BAOBABS
Il faut toutefois garder à l’esprit que, quel que soit le degré de sophistication de la technologie déployée, un bon renseignement et l’effet de surprise restent toujours des éléments déterminants de la victoire. En ce sens, rien n’a changé depuis Sun Tzu.
Général DUQUESNOY,
Le Nouvel Art de la guerre, 2025.
Le lendemain à l’aube, Abou, Salah et Rudy s’enfournent dans la petite Hyundai (la magnanimité du capitaine Yaméogo n’est pas allée jusqu’à leur fournir un véhicule militaire) et prennent la route de Ouagadougou. Salah a été mis au courant de la situation par Abou, aussi est-ce sans surprise qu’il entend Rudy demander à son ami :
— Alors, Abou, as-tu rêvé cette nuit du lieu où est séquestré Moussa ?
Le frère cadet affiche une moue dubitative.
— J’ai rêvé d’un village… un village dans la brousse. Le groupement de baobabs n’est pas loin.
— Tu sais son nom ?
Abou secoue la tête.
— Ça nous avance pas trop, objecte Salah. Tous les villages de brousse se ressemblent…
— Je pense que je reconnaîtrai celui-ci. Ma grand-mère va nous aider.
Salah opine du chef. Rudy s’abstient de tout commentaire : après ce à quoi il a assisté la veille, il ne serait pas étonné qu’Abou et Hadé aient entre eux une sorte de lien télépathique… Ils trouveront ce bled sans avoir à sillonner toute la savane à la ronde, il en est certain. Ce qui l’inquiète davantage, c’est la pauvreté de leur armement : les deux jeunes soldats ont leur fusil réglementaire, un Uzi made in Taiwan, simple et efficace en combat rapproché mais peu précis au-delà de dix mètres, surtout sans visée laser ; lui a toujours son Luger, nettement plus sophistiqué, mais il ne lui reste que deux chargeurs… Il espère que les ravisseurs ne s’attendent pas à une attaque et ne seront pas sur la défensive : seule la surprise peut jouer en leur faveur.
À quelques kilomètres de Kongoussi, Abou saisit soudain le bras de Rudy.
— Prends à droite, là.
Il sort de la route et s’engage sur une mauvaise piste qui serpente à travers la savane, entre les champs arides et les acacias mourants. Ils aboutissent bientôt à un petit bourg qui jadis a dû être agréable, cerné de bouquets d’arbres qui ne dispensent plus qu’une ombre chétive et pelée.
— Ce n’est pas là, affirme Abou. Il faut continuer.
La Hyundai traverse le village sous les regards intrigués des autochtones, dispersant quelques poules rachitiques et deux ou trois chèvres qui n’ont plus que la peau sur les os. Des gamins dépenaillés accourent derrière la voiture mais abandonnent vite. À la sortie du village, la piste se divise en trois. Les yeux plissés par la concentration, Abou indique sans hésiter l’embranchement du milieu.
En grimpant dans les collines, le chemin devient encore plus mauvais : raviné, défoncé, entrecoupé d’éboulis de cailloux ou de coulées de sable, descendant abruptement pour traverser des marigots à sec et remontant tout aussi raide sur de la rocaille ou des pentes pulvérulentes, abrasées par le vent. Rudy avance au pas, car la petite voiture citadine est soumise à rude épreuve. Le moteur peine, le bas de caisse frotte, la suspension cogne… Il craint à tout instant de crever un pneu, rompre un essieu ou casser un amortisseur.
Alors qu’il s’engage prudemment dans une combe ensablée à l’abri du vent, il repère des traces. Il descend les étudier : des empreintes assez fraîches, bien marquées dans la latérite, de pneus quasiment neufs. Rudy remonte dans la voiture avec le sourire :
— Je crois qu’on est sur la bonne piste.
— Moi j’en suis sûr, renchérit Abou.
Au bout de longs kilomètres de crapahutage parmi les collines décapées par l’harmattan, ils parviennent en vue d’un autre village niché au pied d’une éminence, lui aussi entouré de champs arides et de bosquets déplumés. Abou pose de nouveau la main sur le bras de Rudy :
— C’est celui-ci.
Rudy stoppe la voiture. Tous trois observent le village, suivent des yeux la piste qui y descend en lacets escarpés, effondrée par endroits, impraticable pour la Hyundai. Scrutent les alentours qui vibrent déjà dans les ondes de chaleur montant de la vallée. C’est Salah qui les repère le premier :
— Là-bas… Cinq – non, six baobabs. Et des constructions au milieu…
Abou acquiesce de la tête, lèvres serrées. Rudy éprouve cruellement le manque d’une paire de jumelles. Tu parles d’un commando : deux gamins munis d’armes de réforme et une tête brûlée qui a fait dix jours de « stage de survie » – et ça prétend s’attaquer à des espions aguerris de la NSA ! Enfin, l’espoir fait vivre, quand il ne mène pas à la mort…
— Bon, organise-t-il. On planque la bagnole et on y va à pied. Ôtez tout ce que vous avez de brillant sur vous et frottez vos flingues dans la poussière afin qu’ils ne scintillent pas au soleil.
