L’ARMÉE DES OPPRESSEURS
… Ils brûlent nos terres, empoisonnent nos sources, bombardent nos villages. Ils nous affament, violent nos femmes, tuent nos enfants, abattent nos troupeaux. Mais, s’ils croient ainsi éradiquer la Kabylie, ils se trompent ! Il n’est pas encore né celui qui soumettra l’homme et la femme kabyles, celui qui nous imposera la charia. Et s’il venait à naître nous le tuerions au berceau ! Chacun de leurs coups nous unit, chaque épreuve nous renforce, chacun de nos morts nous augmente. La Kabylie est toujours debout, et rien ne la fera plier ! Ni Allah, ni wali1, li-ber-té ! Ni Allah, ni wali, li-ber-té !
Extrait d’un discours de Nazir Kebouche,
chef de guerre kabyle.
Laurie et Rudy sont stoppés par un second barrage au milieu des gorges de l’oued Chiffa, au débouché d’un pont sous la ligne ferroviaire. Il fait humide et sombre, les sommets ventrus et boisés du djebel Nador s’évanouissent au sein d’une brume filandreuse. La route sinueuse, humide et glissante, est grimpée lentement, avec force soupirs pneumatiques, par le Mercedes chargé à bloc. Laurie a l’impression de parcourir une route départementale du Jura plutôt que la fameuse N1 algérienne…
Passé Blida et Chiffa (où s’achève l’autoroute), la circulation s’est nettement clairsemée : ils tombent sur le barrage après un virage serré suivi d’un pont obscur. Deux voitures sont immobilisées, leurs occupants engagés dans de véhéments palabres avec les militaires. Lesquels, constate Rudy, ne sont pas de l’armée régulière : uniformes dépareillés, treillis fatigués, armes hétéroclites, 4 x 4 et pick-up sales et cabossés, bricolés pour recevoir mortiers et mitrailleuses.
— Des rebelles kabyles, devine aussi Laurie, le cœur battant d’appréhension.
— Tu crois qu’ils vont nous rançonner ? demande Rudy qui observe trois partisans – dont une femme – s’approcher du camion d’un pas faussement nonchalant, leurs AK74 baissés vers le sol mais le doigt posé sur la détente.
— Au mieux, craint Laurie. S’ils nous volent pas le camion…
Parvenus à hauteur de la cabine, les rebelles leur font signe de descendre.
— Mission humanitaire ? demande la femme avec un sourire.
Elle est ridée, burinée, trapue sous son treillis élimé, nettement plus âgée que les deux adolescents qui l’accompagnent et qui essaient de se donner des allures de durs.
— Oui, acquiesce Laurie en lui rendant son sourire. Pour le Burkina-Faso.
— Oh oh ! Vous n’êtes pas rendus. Et vous emportez quoi, au Burkina-Faso ?
— Du matériel de forage.
— Tiens, tiens. Intéressant…
La femme donne quelques ordres en berbère aux deux ados : l’un va inspecter la remorque, l’autre rejoint un groupe de rebelles en train de négocier âprement avec un automobiliste. Elle reste seule avec Laurie et Rudy, dans une attitude assez détendue. Rudy songe un instant qu’il pourrait facilement la maîtriser, voire la prendre en otage et ainsi échapper à la rançon, mais il n’est pas certain que ce soit une bonne idée : le camion va moins vite que leurs 4 x 4.
Les deux ados reviennent, l’un confirmant d’un hochement de tête la nature du chargement, l’autre en compagnie d’un homme grand et sec, à la moustache fière sous un nez busqué, coiffé d’une casquette à étoiles et armé d’un Famas pris à l’ennemi – sans doute le chef du groupe.
— Vous transportez du matériel de forage pour le Burkina, m’a-t-on dit, attaque-t-il sans préambule, dans un français guttural.
— Exact, opine Laurie.
— Vous avez des documents qui le prouvent ?
Laurie lui tend le laissez-passer diplomatique, signé de la main de Fatimata Konaté, qu’elle conserve précieusement sur elle. Le chef kabyle l’étudie en émettant un bruit de bouche équivoque. Il le lui rend avec un regard pétillant sous ses yeux plissés.
— Ici, en Kabylie, nous estimons beaucoup la présidente du Burkina et tout ce qu’elle accomplit pour son peuple et son pays.
— Elle est même un peu notre modèle, renchérit la femme.
— Et c’est tout à l’honneur d’une ONG comme la vôtre de lui venir en aide.
— Je vous remercie, sourit Laurie, qui se détend.
— Toutefois, reprend l’homme, en Kabylie aussi nous avons de graves problèmes d’eau. La sécheresse a tari les oueds, la neige ne couvre plus les sommets l’hiver, et l’armée des oppresseurs empoisonne nos sources à l’arsenic, tuant nos enfants et nos troupeaux.
— Aucune ONG ne s’est penchée sur notre cas, souligne la femme.
Le sourire de Laurie s’estompe.
— J’en suis désolée pour vous…
— Nous de même, rétorque le chef rebelle. N’est-ce pas, Zaounia, que nous sommes désolés ?
— Très désolés, Nazir, mais notre cause exige certains sacrifices.
— Que valent quelques trépans de forage face à la survie de tout un peuple ?
Laurie ne sourit plus du tout car elle devine, sous leurs circonlocutions, où ils veulent en venir.
