L’AVENIR DE L’HUMANITÉ
Qu’importe si le chemin est long, du moment qu’au bout il y a un puits.
Dès lors, le voyage de Laurie et Rudy prend une tout autre tournure : la parole silencieuse les précède sur les ondes des téléphones-satellite, et à chaque étape surgit une caravane, une délégation, un membre de telle ou telle tribu qui les accueille chaleureusement. On leur souhaite la mahraba (bienvenue), on leur offre l’amane (l’eau) et le thé, on les nourrit, on organise des fêtes ou simplement des veillées de contes et de poésies au son lancinant de l’imzad, ce violon de peau monocorde dont l’art est réservé aux femmes… En cas de soucis avec les autorités, avec des « coupeurs de route » ou avec le camion plus ou moins bien réparé, ils peuvent compter sur l’intervention d’une avant-garde méharie ou motorisée qui va les dépanner, mettre en fuite les bandits ou négocier avec lesdites autorités ; et, forcément, célébrer l’heureuse issue de l’événement autour d’un thé à la menthe. Du coup, Laurie et Rudy n’avancent pas très vite : comment refuser l’hospitalité, comment fuir après un service rendu, comment dire « Nous sommes pressés » en tamâchek ? Ils sont pris dans les filets de l’achak, le code d’honneur touareg, ne peuvent ni ne doivent s’en dégager : solidarité, honnêteté, responsabilité, honneur, protection, respect, courage… Ils sont tenus de présenter leurs hommages à tel ancêtre, de prêter leur camion pour divers transports urgents (un malade ou une femme enceinte à mener au dispensaire, de l’eau à chercher au loin car le puits local est tari, des denrées ou du fourrage à porter à une caravane en difficulté, telle pièce de rechange à trouver pour un pick-up en panne…) – ce qui les retarde encore. Bien sûr, on ne les retient pas, on comprend l’importance de leur mission, on sait qu’ils sont attendus au Burkina : « Ne vous inquiétez pas, quelqu’un a prévenu madame Konaté, elle sait que vous arrivez » ; « Ce petit détour ne vous prendra même pas la journée, inch’Allah, Dieu jugera votre bonté ! » ; « Notre amghar tient à vous saluer, c’est insulter les Kel Tessaghlit si vous n’allez pas le visiter ! »… Face à tous ces atermoiements, Laurie et Rudy s’arment de patience et d’endurance : il vaut mieux arriver en retard mais entiers et le sourire aux lèvres, que jouer les Européens butés sur leurs intérêts et ne pas arriver du tout…
L’avenir s’ouvrant à nouveau devant eux, riche de promesses et d’incertitudes, tous deux en viennent à aborder la question d’un « après », un soir qu’ils sont étendus tranquilles sur des nattes, sous une tente mise à leur disposition au pied d’une colline de pierres noires.
— Tu penses faire quoi ensuite ? s’enquiert Laurie.
Rudy esquisse une moue dubitative.
— Je sais pas… Retourner chez moi, je suppose.
— Tu n’as plus de chez-toi, réplique-t-elle un peu sèchement.
Une expression douloureuse crispe un instant les traits de Rudy ; il la chasse d’un geste évasif de la main.
— Eh bien, j’irai ailleurs, élude-t-il. (Manifestement, il n’a pas songé – ni envie de songer – à cet « après ».) Et toi ?
— Oh, moi… (Laurie soupire, croise les mains sous sa nuque et fixe la toile bise au-dessus de sa tête, qui ondule doucement au gré du vent du soir.) Cette vie-là commence à me plaire, tu sais. J’ai l’impression d’avoir laissé mes soucis se noyer sous la pluie, là-bas en Bretagne.
— Pourtant, au début, le désert t’angoissait terriblement !
— Bah, on a peur de ce qu’on ne connaît pas.
— Franchement, s’étonne Rudy, tu te verrais t’installer ici ? Il y fait de plus en plus chaud, il y a de moins en moins d’eau… Bientôt, cette région deviendra invivable.
— Oui, c’est ce que j’ai entendu dire…
— Et alors ? Tu veux mourir avec eux, Laurie ? C’est ça ton projet ? Mourir de soif et de chaud au milieu des chameaux desséchés, devant un énième puits qui ne produit plus que du sable et des scorpions ?
— Non, Rudy. Car les Touaregs survivront. Il y a de l’eau en profondeur. Quant à la chaleur… eh bien, ils s’adaptent. Cinquante degrés ne les dérangent plus, alors qu’il y a peu encore, c’était exceptionnel.