Tandis que les deux jeunes obéissent consciencieusement, Rudy gare la voiture au pied d’un gros rocher. Puis tous trois entament la descente de la colline, en biais vers le bosquet de baobabs, se dissimulant autant que possible derrière les arbres, les rocs ou les levées de terre. À mesure qu’ils s’approchent, la configuration des lieux se précise : le grenier à mil effondré, mais encore suffisamment debout pour qu’on ne puisse en sortir sans échelle, surtout entravé ; trois cases alignées, à moitié ruinées ; les vestiges d’un mur de banco qui délimitait cette concession familiale. Et les baobabs tout autour, dressant vers le ciel leurs moignons de branches. Les traces de pneus venant du village pénètrent dans la cour… Apparemment, les ravisseurs n’ont pris aucune précaution particulière : soit ils s’estiment assez bien cachés, soit ils pensent que leur leurre grossier – ce cadavre jeté à l’opposé de leur position – suffira à tromper l’armée burkinabé.
Le trio parvient jusqu’à une centaine de mètres de la concession abandonnée, se réunit au pied massif d’un baobab.
— On se sépare, décide Rudy. Abou, tu attaques par l’ouest, Salah par l’est, moi par l’entrée principale au sud. Il faut se planquer derrière les pans du mur d’enceinte qui restent debout. Vous avez des montres ? On les règle à la même heure… Bien. À partir de maintenant, je compte deux minutes pour atteindre le mur. Il est 09:05. À 09:07 précises, vous pointez vos Uzi par une brèche et vous flinguez tout ce qui bouge dans la cour. Pas d’hésitation, pas de pitié, compris ? N’oubliez pas qu’ils ont tué un pauvre type juste pour leur chantage à la con.
Tous deux opinent, sourcils froncés. Abou transpire un peu, Salah essaie de se donner un air méchant. Rudy les dévisage : ils paraissent déterminés.
— O.K., les gars. Prêts ? Go !
Chacun détale ventre à terre dans la direction assignée. Il n’y a guère d’abri entre ce baobab et ceux entourant la masure. Rudy parcourt la distance au pas de course, se plaque contre le tronc blanchi de l’arbre le plus proche de l’entrée, arme son Luger, jette un œil dans la cour. Un homme est en train d’allumer un feu ; un autre, portant des lunettes noires, est étendu sur une natte à l’ombre d’une des cases. Le premier ne semble pas armé, le second porte un baudrier sous l’aisselle, par-dessus un tee-shirt kaki.
09:06:40. Plus que vingt secondes. Comment atteindre le mur d’enceinte sans que Lunettes Noires ne le voie ? Il est justement face à l’entrée de la cour… À cet instant, il se relève pour entrer dans la case. Merde, se dit Rudy. C’est lui qui est dangereux, et il se met à l’abri… Trop tard pour changer de plan.
Il se rue vers le mur de banco, réduit près de l’entrée à un morceau d’un mètre de haut, derrière lequel il s’accroupit. Nouveau coup d’œil dans la cour : le feu a pris, crépite. L’homme se retourne pour ajouter une branche dessus – suspend son geste, bouche bée : il vient de voir le canon d’un fusil-mitrailleur posé sur une brèche du mur face à lui, et une tête derrière en train de viser.
C’est sa dernière vision : Abou, Salah et Rudy font feu en même temps. Le type s’effondre avec un cri étranglé, déchiqueté par les balles. Lunettes Noires – qui s’apprêtait à sortir, une bouilloire à la main – replonge aussitôt dans la case. D’où fuse immédiatement, par les fentes de la persienne déglinguée qui masque l’unique fenêtre, un tir nourri qui arrose toute la cour, empêchant le trio d’y pénétrer. Le grenier à mil pourrait constituer une bonne protection, encore faut-il l’atteindre, et pour cela traverser un espace dégagé. À moins de… oui, passer par la face nord, où les bâtisses sont adossées au mur d’enceinte…
Apercevant Abou qui le cherche du regard, Rudy lui fait signe de continuer à tirer pour faire diversion puis il se risque à contourner la concession par l’est, se jetant éperdument à travers les brèches dans le mur, frôlé par des balles vrombissantes. Il parvient à rejoindre Salah, lui donne la même instruction et poursuit sa progression. Il atteint l’arrière des bâtiments, escalade le mur d’enceinte un peu plus haut de ce côté, remarque alors que le toit de la case où Lunettes Noires est retranché est effondré – et que c’est un toit en paille…
Rudy saute dans la cour, se faufile entre les cases, parvient sous la fenêtre d’où l’autre continue à tirer sur Abou et Salah. Le feu est là, à trois mètres, flambant joyeusement. Le cœur battant à tout rompre, Rudy se ramasse… bondit, saisit un brandon enflammé, roule au pied du mur de la case. Ouf ! L’autre ne l’a pas vu, pas touché en tout cas. Trempé de sueur, Rudy rampe jusqu’à la porte d’entrée… balance le brandon à l’intérieur.
