TANEZROUFT

Un certain nombre d’auteurs ont pensé que tout ce que les Arabes ont rapporté était le fruit d’une imagination surexcitée par la solitude dans les qifâr, par l’isolement dans les wadi1, par les marches à travers des terres désolées, vides de tout, et des steppes sauvages. En effet, quand l’homme se trouve livré à lui-même en de pareils lieux, il s’abandonne à de sombres rêveries qui engendrent la crainte et la peur. La peur ouvre son cœur à des croyances mensongères et à de dangereux fantasmes qui engendrent la mélancolie. Des voix se font alors entendre, des fantômes se présentent à lui…

Al-Mas’ûdî, Les Prairies d’or (à propos des hawâtif).

À la sortie de Reggane, un panneau planté dans le sable à côté d’une borne-relais GPS rayée rouge et blanc annonce, en arabe et en français :

 

DANGER

SOYEZ PRUDENT. NE QUITTEZ

PAS LE TRACÉ BALISÉ

 

Les balises en question sont des fûts de pétrole de deux cents litres remplis de sable, posés de part et d’autre de la piste tous les dix kilomètres environ. Jadis, a expliqué le préposé de la station-service-café-hôtel-épicerie de Reggane qui a fait le plein du camion en eau et GPL, quand la traversée du Sahara était encore une « aventure » touristique, le Gouvernement avait fait goudronner la piste et remplacer ces fûts par des balises solaires qui éclairaient la nuit, c’était très joli. Mais ça n’a pas duré longtemps : les autochtones et surtout les Touaregs ont récupéré les photopiles, les balises ont disparu l’une après l’autre, le bitume a vite été défoncé par les poids lourds, fondu par le soleil et arasé par les vents de sable…

— La technologie des roumis ne tient pas le coup au Tanezrouft, a conclu le préposé. Si vous tombez en panne là-dedans et si vous n’êtes pas récupérés ou dépannés dans les quatre heures, vous êtes morts. Vous êtes sûrs que vous ne préférez pas attendre un convoi ?

Maintenant qu’ils se sont bien enfoncés dans le désert des déserts, qu’ils ont laissé derrière eux, telle une côte évanouie à l’horizon, les derniers signes de civilisation et les ultimes traces de végétation, qu’ils roulent sur une étendue de sable et de cailloux rigoureusement plane, aussi stérile qu’une plaine martienne, Laurie est crispée d’angoisse : ses yeux étrécis derrière ses lunettes noires fixent l’horizon vide incandescent tel un marin perdu guettant la terre salvatrice… Il fait 65 °C dehors, 48 dans la cabine, la clim siffle, renâcle, a des ratés. Le moteur surchauffe, des voyants sont dans le rouge, des alarmes stridulent, Rudy les coupe une à une. 620 km de Reggane à Bordj Mokhtar, le prochain îlot de vie. Il faut tenir, ne pas s’arrêter, ne pas s’endormir, l’œil fixé sur ces traces de pneus qui s’entrecroisent, monotones comme des lignes blanches d’autoroute, ou divaguant sur l’horizon tranché au cutter sur le ciel embrasé, ne pas s’endormir alors qu’il n’y a rien à voir que du sable et des cailloux, du sable des cailloux, sable cailloux, sabloux… Les balises, une épave démantelée hors d’âge mais pas rouillée, des os blanchis indéfinissables, le cadavre desséché d’un oiseau mort d’épuisement au cours de son périple migratoire… Une odeur de silice, de métal brûlant, d’huile chaude, de sueur séchée… Le camion qui ronfle, le vent de fournaise qui siffle et gémit…

Laurie et Rudy ne se parlent plus. Laurie s’est affalée sur la couchette pour ne plus voir cette désolation, ce vide absolu qui lui arase le cerveau. De temps à autre, elle sort de sa torpeur pour presser un tissu humide sur sa figure, qui sèche instantanément. Pétrifié sur son siège en position relax (le camion est en conduite automatique), Rudy guette l’éventuelle survenue d’un danger. C’est du moins ce qu’il se dit, mais en vérité il se laisse gagner par l’hypnose, garnit de rêves et de fantasmes ce non-paysage minéral, peuple de fantômes cette absence de toute vie. Le vent charrie les voix des morts, susurre les gémissements de ceux qu’a tués Rudy – ce sauvage aux yeux hallucinés par le thrill, ce petit chef empli de haine et de rage, ce chauffeur étonné –, se fait l’écho des cris de celles qu’il n’a pas vu mourir, écrasées par une falaise d’eau boueuse. Il geint à l’unisson, mantra informe de sa douleur interne. Ses yeux brûlent mais il ne pleure pas, il n’a plus assez d’eau à gaspiller. Peu à peu son regard se brouille, les traces de pneus sinuent et s’entremêlent dans son esprit corrasé, l’horizon danse au gré des cahots, trait de feu vibrant qui cisaille son chaos interne. Il ne voit plus rien, que du blanc et du gris, du feu et de la cendre, son cerveau fond, le camion mugit, les hawâtif sarabandent autour de lui, ricanent leurs imprécations, lui disent « Tu m’as tué » ou « Tu m’as laissée mourir » et cherchent à l’entraîner dans leur danse macabre, leurs souffles morbides, l’emmener loin de cette terre stérile, ce ciel en fusion, cette lumière implacable, l’emporter au royaume des ombres, de l’oubli, du néant éternel…