— Attendez, dit-elle nerveusement. Au Burkina, ils meurent de soif. Ils ont besoin de ce matériel. Vous, vous ne mourez pas de soif. Regardez, il pleut…
— Tu n’as pas bien saisi la situation, réplique Zaounia d’un ton patient. Le Burkina-Faso est un État souverain qui peut obtenir toute l’aide qu’il désire. Nous, nous sommes un peuple opprimé qui lutte pour sa liberté et sa survie, et n’obtient l’aide de personne.
— Nous prendrons juste le chargement, précise Nazir. Vous pourrez repartir avec le camion.
— Et notre bénédiction, ajoute Zaounia avec amabilité.
Pendant cet échange, d’autres rebelles se sont approchés, ils sont maintenant une dizaine à bloquer Laurie et Rudy contre le camion. Tous souriants et décontractés, mais leurs armes sont bien réelles et chargées. L’un d’eux tente de grimper dans la cabine, il en est empêché d’un ton sec par Nazir.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète Rudy auprès de Laurie, voyant l’attroupement se former autour d’eux.
— Ils veulent nous piquer le matériel, répond-elle en anglais, les traits crispés par l’angoisse.
— Merde. On peut pas laisser faire ça.
— Comment les en empêche-t-on ?
Une vive dispute s’est engagée dans le groupe, entre Nazir, Zaounia et deux autres rebelles, dont le sujet est manifestement le camion, souvent désigné d’une main vindicative. Rudy regrette de n’avoir pas saisi l’occasion quand ils étaient seuls avec la femme : sans doute se seraient-ils exposés à des représailles mais au moins seraient-ils sortis de ce guêpier.
La discussion est interrompue par la sonnerie discrète du téléphone satellite de Nazir. Il le déclipe de sa ceinture, le porte à son oreille – blêmit. Se met à crier des ordres. Aussitôt tout le monde se disperse, saute dans les 4 x 4 et pick-up qui démarrent en trombe, virent limite au bord du précipice, s’enfuient en direction de Médéa en faisant crisser les pneus et ronfler les moteurs.
— Eh bien ? souffle Laurie, médusée. Qu’est-ce qui leur a pris ?
— Écoute, intime Rudy en levant un doigt au ciel.
Un grondement enfle au fond de la vallée, devient un rugissement amplifié par les échos. Surgissent deux chasseurs noirs qui frôlent les escarpements, oscillant d’une aile sur l’autre, s’engouffrent dans les gorges avec un vacarme d’enfer, tirent chacun un missile – traits de feu sifflants –, remontent en looping dans le ciel embrumé. La vallée explose.
Le sol tremble, la double déflagration écrase les tympans, roule comme un tonnerre entre les pentes, un gros champignon de fumée noire s’évase parmi les arbres. Par réflexe, Laurie et Rudy se sont jetés au sol, mains sur la tête. De la terre et des débris végétaux leur pleuvent dessus quand le nuage de fumée les atteint, épais et suffocant.
Les chasseurs sont remplacés par trois hélicos ventrus, bardés d’artillerie, qui hachent entre leurs pales vrombissantes le silence assourdissant de la vallée. Un nouvel enfer se déchaîne en amont, entre les pentes boisées, hors de vue de Laurie et Rudy qui en perçoivent les bruits mortels – explosions, détonations, crépitements de mitrailleuses, ululements des projectiles – ainsi que les odeurs âcres et acides de la poudre et des explosifs chimiques.
— Rudy, qu’est-ce qu’on fait ? crie Laurie, mains sur les oreilles, tassée sous la remorque. On redescend sur Blida ?
— On attend, répond Rudy, plus calme en apparence. Si on bouge, on risque de se faire canarder.
À l’oreille, la zone des combats paraît s’éloigner dans la montagne. Bientôt les tirs se font sporadiques, les ripostes plus clairsemées… jusqu’à cesser tout à fait. Quelques instants plus tard, les hélicos repassent dans l’autre sens, hachant de nouveau le silence revenu dans la vallée.
— Bon, je crois qu’on peut y aller, suggère Rudy.
— T’es sûr ? hésite Laurie, claquant des dents. On devrait pas attendre encore un peu ?
— Attendre quoi ? De se faire dépouiller à nouveau ?
Il ouvre la portière, monte dans la cabine. Laurie le suit, non sans mal : elle est livide, tient à peine sur ses jambes. Feignant de ne rien remarquer, Rudy démarre et relance le poids lourd sur la route en lacets.
Ils rejoignent le lieu de l’échauffourée un kilomètre plus loin, après avoir contourné un promontoire schisteux : cèdres et pins brûlent poussivement, déchiquetés par les missiles, obus et roquettes. Un cratère encore fumant éventre la route, au fond duquel gisent une épave calcinée et des restes noircis qui conservent une vague forme humaine. Deux autres véhicules encombrent la chaussée, l’un en feu, le second dégorgeant de cadavres, dont Zaounia, sa mitraillette vainement pointée vers le ciel. Des traces de pneus et de freinage entrecroisées indiquent que les autres ont fui dans la montagne par une route escarpée dont un tronçon a disparu dans l’éboulement causé par une roquette. À peine troublé par le feulement de la turbine du Mercedes, le silence retombe avec la brume sur le champ de bataille, tel le pâle suaire de la mort.
1- Préfet de région en Algérie.