— Je te trouve très optimiste. On arrive au Sahel à présent, t’as constaté une différence d’avec le désert ? Les mêmes dunes, le même sable, des pierres calcinées, des collines recuites et pelées, quelques acacias morts, des troupeaux faméliques, des stations de pompage coréennes en panne faute de pièces, des puits surexploités où les gens se battent pour un seau de flotte, de rares cultures entourées de barbelés et défendues par des gardes armés, des villes pourries par les épidémies à cause d’une eau insalubre… Je le sens assez mal, l’avenir de ce pays.
— Oh toi, tu ne vois que le côté sombre des choses. Moi, je remarque aussi l’entraide, la solidarité, cette généreuse hospitalité des Touaregs, prêts à tuer leur dernière chèvre pour nous offrir un repas digne, à partager avec nous leur dernière guerba d’eau, à dormir dehors en plein harmattan pour qu’on soit à l’abri sous leur tente ! Je les vois donner le peu qu’ils ont à ceux qui n’ont rien, secourir les vieux et les enfants, pleurer la mort de leur chameau mais affronter leur propre mort avec le sourire… S’il y a des gens aptes à survivre sur une Terre aride et surchauffée, c’est eux ! L’avenir de l’humanité, c’est eux ! Et moi j’ai envie de bâtir avec eux cet avenir-là.
Rudy hausse les épaules, comme souvent lorsqu’il est à court d’arguments.
— Comme tu veux, Laurie. C’est pas moi qui t’en empêcherai. Va creuser des puits, planter du mil dans le sable, tirer le délou pour abreuver les chameaux… Ça fait à peine une semaine qu’on est dans le désert : tu trouves encore tout rose et magnifique, mais vis-y seulement trois mois, tu verras.
— Oh, tu m’agaces. (Laurie se lève, courbée sous la tente basse.) Je vais aller voir les femmes. Takama veut m’apprendre à jouer de l’imzad.
Elle sort et Rudy reste seul dans la pénombre, contemplant à son tour les ondulations de la toile sous le vent gémissant… qui apporte à nouveau les cris sourds de ses morts, hawâtif toujours, fantômes de la nuit, incubes issus de ses ténèbres internes… Il le sait désormais, nul pays, nul désert, aussi vaste soit-il, ne l’en éloignera jamais assez.
Cependant, petit à petit, de bourg en puits, d’étapes en bivouacs, le bout du voyage se rapproche… Ils ont quitté le Tanezrouft, sa platitude hallucinante et son haleine de mort ; passé Bordj Mokhtar où ils ont retrouvé des reliefs, quelques traces de végétation et la civilisation : tracasseries douanières et policières, bars, marché, matériel électronique de contrebande vendu à la sauvette, un hôtel promettant des douches hélas taries ; franchi la frontière du Mali, matérialisée par une borne en pierres de deux mètres de haut ; sillonné l’adrar des Ifoghas, d’une tribu à l’autre, d’arrems en gueltas et autres points d’eau aléatoires, sur des aberakkas caillouteuses, pistes chamelières escarpées grimpant depuis des vallées de sable blond dans des montagnes noires et nues, blocs de granite érodés, gravés de signes rupestres par les kel iru, les « gens d’autrefois » qui vivaient là à l’époque où l’adrar était un massif aux vallées vertes et fertiles, et les oueds des rivières poissonneuses… Ils ont passé deux jours à Tessalit, ville-palmeraie fort accueillante, enfin ombragée par de vrais arbres, où ils ont participé à leur second tindé aux sons de l’imzad, des flûtes et des djembés, mais aussi des guitares électriques et des samplers ; Laurie s’y est fait draguer par un beau Touareg mystérieux sous son imposant tagelmoust de cérémonie, et Rudy, sommé de choisir entre deux soupirantes, n’a finalement passé la nuit avec aucune. Puis ils ont repris la route vers Anéfis, Tabankort et Gao, dans la plaine du Marcouba – dunes, cailloux, buissons rabougris, cram-cram urticant, arbrisseaux moribonds –, où les amortisseurs du Mercedes ont été soumis à rude épreuve, entre la « tôle ondulée » à travers des champs tournant au reg et le fech-fech dans des lits d’oueds ensablés ; où les puits, qu’on disait nombreux, ne recelaient qu’un liquide saumâtre et nauséabond, quand ce n’était pas seulement du sable. Ils sont enfin arrivés à la belle et radieuse Gao, carrefour des routes nord-sud et est-ouest, étape de l’Azalaï, la plus célèbre des caravanes touarègues, grand marché et port florissant sur le fleuve Niger, encombré de pinasses qui transportent de tout, depuis le bourgou (le fourrage pour le bétail qui pousse dans le fleuve) jusqu’aux touristes, en passant par du ciment, des chèvres, du gaz et des tonnes de marchandises… Gao et sa dune rose, la perle du désert…
Non. Tout cela n’existe plus.
