NÉGOCIATIONS
Vouloir conquérir le monde et le manipuler,
c’est courir à l’échec, je l’ai vécu d’expérience.
Le monde est chose spirituelle,
qu’on n’a pas le droit de manipuler.
Qui le manipule le fait périr,
à qui veut s’en saisir il échappe.
LAOZI (Lao-tseu),
Daode-jing (Tao-te-king), verset 29.
— Vous êtes sûre, Laurie ? Vous voulez vraiment retourner en France ?
Laurie hoche lentement la tête, tout en se mordillant la lèvre inférieure : elle n’a pas l’air sûre du tout. Elle lève sur Fatimata, assise à son bureau derrière son Quantum Physics, un regard pathétique d’indécision.
— Nous avons trop abusé de votre hospitalité, argumente-t-elle néanmoins. Nous avons livré le matériel, le chantier est en de bonnes mains, ni Rudy ni moi n’y connaissons quoi que ce soit en forage. Notre mission est donc terminée…
— Allons donc, sourit la présidente. Rien ni personne ne vous attend en France ; vous vous rongez les sangs à l’idée de retourner dans cette ville de Saint-Malo qui paraît sinistre, d’après ce que vous en dites. Le climat de votre Bretagne et la mentalité des Européens vous dépriment… Je ne fais là que répéter vos propres paroles.
— Oui, mais…
— Ne me dites pas que vous avez le mal du pays, je ne vous crois pas. Je vous ai vue heureuse ici, Laurie. Joyeuse et détendue, malgré l’inconfort, les mouches et la chaleur. C’est Rudy qui veut rentrer, et vous n’osez pas lui dire non, ou vous désirez le suivre ? C’est cela ?
— Pas du tout, se renfrogne-t-elle. Rudy fait ce qu’il veut, va où il veut. Nous ne sommes liés d’aucune façon.
Du reste, Rudy ne manifeste aucune velléité de retour en Europe. Il se sent à Ouaga comme un poisson dans l’eau, ou plutôt comme un fennec dans le sable. Il passe ses journées à courir les rues, errer de-ci de-là, faire des rencontres, acheter des babioles, secourir des gens malades, en détresse ou dans la misère noire en puisant sans vergogne dans les quelques prodigalités que lui offre l’intendance du palais présidentiel où Laurie et lui sont logés, où il ne revient parfois que tard dans la nuit, épuisé, sale et content. La seule fois où tous deux ont abordé la question d’un éventuel retour au bercail, Rudy s’est montré fort tiède et très évasif :
— Quel bercail ? Et rentrer comment ? En avion ? On n’a pas les moyens. En bus ? Il n’y a pas de bus qui montent vers le nord.
— Reste le camion… Il faut le ramener, je suppose. Schumacher ne m’a pas dit que SOS l’offrait au Burkina.
— Me retaper toute cette route me gonfle carrément. Et ton Schumacher n’est qu’un sale pingre. Un camion multi-carburants, c’est ce qu’il faut pour ce pays. Ici il n’y a que des épaves qui roulent par miracle, dont certaines fonctionnent encore au gas-oil ! Au prix où ça coûte !
Rudy s’est mis à digresser sur la précarité des transports au Burkina, affirmant qu’Amadou Dôh, le ministre en charge de ce secteur, est un incapable et qu’il en parlerait à la présidente, et la question du retour en est restée là.
— Eh bien alors ? lance Fatimata. Qu’est-ce qui vous empêche de rester ici ? Pour ce qui est d’œuvrer dans l’humanitaire, ce n’est pas la tâche qui manque. Dans ce domaine, j’aurais justement besoin d’une conseillère qui ne soit pas partie prenante, qui puisse considérer les choses d’un point de vue extérieur, avec suffisamment de détachement, sans subir l’influence de tel ou tel clan, famille ou ethnie…
Laurie écarquille des yeux ébahis : la présidente veut l’embaucher ?
— Je vous ai vue à l’œuvre, poursuit Fatimata. J’ai apprécié vos talents de négociatrice et d’organisatrice, tant à Kongoussi, où vous avez mis en place une méthode de recrutement du personnel aussi simple qu’efficace, où vous vous êtes démenée pour que le matériel manquant arrive rapidement…
— Je n’ai fait que passer quelques coups de fil, mettre des choses au point.
