STRUGGLE FOR LIFE

Bonjour, vous écoutez Oasis, la radio du Touat et du Gourara, sur 103.9. Il est midi, voici notre flash d’informations dont vous trouverez tous les détails sur Oasis.dz, rubrique actu. L’événement du jour est bien entendu l’orage d’une violence sans précédent qui s’est abattu la nuit dernière sur la région de Timimoun…

« … Les nuages qui ont engendré les flots en furie se sont éloignés ce matin de l’oasis Rouge. Une chaleur étouffante s’est abattue sur le Touat et le Gourara : des températures maximales, un ciel limpide, le Touat paraît renouer avec sa torpeur légendaire. Mais la population de Timimoun et des ksour de la région est encore sous le choc. Contraints d’abandonner leurs maisons séculaires qui n’ont pas résisté aux trombes d’eau, certains habitants, timidement, reviennent sur les lieux du drame faire un constat des dégâts ou pour récupérer des effets personnels. Quelques vieux, adossés aux murs, commentent les événements de la nuit. Le calme qui règne sur les lieux fait paraître comme un cauchemar les cataractes qui ont déferlé dans ces ruelles quelques heures auparavant… À l’entrée du ksar, un jeune homme tente de se frayer un passage dans la boue qui obstrue l’entrée de sa maison dont il ne reste que des ruines. D’autres errent çà et là, à l’affût de toute information qui les renseignerait sur leur sort ou celui de leur famille disparue, peut-être encore enfouie sous les décombres ou les amoncellements de sable et de boue …

» Ce triste spectacle se répète inlassablement dans les dédales des ruelles où le soleil pénètre à peine. Le déluge n’a laissé aucune chance aux bâtisses en toub déjà fragilisées par l’action du temps : des maisons effondrées, des quartiers ruinés, toutes sortes d’objets traînant çà et là, vestiges de la fuite précipitée des habitants. Quelques poules et chèvres livrées à elles-mêmes vagabondent dans les décombres. Baisser la tête pour franchir la porte d’une vieille demeure, humer l’odeur pénétrante, mélange de sable mouillé et de dattes séchées, gravir des marches étroites enfouies sous les gravats, accéder à des terrasses éventrées, éviter les trous béants… Ce sont les mêmes scènes de désolation dans chaque intérieur visité.

»Une cellule de crise a été installée dans des bureaux de la daïra de Timimoun. Ses membres s’affairent, ils en sont encore à l’étape du recensement des sinistrés dans chaque localité. 176 ksour ont été touchés, on compte pour l’instant deux mille morts ou disparus, dix fois plus de sans-abri… “Mais le décompte ne fait que commencer, nous confie Mouloud, de la cellule de crise. L’éloignement des ksour et les difficultés d’accès, surtout pour ceux se trouvant en plein dans l’erg, rendent la tâche particulièrement ardue.”

»Niché dans l’erg, le ksar de Tebbou a été lui aussi dévasté par les éléments en furie, sa population laissée dans le désarroi. Tebbou figure parmi les localités les plus touchées par les intempéries– » clic.

— Pourquoi tu éteins ?

— Parce que j’en ai marre d’entendre ces litanies sur les dégâts, les victimes, le désarroi des survivants, etc. C’est trop chiant.

— Eh bien, moi, j’écoutais, figure-toi !

Laurie empoigne la télécommande et rallume la radio de bord.

«… drame que vit la population d’Aghled. Pénétrer à l’intérieur du ksar fait cependant apparaître l’ampleur de la détresse de ses habitants. Des amas de boue séchée, des maisons en toub effon– » clic.

— J’ai dit non, Laurie ! Si tu supportes pas le silence, mets de la musique.

— Rudy, je te rappelle qu’on bosse pour une association humanitaire. Tu saisis ce que ça veut dire, « humanitaire » ? Qu’on est censés, justement, secourir les victimes de catastrophes. Les aider, les soutenir, leur apporter le minimum vital, au moins un peu de réconfort. Et toi, qu’est-ce t’as fait ? Dès les premières gouttes de pluie, tu t’es enfui comme un voleur ! Sans même dire merci, ni prévenir ces gens de ce qui allait leur tomber dessus !

— Arrête de faire ta mère Teresa ! Qu’est-ce qui se serait passé si on était restés ? Tu y as réfléchi une seconde ? On aurait subi l’orage tout comme eux. On serait peut-être morts dans cette baraque écroulée, ou le camion aurait été emporté par les coulées de boue, ou la piste serait devenue impraticable, bref, on serait pour le mieux coincés et tout autant dans la galère. Alors qu’on a des gens à sauver, je te rappelle. Qui sont en train de crever de soif, là-bas au sud, en attendant ce foutu matos qu’on trimballe dans la semi.

— Ça n’empêche pas que t’es qu’un sale égoïste qui ne pense qu’à sauver sa peau. Tu les as même pas prévenus ! Tu les as laissés à leur fête et leur musique, inconscients de la menace ! Merde, Rudy, avec le camion, on aurait pu évacuer le village ! Éviter des morts, des blessés !