Le fleuve Niger est devenu un marigot insalubre et Gao est un enfer.
Pourtant, nul ne les a prévenus de ce qui les y attend. Personne ne leur a dit « Évitez Gao à tout prix », « Gao, c’est la mort » ou même « Gao n’est pas comme le reste du pays ». Nul n’a évoqué le moindre danger, n’a fait allusion à un risque quelconque à traverser la ville. À croire qu’ils avaient honte de cette pustule sur la face lisse de leurs dunes… Tout au plus l’amghar des Kel Afella a-t-il murmuré, en termes aussi poétiques qu’élusifs : « C’est à Gao qu’échouent tous les rêves. » Quelqu’un d’autre a expliqué que Gao est souvent le terminus pour les candidats à l’échappée vers le nord : la frontière algérienne leur est fermée, et les Touaregs ne peuvent se permettre de tolérer une invasion d’un territoire qui subvient à peine à leurs besoins… Ces phrases lâchées au fil de conversations étaient passées au-dessus des têtes de Laurie et Rudy, déjà saturées d’informations.
Ils en comprennent maintenant tout le sens, en traversant d’interminables bidonvilles enkystés dans le sable et la poussière : tentes de bâches et baraques d’agrégats divers érigées en vrac parmi les immondices, habitées par des zombies apathiques, marinant dans une puanteur abominable sous un implacable soleil voilé par les fumées de milliers de feux d’ordures. La route creusée d’ornières et de nids-de-poule, jonchée d’épaves et de détritus, ne permet pas de rouler à plus de 30 km/h ; pourtant Rudy est tenté d’appuyer sur l’accélérateur afin de ne pas donner prise à tous ces regards affamés, à ces gosses émaciés aux yeux voraces qui s’accrochent aux portières, à ces squelettes ambulants qui trébuchent devant le camion et tendent des griffes léprosées… Il a sorti le Luger de sous le siège et l’a chargé : à plusieurs reprises, il est forcé de tirer quelques coups en l’air pour disperser un attroupement qui tente, de sa masse putride, de bloquer le poids lourd pour le dépouiller.
La ville par elle-même n’offre pas un spectacle plus attrayant : on dirait qu’elle a subi un bombardement suivi d’une guérilla intense. Rues puantes et défoncées, là aussi jonchées d’ordures et d’épaves démantelées ou carbonisées, parcourues par une circulation sporadique de vélos, de scooters brinquebalants et de poubelles roulantes ; de nombreux immeubles et maisons écroulés, éventrés, incendiés ou constellés d’impacts ; boutiques closes ou pillées pour la plupart, remplacées par de rares étals sur les trottoirs, gardés par des hommes en armes ; plus d’arbres, tous abattus et brûlés depuis longtemps ; des fils électriques traînant à terre, inertes ; çà et là, des cadavres – hommes, femmes ou enfants – que personne ne prend la peine d’évacuer sinon les vautours, qui survolent cette dévastation tels des croque-morts impavides, se disputent quelque charogne à grands criaillements et battements d’ailes. Sur ce paysage de mort plane un smog lourd, pestilentiel, poisseux, pénible à respirer, qui enfauvit le ciel.