— Ne vous sous-estimez pas, Laurie : sans vous, Moussa en serait encore à palabrer avec les fournisseurs et se serait probablement fait avoir. J’ai aussi admiré la façon dont vous avez traité avec les délégués chinois.
Laurie sourit à cette évocation. Elle est assez fière d’avoir su habilement circonvenir la délégation chinoise venue négocier son retour sur investissement (ce dont Schumacher l’avait prévenue avant leur départ). Elle y pensait de temps en temps, se demandait comment présenter la chose à la présidente, comment lui avouer que ce « don » de matériel de forage par SOS dissimulait en vérité une taupe chinoise dans les plates-bandes burkinabés. En retour, ceux-ci exigeraient soit une participation à l’exploitation de l’eau, soit une part du commerce des cultures ainsi générées, soit une production entièrement dédiée à l’exportation, comme le coton par exemple. C’est bien dans leurs manières, c’est ainsi qu’ils ont accaparé des pans entiers de l’économie mondiale : non par l’affrontement direct, la concurrence déloyale, les fusions monopolistiques et les OPA agressives – méthodes occidentales – mais par l’infiltration en douceur, les cadeaux généreux, l’art de se rendre indispensable au meilleur coût et « dans l’intérêt commun », le partenariat évoluant peu à peu vers l’absorption pure et simple de l’actionnaire étranger… Des fleurons de l’économie américaine parmi les plus symboliques – Coca-Cola, Disney, IBM, General Motors entre autres – sont ainsi devenus chinois ou filiales de conglomérats asiatiques, à travers des sociétés-écrans réparties dans divers paradis fiscaux. Le même système, c’est clair, allait s’appliquer à la nappe phréatique de Bam – à l’opposé de la méthode combative de Fuller : on vous a donné ce forage, vous nous offrirez bien un peu d’eau ou quelques salades en échange ? Une fois le petit doigt pris dans l’engrenage, toute la région finirait par tomber sous la coupe de la Chine, avec le sourire et sans que personne y trouve à redire. Résultat, le Burkina ne serait pas plus riche qu’avant, et son eau ne lui appartiendrait pas davantage que si elle avait été conquise les armes à la main par Fuller et sa clique. Comment empêcher cela ? Laurie a rencontré Ousmane Kaboré, le ministre des Affaires étrangères, malade (la bilharziose) donc inapte à négocier quoi que ce soit, surtout avec les Chinois. La mort dans l’âme, elle s’apprêtait donc à avouer à Fatimata la vipère que recelait le matériel de forage, et avait sollicité pour cela une entrevue avec la présidente, mais les Chinois l’ont prise de court.
Elle est tombée dessus dans le bureau de Yéri Diendéré : trois hommes et une femme, attendant stoïquement dans cette chaleur de four que la présidente veuille bien les recevoir. Le cœur de Laurie a bondi dans sa poitrine, son cerveau s’est mis à bouillir. Comment avertir Fatimata maintenant ? Sous quel prétexte s’immiscer dans cette entrevue ? Elle s’est alors entendue – à sa grande surprise, elle si franche et directe d’habitude – proférer un gros mensonge :
— Madame, messieurs, je suis la secrétaire du ministre des Affaires étrangères, malheureusement empêché de vous recevoir pour cause de maladie. Mais je suis au courant de toute l’affaire et habilitée à traiter en son nom.
— Nous sommes honorés, madame, s’est incliné l’un des Chinois, mais c’est avec Madame la présidente que nous avons rendez-vous…
— La présidente est très occupée, elle m’a mandatée pour m’occuper de cette affaire. Si vous voulez bien me suivre dans mon bureau…
Laurie a entraîné la délégation dans l’un des nombreux bureaux vides du palais, sous l’œil étonné et amusé de Yéri. Elle n’en menait pas large, ignorant totalement ce qu’elle allait dire à ces envoyés du tout-puissant Office du commerce extérieur chinois, rompus aux tractations les plus retorses. Tandis qu’ils s’installaient dans la pièce imprégnée d’une fine couche de poussière latéritique, il lui est brusquement revenu à l’esprit que, depuis que les Chinois ont abandonné toute référence à un communisme obsolète et incompatible avec leur nouveau statut de grande puissance, ils ne jurent plus que par un retour aux traditions, citant Kongzi (Confucius), Sun Tzu, Zhuangzi (Tchouang-tseu) et Laozi (Lao-tseu) à tout propos. Elle les a abordés par ce biais :
— Avant d’entrer dans le vif du sujet, madame et messieurs, permettez-moi de rappeler à votre esprit deux ou trois aphorismes afin d’orienter dans un sens positif le cours de notre conversation. Kongzi a dit : « Celui dont la pensée ne va pas loin verra les ennuis de près. » Et Laozi a exprimé ces paroles : « Il n’est de plus grand péché que convoiter beaucoup, point de plus grand mal que d’être insatiable, pas de pire faute que l’appétit de posséder. Se contenter du suffisant est se suffire toujours. » Et aussi : « Si un grand royaume s’abaisse devant un petit, par là même il le conquiert. Si le petit royaume s’abaisse devant le grand, par là même il est conquis par lui. Le grand royaume ne veut rien d’autre qu’unir les hommes et les nourrir. Le petit royaume ne veut rien d’autre que prendre part au service des hommes. Chacun obtient ainsi ce qu’il veut, mais c’est au grand de s’abaisser. » Approuvez-vous ces sages principes ?
