. Devant lui, le matelot fait des gestes frénétiques avec ses sticks, trépigne et vocifère. Il grimpe sur le marchepied, frappe violemment à la vitre côté conducteur. Rudy la baisse, penaud.

— Où t’as appris à conduire, enculé de ta race ? Descends de là, pedzouille, j’vais t’le garer ton tas de ferraille !

Rudy demande à Laurie de lui traduire car le guide a gueulé en français.

— Il veut garer le camion à ta place, résume-t-elle avec un sourire en coin.

— O.K., bon ! répond-il (en français) au matelot. Faisez pour moi.

— Tu te magnes le cul, fils de pute ? On devrait être déjà partis, merde !

Rudy saisit l’urgence, empoigne son sac, Laurie le sien, tous deux descendent. Le matelot grimpe à bord, claque la portière, fait hurler le moteur et craquer les vitesses, engage le semi dans des contorsions incroyables, avance, recule, braque, redresse, contre-braque, cogne ici, pousse là, érafle la remorque à un pilier, en emboutit un autre, réussit à négocier le virage en force et pousse le Mercedes à plein régime dans la rampe – le tout en moins d’une minute, sous les yeux médusés de Rudy. Il entend le même vacarme se répéter au pont supérieur – crissements des pneus, des freins, chocs métalliques, hurlements du moteur – mais ne veut pas aller voir. Ni même penser à l’état dans lequel il va retrouver le camion. Il en a sa claque, un méchant coup de barre lui tombe dessus : ils ont roulé quasi sans pause depuis Strasbourg, sans compter la traversée de la tempête. Il n’a qu’une envie, s’écrouler sur sa couchette.

Tous deux gagnent les ponts passagers, trouvent une cafétéria où ils se restaurent un brin, sans appétit ni entrain, puis rejoignent leur cabine. Leur cabine : une seule, petite et confinée, comprenant deux couchettes superposées.

— Merde…, soupire Laurie. Moi qui rêvais d’une douche et d’un bon lit… Laquelle tu prends ?

— Peu importe. Celle du dessus, tiens. Bonne nuit.

Rudy y grimpe, s’écroule et s’endort sans même prendre le temps de se déshabiller. Laurie soupire de nouveau, de soulagement cette fois : sa crainte des problèmes que risquait de poser cette promiscuité s’est évanouie dans les bras de Morphée. Elle commence à croire qu’elle n’a rien à redouter de Rudy.

C’est elle qui le réveille à l’aube : elle le secoue, l’appelle doucement. Il grommelle, entrouvre des yeux chassieux.

— Lève-toi et viens voir… un truc surprenant.

— Quoi ?

— Viens voir, je te dis. C’est juste là, dehors.

— Dehors ?

À force d’insistance, Rudy finit par poser les pieds sur l’échelle, dégringole lourdement au sol, sort en titubant et en se frottant les yeux sur la passerelle, s’accoude au bastingage.

Jusqu’à l’horizon, la mer est pointillée de lumières.

Une ligne de spots laser rouges se balancent nonchalamment au gré de la houle, distants les uns des autres d’une cinquantaine de mètres. Ils s’estompent au loin dans l’indigo de l’aube qui s’étend dans le ciel. Le ferry vient de franchir la ligne, et les spots les plus proches dansent dans son sillage.

— C’est quoi ? bée Rudy, éberlué.

— Le limes. La frontière Nord-Sud. (Laurie sourit, ouvre les bras en un geste d’accueil.) Bienvenue chez les pauvres.