Tout à coup une sirène vrille ses oreilles, des flashs percutent ses rétines, une nouvelle alarme stridule sur le tableau de bord. Rudy redresse brusquement la tête : un monstre de métal lui fonce dessus, surgi d’un cumulus de poussière, sirène hurlante et tous phares allumés ! Oubliant le pilotage automatique, Rudy donne un brusque coup de volant. Le Mercedes part en embardée, l’énorme camion-citerne le frôle, son chauffeur penché à la portière hurle des imprécations en arabe, puis la poussière masque tout, le poids lourd tressaute et cahote au sein d’un vaste tourbillon, Rudy se cramponne au volant, le camion penche, il va verser, non, il se rétablit, dérape, amorce un tête-à-queue, se redresse encore, zigzague dans le sable… se plante.

Le moteur s’étouffe, tout cliquetant de douleurs mécaniques.

La clim rend l’âme dans un dernier sifflement.

La poussière retombe peu à peu sur l’écran gris pâle du reg. Rudy soupire, Laurie brutalement arrachée de sa torpeur le rejoint.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je sais pas… J’ai dû m’assoupir… On a croisé un camion.

— Et ça a provoqué tout ce bordel ? Il y a pas assez de place pour se croiser, ici ?

Rudy soupire de nouveau, passe une main parcheminée sur son visage calciné. Sa gorge est obstruée de poussière, il peine à respirer.

— Passe-moi de l’eau, s’il en reste…

Laurie lui sort une bouteille du mini-frigo installé sous la couchette. L’eau est fraîche, un vrai nectar : il en boit la moitié, reprend goût à la vie. Il peut bien s’offrir ça : ils ont un réservoir de cinquante litres à l’arrière… D’ailleurs, puisqu’ils sont arrêtés, il va en profiter pour remplir les bouteilles : ils n’en ont que trois en rotation, ça suffira à peine pour le restant du trajet, 373 km jusqu’à Bordj Mokhtar, d’après son GPS.

Rudy ouvre la portière. La chaleur lui saute à la gueule, lui coupe le souffle. Il a l’impression de se fourrer la tête dans un haut-fourneau. Vite, remplir les bouteilles et repartir… Il saute dans le sable, s’y enfonce jusqu’aux chevilles. Le camion y est planté jusqu’à mi-roues. Du sable gris, pulvérulent, instable, entassé au fond d’une légère dépression, tracé furtif d’un oued évaporé depuis des lustres… Du fech-fech. Ce sable mou où tout s’enfonce, sauf les sabots des chameaux qui savent le franchir aussi légers qu’une plume. Le Mercedes s’est enlisé là-dedans des six essieux, seules les roues arrière de la remorque reposent encore sur du dur. Et merde. Rudy pousse un soupir qui lui crame la gorge. Ne quittez pas le tracé balisé… Son embardée l’a bel et bien fait sortir de la piste, sur laquelle doit s’étendre aussi le fech-fech, car le vestige d’oued la traverse ; mais à cent à l’heure, emporté par l’élan, ça devait passer…

Rudy remonte à bord, redémarre, essaie d’accélérer doucement : les roues patinent, le camion s’enfonce encore plus.

— On est ensablés ? devine Laurie.

— Ouais. (Il lui explique brièvement la situation.) Plus qu’à sortir les plaques et creuser, conclut-il.

Au bout d’une heure d’un travail de forçat, harassant au-delà du possible, qu’il a dû achever seul car Laurie, sur le point de s’évanouir, a déclaré forfait, Rudy est parvenu – mu par la seule rage de vaincre le mauvais sort et d’envoyer se faire foutre ces voix sans timbre qui chuchotent encore dans sa tête – à dégager les roues avant et insérer sous chacune d’elles deux plaques autogrip tellement brûlantes qu’il s’est cloqué les mains à les tenir. Il grimpe dans la cabine, démarre, enclenche la première, titille l’accélérateur. Les roues accrochent sur un mètre, puis une des plaques ripe et le camion s’enlise de nouveau, donnant de la bande.

— C’est pas vrai…, exhale Rudy, démoralisé.

— Comment on va s’en sortir ?

— Reste le treuil… s’il est assez costaud.