— Ben voyons. (Rudy hausse les épaules, les yeux plissés sur le reg aveuglant qui s’étale à perte de vue devant le pare-brise poussiéreux.) On aurait pu en embarquer combien ? Cent, peut-être ? Et qui ? T’aurais trié comment ? Dit quoi aux autres ? « Bougez pas, on revient vous chercher » ? Ç’aurait été trop tard, Laurie. T’as bien vu, même en fonçant comme des malades sur la piste défoncée, au risque de verser ou de péter un essieu, on a atteint la route en même temps que le déluge, et on a roulé sous des trombes d’eau. C’est un miracle, d’ailleurs, qu’on ait pu atteindre Adrar…

Rudy frissonne rétrospectivement, malgré la température de four que la clim mal réparée atténue à peine, au souvenir de cette nuit d’horreur à conduire au jugé sur une route traversée de torrents impétueux, à franchir des croulements de dunes délitées par les bourrasques, à s’efforcer de garder le cap, mains crispées sur le volant, parmi des chapelets d’éclairs flashant un chaos de sable et d’eau, dans le fracas continu du tonnerre qui faisait vibrer le camion, dans les secousses des rafales qui tentaient de le coucher dans la bouillasse… Rudy s’était fait à la poussière, au sable, à la chaleur torride du jour et au froid piquant de la nuit, au soleil embrasant le ciel, au sirocco exhalé de la bouche même de l’enfer, mais il ne s’attendait pas à ça : risquer de mourir noyé en plein désert ! Même si ça n’avait aucun rapport avec le royaume de la mort liquide qu’il avait parcouru en Zodiac dans une autre vie, cela lui rappelait néanmoins de cruels souvenirs qu’il ne pensait pas revivre ici, au royaume de la mort aride…

— T’as un point de vue vraiment trop personnel, insiste Laurie. J’ai appris, au cours de mes missions humanitaires, que seuls l’entraide, la coopération et les secours mutuels permettaient aux gens de survivre. L’état d’esprit style « chacun pour soi, je me tire et les autres se démerdent », ça n’aboutit qu’à des paniques, des bagarres, des situations de stress maximum. On pouvait aider ces gens, Rudy ! Avec notre camion et notre savoir-faire, on aurait pu…

— On aurait pu quoi ? Notre savoir-faire, tu dis ? Tu te prends pour qui ? Pour une Occidentale supérieure à la technologie miraculeuse, qui va sauver ces ploucs primitifs de leur encroûtement dans un tas de boue ? Vous êtes tous pareils, vous, les humanos : vous vous radinez sur n’importe quel sinistre avec votre matos, vos sacs de riz transgénique et votre putain de savoir-faire, et du haut de votre vision supérieure vous dites à tous ces pauvres crétins qui n’ont pas su se protéger – ta gueule Laurie, c’est bien comme ça que vous les voyez –, vous leur dites : « Vous en faites pas, les amis, le Père Noël occidental est arrivé, il va tout arranger, car nous on est les plus forts » !

— Tu n’as jamais…

— Si, Laurie ! Moi, j’ai vécu une catastrophe, en tant que victime. Et pas dans un PPP hanté par des zombies affamés, dans un des pays les plus avancés et civilisés de la planète. Eh bien, c’est exactement pareil : comme partout, les secours sont débordés, harassés, manquent cruellement de moyens, sont totalement dépassés par l’ampleur du cataclysme. Si je m’étais pas démerdé par moi-même, je serais crevé là-bas, la gueule ouverte comme les poissons du lac d’IJssel.

— Tu mens, Rudy. Quand la digue a explosé, t’étais à Bruxelles. T’étais donc à l’abri. Et si je suis bien ton raisonnement, alors il n’y aurait rien à faire, qu’à laisser les gens se débrouiller avec leur détresse et leur misère, et que les plus forts survivent, c’est ça ?

— Exactement. De toute façon, au point où on en est, c’est déjà la sélection naturelle, et ce sont les plus forts qui survivent. Pour combien de temps, j’en sais rien, mais la nature ne fait plus de cadeaux. À personne. C’est le struggle for life, qu’on le veuille ou non, et ce sera de pire en pire.

— J’ai l’impression que ton séjour chez les Survival Commandos t’a mis de drôles d’idées en tête. T’écoutes vraiment ce que tu dis ? Tu trouves pas ça un peu facho sur les bords ?

Rudy hausse de nouveau les épaules, mais ne trouve rien à répliquer. Effectivement, considéré d’un point de vue extérieur, son argumentaire peut sonner facho, comme dit Laurie. Mais elle n’a pas subi ce que lui a subi : perdre d’un seul coup femme, fille, maison, boulot, raison de vivre, croupir dans un camp de réfugiés où l’amour et la bonté sont punis de mort, aller tirer du « sauvage » dans une friche industrielle avec une bande de cinglés qui, eux, auraient fait de bons SS… O.K., ses parents sont morts d’avoir bouffé du poisson contaminé ; mais qui peut se vanter de n’avoir perdu aucun proche, de nos jours ? O.K., elle a côtoyé la vraie misère et la détresse la plus profonde lors de ses missions humanitaires ; mais elle avait choisi ces missions, elle pouvait ensuite rentrer chez elle, au chaud et à l’abri… Lui, Rudy, n’a pas choisi : il a vécu son drame dans sa chair et son sang, il a lutté et même tué pour survivre – ça vous rend un peu dur et insensible au malheur des autres, désolé.

N’empêche, il va encore risquer sa peau à traverser le Tanezrouft – le désert des déserts, le pays de la soif, le pays de l’horreur – à bord de ce camion pas très en forme, pour aller livrer du matériel de forage à des paysans anémiés, affamés, à demi morts de soif, aux gens les plus pauvres du pays le plus pauvre du monde, à ceux qui logiquement, d’après son raisonnement, n’ont aucune chance de survivre.

Un facho ne ferait pas ça, quand même.