Derrière la vitre close et empoussiérée du Mercedes, Laurie contemple cette désolation avec un mélange d’horreur, d’angoisse et de pitié. Elle réalise qu’il est trop tard ici pour faire quoi que ce soit : cette ville a sombré dans la misère et l’anarchie les plus noires. La « sélection naturelle » (comme dit Rudy) joue ici à plein : nid grouillant de toutes les turpitudes et de toutes les épidémies, Gao périra avec la mort de ses habitants ou le départ des derniers aptes à marcher, puis le désert l’effacera dans ses ondulations stériles et virginales…
Rudy, lui, scrute ce capharnaüm d’un regard plus méfiant : son Luger à portée de main, il repère les hommes armés, seuls ou en groupes, ceux qui détaillent le camion d’un œil avide, ceux qui le suivent ou le montrent du doigt, ceux qui font mine de le viser mais se ravisent, par manque de munitions ou craignant de déclencher une fusillade… D’ailleurs, des coups de feu, des cris de rage ou d’agonie, il en entend parfois au loin, dans les arrière-cours ou les ruelles transformées en décharges à ciel ouvert. Il remarque aussi, jaillissant de rues transversales ou franchissant les carrefours en trombe, des pick-up essoufflés chargés de bandes brandissant des flingues, et se demande avec angoisse ce qu’il fera si l’une d’elles s’avise de l’aborder. Il voit enfin – ainsi que Laurie, ce qui lui arrache un cri de terreur –, marchant dans la rue ou gardant certains bâtiments, des gaillards en treillis accompagnés non pas de chiens, mais bien d’hyènes ou de grands singes genre mandrills ou gibbons, fermement tenus au bout de chaînes épaisses…
Fatalement, ce qu’il redoutait le plus se produit : un barrage ferme l’accès au seul pont encore debout sur le fleuve Niger. Une chicane constituée de deux carcasses de camions, gardée par cinq types, Uzi ou Kalach au poing, et deux fauves au bout de leur chaîne. Les types se redressent à l’approche du camion, et même de loin Rudy devine le sourire carnassier qui fend leurs visages.
— Qu’est-ce qu’on fait ? s’alarme Laurie. Qu’est-ce qu’on peut leur donner ?
Elle frémit d’appréhension à devoir négocier avec ces brutes.
— Rien du tout, tranche Rudy. On fonce. Planque-toi sous le tableau de bord.
— Hein ? Mais – Rudy, ils sont armés !
Il ne l’écoute pas. Il compte fortement sur l’effet de surprise et sur la solidité du pare-buffles soudé sur la calandre du Mercedes par un Touareg prévoyant. D’un même mouvement, il écrase l’accélérateur, baisse la vitre, sort son Luger et arrose le barrage d’une copieuse rafale, insistant sur le pick-up garé à côté. Deux types tombent ainsi qu’une hyène, le pick-up s’affaisse sur ses roues crevées, se met à pisser l’éthanol. Rudy louvoie dans la chicane, percute l’une des carcasses, la traîne sur quelques mètres, l’abandonne dans un strident grincement de métal tordu. Les trois survivants, qui ont plongé à terre, se relèvent et font feu à leur tour, mais mal et trop tard : le camion est passé. Ses portes arrière sont criblées d’impacts, mais par chance ses pneus ne sont pas touchés.
Rudy ralentit sur le pont, constatant qu’il n’est pas poursuivi et qu’on ne lui tire plus dessus : les munitions doivent être rares et chères… Il découvre, par-dessus le parapet effondré par endroits, à quel état est réduit le fleuve le plus majestueux d’Afrique après le Nil : des ruisseaux épars se faufilant entre les bancs de sable, bordés d’une végétation rêche et grisâtre, menacés par des dunes qui s’avancent jusqu’au milieu de son large lit. Des squelettes de pinasses ensablés, des pontons crevés surmontant une terre craquelée, des quais transformés en campement de fortune : c’est tout ce qui reste du port de Gao.
— On est passés ? s’enquiert Laurie d’une voix blanche, recroquevillée au pied de son siège.
— Oui. Tu peux te rasseoir.
Conseil un peu prématuré, car un second barrage est érigé à la sortie du pont. Ce que voyant, Laurie blêmit de nouveau et se tasse derechef dans son recoin. Rudy enclenche un nouveau chargeur dans son Luger… Inutile : ce barrage-là est déserté, soit que ses gardiens peu courageux ont fui, soit qu’il est abandonné de plus longue date. Du reste, la partie de Gao qui s’étale sur la rive droite de l’ex-fleuve préfigure ce qu’il adviendra sous peu de la rive gauche : une ville morte, ruinée, livrée au sable et à l’harmattan. La route traverse des alignements de décombres et de masures béantes, bordée par des tas de déchets desséchés et par les éternelles carcasses de véhicules échoués, symboles de tous les rêves d’émigration qui sont morts ici, dans la misère et la poussière. Quelques feux dont les fumées furtives s’élèvent au-dessus des pans de mur témoignent que de la vie se tapit toujours ici, surveillée de près par les vautours perchés sur les toits et les poteaux échevelés.
Au-delà des ultimes bidonvilles abandonnés, le désert reprend, immense et vide, d’autant plus désolé que subsistent encore des traces d’une végétation qui, sans être jamais foisonnante, était jadis une promesse de paradis pour les Touaregs : cram-cram et buissons rachitiques peu à peu étouffés par le sable, et squelettes d’arbres morts, tels des doigts crochus, accusateurs, tendus vers le ciel blanc…
Bienvenue au Sahel.