Rudy s’enfile une autre bouteille de flotte et repart au turbin. Rien, évidemment, où accrocher le câble du treuil, pas même un rocher qui affleure. Il doit creuser hors du fech-fech cette fois, dans le sol dur et caillouteux, pour y planter une lourde masse-tige tirée du chargement à l’arrière. Il manque plus d’une fois renoncer, pris de vertiges, des phosphènes dans les yeux, le cœur pompant avec peine son sang épaissi, la gorge desséchée par l’air brûlant, obligé de faire une pause, de chercher un peu d’ombre à défaut de fraîcheur.

Quand la masse-tige est enfin plantée, le soleil a bien descendu vers l’horizon et la chaleur a légèrement diminué. Rudy déroule le câble du treuil, le fixe à la barre d’acier, revient à la cabine en pataugeant dans le fech-fech. Il enclenche le moteur du treuil. Le câble se tend, le camion frémit… La masse-tige jaillit du sol avec un claquement sourd et roule en cliquetant dans la caillasse.

Rudy abat sa tête sur le volant. Laurie lui entoure les épaules de son bras, caresse ses cheveux gris crissants de poussière. Que dire qui ne soit pas vain ni ridicule ?

— On s’en sortira, profère-t-elle néanmoins. Quelqu’un va arriver…

— Ah ouais ? T’as vu passer un camion depuis qu’on est planté là ?

— Non, mais il y en a quand même, de temps en temps… La preuve, c’est bien un camion qui nous a foutus dedans.

— Si le prochain se pointe dans huit jours, Laurie, on est mal.

— Faut pas tout voir en noir… D’ailleurs, écoute, t’entends pas ?

— Quoi ?

— J’ai cru capter un bruit de moteur…

Rudy hausse les épaules.

— Un mirage, Laurie. On voit et on entend tout ce qu’on veut dans le désert. On voit des lacs, des palmiers, des immeubles… On entend chanter les oiseaux ou soupirer les morts.

— N’empêche, je vais jeter un œil.

Elle grimpe sur le toit de la cabine afin d’embrasser un horizon plus vaste, d’apercevoir peut-être un éclat métallique ou un nuage de poussière dans le lointain… Elle devine au ras de l’horizon, fluctuant dans les ondes de chaleur, des formes carrées qui pourraient être des bâtiments. Un sourire fendille ses lèvres craquelées. Elle scrute, scrute et reprend espoir.

Elle dégringole du toit, s’engouffre dans l’habitacle, fait part à Rudy de sa découverte sur un ton excité. Il n’y croit pas, demande à voir. Peine à grimper sur le toit, vaincu par la fatigue et les courbatures. On dirait bien des bâtiments en effet… Mirage ou pas ? Ils n’ont pas pensé à se munir d’une paire de jumelles. Plus qu’à aller sur place… Deux heures de marche au bas mot. Pour rien trouver peut-être, que le sable qui poudroie et le soleil qui foudroie… ou bien, si la chance est avec eux, un poste de contrôle militaire, nanti d’un 4 x 4 au moteur puissant qui pourra les sortir enfin de la mouise.

Ce n’est pas un mirage. Les bâtiments sont bien là, roussis par le soleil couchant qui jette ses derniers feux à l’horizon empourpré.

Ils sont déserts, abandonnés, en ruine. Pans de murs écroulés, sol jonché de gravats, de débris épars, de vestiges misérables de bivouacs anciens : bouteilles vides, boîtes de conserve, emballages, papier toilette… Une antenne tordue accrochée à un morceau de toit, des fils électriques qui pendent, raccordés à rien. Un panneau à moitié enseveli dans le sable : Poste Weygand, portant des traces des trois couleurs françaises.

Rien. Du sable, de la merde séchée. Pas de 4 x 4 au moteur puissant, pas de militaires compréhensifs ni de camionneurs empreints de la solidarité de la route. Que dalle.

La mort dans l’âme, Laurie et Rudy s’en retournent au camion d’un pas pesant. La fraîcheur de la nuit, tout d’abord bienfaisante et revigorante, se mue peu à peu en un froid vif et pénétrant qui les fait trembler et claquer des dents. Au moins, ils dormiront au chaud dans la cabine et, à l’aube, avant que la fournaise ne reprenne, ils trouveront peut-être une solution, ou un convoi sera passé qui les aura sauvés…

Revenus au point de départ, sous l’éclat blême de la lune et les yeux acérés des étoiles, ils ne trouvent pas le camion. Allons, se disent-ils, on a trop marché, ou pas assez, ce n’était pas ici… Mais Rudy repère les traces de ses embardées, retrouve les marques profondes des roues dans le fech-fech.

Le Mercedes a disparu.

1- Qifâr : déserts absolus, sans eau ni végétation (type Tanezrouft) ; wadi : vallées arides, oueds asséchés.