— Certes, a opiné le porte-parole, et nous les appliquons chaque jour. Mais je ne vois pas le rapport avec l’affaire que nous sommes venus négocier…
— Il est évident, pourtant : vous désirez, par le don de ce matériel de forage, vous ouvrir un marché lucratif au Burkina. C’est de bonne guerre commerciale. Or songez un peu à votre méthode : en échange de ce faux don, vous allez exiger une participation aux bénéfices, un actionnariat, la création d’une société mixte d’exploitation, que sais-je encore. Ce sera très mal perçu par les Burkinabés, qui vont se plaindre que vous reprenez d’une main ce que vous donnez de l’autre. En outre, vous aurez affaire à des partenaires, actionnaires ou clients très pauvres, souvent insolvables, peu au fait des pratiques d’économie mixte, qui vont vous créer beaucoup de problèmes, vous faire perdre du temps et de l’argent, ne serait-ce que pour recouvrer vos dividendes, lesquels seront payés en retard et de mauvaise grâce. En revanche, si vous proclamez haut et fort que vous cédez ce matériel sans aucune contrepartie, le peuple et le gouvernement de ce pays vous en seront reconnaissants. Tout naturellement, ils vous choisiront comme partenaires privilégiés pour les marchés issus de l’exploitation de cette eau, voire pour d’autres commandes n’ayant rien à voir. Comme l’impulsion viendra d’eux-mêmes, ils vous régleront rubis sur l’ongle et sans retard. Voyez-vous l’avantage que vous pouvez en tirer, les profits bien plus sûrs et juteux que vous allez réaliser ?
Les délégués chinois ont été impressionnés par cette tirade de Laurie et sa connaissance des textes anciens qu’elle citait par cœur. Ils ont un peu argumenté pour la forme, réclamé des garanties, défini un seuil de rentabilité minimum, souhaité avoir un aperçu des marchés éventuels que la Chine pourrait s’ouvrir au Burkina… Mais Laurie sentait bien que la partie était gagnée. Ne connaissant rien à la situation économique réelle du pays, elle a émis de vagues promesses, affirmé qu’elle allait en référer au ministre dès qu’il serait rétabli, que l’Office du commerce extérieur allait sous peu recevoir des propositions concrètes… émaillant le tout de citations de Kongzi, Zhuangzi et Mozi tirées de ses souvenirs de la thèse qu’elle avait soutenue en sociologie politique : « L’influence de la pensée confucianiste, du taoïsme et des philosophies de la Chine antique sur l’évolution de la perception asiatique du monde contemporain ». Elle croyait avoir oublié tout cela, mais les circonstances particulières ont réactivé tout un pan occulté de sa mémoire…
Quand Fatimata les a rejoints, alertée par sa secrétaire, la négociation touchait à son terme. Les Chinois enchantés ont déclaré à la présidente stupéfaite qu’ils avaient été « ravis de traiter avec votre honorable et remarquable collaboratrice », étaient « certains que les prochaines relations commerciales entre la Chine et le Burkina seraient placées sous le sceau de l’excellence et du respect mutuel ». Fatimata a abondé dans ce sens mais, sitôt les délégués partis, elle a exigé de savoir ce qu’ils voulaient exactement et ce que Laurie leur avait promis… Celle-ci lui a tout avoué, mais, le piège étant désamorcé, la pilule est beaucoup mieux passée.