Le feu prend immédiatement, produisant un woouff et un souffle de chaleur. Les tirs stoppent derrière la fenêtre, il entend proférer des jurons, et Lunettes Noires jaillit dans un nuage de fumée, défouraillant à tout-va. Il ne voit pas Rudy, adossé au mur dans son dos, qui lui loge une balle en pleine tête.
La fusillade cesse – c’est fini. Personne d’autre ne sort de la case en flammes. Personne non plus dans les deux autres maisons. Et pas de voiture…
Rudy fait signe à Abou et Salah de le rejoindre. Tous deux ont des expressions mitigées devant les deux cadavres étalés dans la poussière, l’un saignant de multiples blessures, l’autre un trou bien net dans la nuque.
— Ton frère, soupire Rudy.
De faibles appels proviennent de l’intérieur du grenier à mil. Salah repère une échelle rudimentaire appuyée contre un mur, un simple tronc aux branches élaguées. Abou la pose contre la paroi du grenier, l’escalade agilement, jette à terre la porte de tôle qui le ferme, se penche à l’intérieur…
Moussa est au fond, au milieu de débris et gravats, pieds et poings liés, levant sur son frère une tête ahurie.
— Abou ? C’est bien toi ?
— Oui, Moussa, c’est moi… Bouge pas, j’arrive !
Il saute à l’intérieur, coupe les cordages à l’aide de son poignard militaire. Moussa se relève avec peine, massant ses membres anesthésiés par les entraves. Abou l’aide à se hisser sur la partie la plus écroulée de la paroi. Rudy le réceptionne de l’autre côté. Abou saute à son tour et les deux frères s’étreignent. Moussa a les larmes aux yeux. Il est affaibli, crasseux, puant, mais il sourit jusqu’aux oreilles.
— J’ai soif, rauque-t-il. Ils me donnaient rien…
— Il y a de l’eau dans la voiture, dit Rudy. Ne restons pas là, les autres peuvent revenir.
Moussa considère les deux cadavres dans la poussière, la case qui s’effondre dans les flammes. Il écarquille les yeux de surprise.
— Eh bien, Abou, je ne m’attendais pas à ça de ta part…
— Dépêchons ! les presse Rudy.
Tous quatre sortent de la cour, Abou soutenant son frère qui peine encore à marcher, juste au moment où déboule une voiture portant sur ses flancs le logo d’une agence de location d’Abidjan. Sans se concerter, Abou et Salah empoignent leur Uzi et canardent à tout-va. Le pare-brise explose, les balles miaulent en percutant la calandre et le capot. La voiture fait un tête-à-queue, dérape, effectue un demi-tour sur les chapeaux de roue et repart à fond de train sur la piste, tressautant dans les ornières et les nids-de-poule.
— Cessez le feu, les gars, conseille Rudy. Inutile de gaspiller des balles… Ça m’étonnerait que ceux-là reviennent nous emmerder.
— On a gagné ! s’écrie Salah qui danse joyeusement autour des deux frères en agitant son Uzi brûlant.
— Cette bataille, oui, mais pas la guerre, temporise Rudy. À mon avis, tant que Fuller paye, la NSA ne va pas en rester là.
Sa réflexion jette un froid : la victoire paraît du coup moins éclatante.
— Comment m’avez-vous retrouvé ? demande Moussa tandis qu’ils grimpent la colline pour rejoindre la Hyundai.
— Par le bangré…, répond Abou évasivement. (Il est essoufflé, en sueur, jambes flageolantes, tout tremblant maintenant que la tension retombe.)
— Le bangré ? s’ébahit Moussa, qui du coup s’arrête. Mais… ce n’est pas possible ! C’est de la magie !
— Précisément, sourit Rudy. T’as oublié, Moussa ? Ici, la magie, ça marche.
— Pas seulement ici, dit Abou. Ça marche partout. Suffit d’ouvrir les yeux.