— Si j’avais su que vous étiez aussi douée, a ri Fatimata, je vous aurais demandé de renégocier notre dette envers eux !
Ce coup d’éclat de Laurie a dû marquer durablement la présidente – ou alors son ministre des Affaires étrangères est particulièrement inapte – pour que plusieurs jours après elle en vienne à lui proposer de l’engager comme conseillère !
— Bien sûr, reprend Fatimata avec un sourire, je ne vous demande pas d’accepter ma proposition de suite. Je vous laisse le temps d’y réfléchir, d’en discuter le cas échéant avec Rudy que vous pouvez prendre comme adjoint, s’il vous agrée. Son côté « action directe » ne me déplaît pas, pour peu qu’il soit canalisé… Quant à « abuser de mon hospitalité », ma chère Laurie, vous pourriez résider un an dans ce palais que vous n’en viendriez pas à bout.
Le Quantum Physics se met à égrener quelques notes de balafon, accompagnées d’une voix féminine que Laurie reconnaît avec surprise comme étant celle de Yéri Diendéré : « Fatimata, vous avez des messages. »
— Oui, sourit la présidente, j’ai demandé à cet ordi de sampler la voix de ma secrétaire, qui m’est familière et que je trouve fort agréable. Le revers de la médaille, c’est que je lui parle comme s’il était Yéri, mais il n’a pas sa vivacité d’esprit ni son sens de la repartie ! (Tout en touchant ici ou là l’écran tactile, elle ajoute :) Ce doit être un message de Moussa. Il m’écrit tous les jours pour me tenir au courant de l’avancement des travaux…
Laurie s’extirpe du siège en bois d’okoumé sculpté de figures stylisées et se dirige vers la porte du bureau, transpirant rien qu’à effectuer ces quelques mouvements.
— Je vous laisse, madame…
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’étonne Fatimata, penchée sur son écran. Ça vous dit quelque chose, Laurie ?
— Quoi donc ?
— Ce message, là : il me semble qu’il vous est adressé aussi bien qu’à moi… Venez voir.
Laurie rejoint le bureau, se penche à son tour sur l’écran.
Question pour Fatimata Konaté : la date de naissance de votre mère ?
Réponse :
Question pour Laurie Prigent : le nom du groupe préféré de ton frère ?
Réponse :
Envoi
— Qu’est-ce que ça signifie ? C’est un jeu ?
— Je crois que c’est mon frère, avance Laurie, tout aussi surprise.
— Votre frère ?
— Répondez, on verra bien…
Fatimata tape 06/12/1959 dans le cadre et, sur l’indication de Laurie, Kill Them All dans le cadre la concernant, puis touche le mot Envoi. Une nouvelle page présente en relief l’icône d’une bombe sur un fond de flammes mouvantes.
— Mon Dieu ! Un virus ! Mon ordi est fichu !
— Non, attendez, touchez la bombe, là…
La présidente coule à Laurie un regard méfiant, obéit néanmoins. Un nouveau texte apparaît parmi les flammes :
Reconnaissance digitale : gardez votre doigt appuyé
suivi d’une barre de progression qui avance rapidement. Enfin s’affiche « O.K. » et la bombe est remplacée par un message dans un cartouche :
Votre ordi est sous surveillance.
La NSA vous a dans le collimateur.
Une opération est en cours au Burkina.
Méfiez-vous des étrangers !
Truth
Le message et le fond d’écran s’effacent, apparaît de nouveau la page de messagerie normale.
— C’est une plaisanterie ? s’insurge Fatimata.
— Je ne crois pas, non. « Truth » est l’un des pseudos de hacker de mon frère. Apparemment, il a eu vent de quelque chose.
— Maintenant que vous le dites… Je me rappelle en effet : c’était la signature qui accompagnait l’image-satellite de la nappe phréatique. Ainsi donc, c’était votre frère ? Le monde est petit !
— N’est-ce pas ? sourit Laurie.
— Eh bien, vous le remercierez de ma part… Je suppose qu’il ne laisse pas traîner son adresse dans les réseaux.
— Non, il est forcément discret. J’ignore où il est et ce qu’il fait maintenant. Tout ce barouf autour de la nappe phréatique a dû l’inciter à se planquer davantage…
— En tout cas, son message est clair et ne signifie qu’une chose : Fuller n’a pas laissé tomber. Je vais convoquer immédiatement mon Premier ministre, afin qu’il prenne les mesures nécessaires.