L’ŒIL DE CAÏN

Conçus par les plus grands chercheurs de l’Inde en matière d’algorithmes et de calcul numérique, issus des labos de Ganesh Subatomics, no 1 mondial de la nanoélectronique, les ordinateurs quantiques Quantum Physics sont tout simplement la réponse universelle et 100 % évolutive à tous vos besoins. Inutile d’en dire plus, ils parlent d’eux-mêmes.

Inaltérables, impiratables, incontournables :

Quantum Physics

La technologie de demain pour aujourd’hui.

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Yann Prigent a toujours trouvé fort ironique que la NSA, principale agence américaine de renseignements worldwide, fasse travailler ses employés sur des ordinateurs indiens Quantum Physics. Certes, ils sont réputés être les meilleurs et les plus fiables du marché ; certes, Ganesh Subatomics, le fabricant des Quantum Physics, est tenu, sous peine de piratage industriel immédiat, de fournir tous ses codes-sources à la NSA ; certes, le décryptage des milliards d’écoutes et de données collectées de par le vaste monde est toujours confié à des Cray, intelligences artificielles 100 % américaines… N’empêche, ce n’est guère patriotique de bosser sur du matos indien, alors qu’à longueur de journée les employés sont bassinés sur la chance qu’ils ont de travailler pour les États-Unis et sur la grandeur de la patrie à laquelle ils doivent une loyauté indéfectible. Mais bon, efficacité et sécurité obligent, n’est-ce pas ? Surtout depuis qu’IBM a été racheté par les Chinois et Bull par les Coréens…

En outre, la NSA n’est plus ce qu’elle était. Au début du siècle, elle employait encore vingt mille personnes rien qu’au siège de Fort Meade, dans cet immense parallélépipède de verre noir, « environ » cent mille dans ses autres centres ou sur le terrain, et dépensait pour cela 4 milliards de dollars par an. Aujourd’hui, personnel et budget ont été réduits des trois quarts. Elles sont loin les années d’opulence où la NSA brûlait avec insouciance pour 21 millions de dollars d’électricité par an, et pouvait se targuer d’être en mesure d’espionner quiconque disposait d’un ordinateur ou d’un téléphone, où qu’il soit sur la planète. Aujourd’hui, l’agence est contrainte, pour boucler ses fins de mois, d’accepter des contrats privés du type de celui signé avec Anthony Fuller, p.-d.g. de Resourcing (quoiqu’elle bossait déjà pour Boeing à la fin du XXe siècle, en faisant capoter les contrats Airbus…) et de pallier la désagrégation de la CIA en envoyant des agents dans des opérations spéciales dûment facturées. Le renseignement paie toujours et reste sa principale activité, mais encore faut-il que quelqu’un paye… Or le gouvernement des États-Unis n’a plus guère de moyens. Le système Échelon, c’était le bon temps ! Maintenant, la NSA vend même du renseignement à la Chine… à l’insu du pouvoir bien sûr, à l’insu même des employés chargés de collecter ledit renseignement. Yann, lui, sait, car à ses moments perdus il va fouiner dans les ordis de ses collègues, explore les réseaux internes, s’amuse à forcer des backdoors et décrypter des codes maison : il a tous les outils pour cela dans son Quantum Physics. Il se doute qu’on sait qu’il sait, mais tant qu’il gardera cette information pour lui, il ne sera pas inquiété. Never Say Anything1, tel est le sobriquet qu’on donne à la NSA… La curiosité, le goût du risque et l’esprit d’initiative y sont encouragés : les meilleurs espions ne sont-ils pas d’anciens hackers ?

Des moments perdus, il en a plutôt à revendre ces temps-ci. Chargé de la collecte d’informations dans l’opération Fuller vs Burkina – nom de code Aqua™ –, il a passé des semaines à fouiller l’ordi de la présidente, explorer les réseaux burkinabés, dépouiller le site gouvernemental et les e-mails des ministres, analyser des heures d’écoutes téléphoniques… Tous renseignements qu’il a fournis aux quatre agents envoyés là-bas. Maintenant qu’ils sont sur place avec leur propre matériel, il n’a quasiment plus rien à faire… sinon espionner un peu ce qu’ils mijotent, pour sa propre gouverne.

C’est ainsi que Yann a deviné qu’ils préparaient un coup d’État.

Rien que ça ! Pour s’emparer d’une nappe phréatique ! Il va la payer cher, sa flotte, ce damné Fuller… Or, en étudiant de nouveau les e-mails et coups de fil de la présidente, il a soudain réalisé que le matériel de forage attendu était amené au Burkina par sa propre sœur. Yann n’a guère de conscience politique : qu’un consortium ww s’empare du bien vital d’un peuple par des moyens aussi crapuleux, que lui-même participe à cette escroquerie, il s’en fout ; ce qui le passionne, c’est décrypter des codes-sources, s’immiscer par des backdoors, fouiller des réseaux interdits ou réservés, être l’œil de Caïn en des lieux virtuels auxquels le commun des mortels n’a pas accès, en ignorant même l’existence. Mais un coup d’État… ça dépasse le piratage informatique. Ça veut dire de l’action violente, des fusillades, des exécutions sommaires, des prisonniers, des blessés, des morts. Et Laurie prise dans ce micmac…

C’est pourquoi il a pris le risque d’envoyer un message à la présidente. Normalement, lui seul a accès à son ordi, étant seul à s’occuper d’Aqua™ à Fort Meade. De plus, il a double-codé son message (téléchargeant pour ce faire les empreintes digitales de la présidente dans les mémoires du scanner de l’aéroport de Mopti) et l’a fait transiter par 72 routeurs – il a fait huit fois le tour de la planète : impossible, à moins d’y coller un gus à temps plein pendant des heures, de remonter à la source du message, lequel s’est autodétruit sitôt après lecture. Aucune trace, même résiduelle : il y a veillé.

Malgré tout, Yann balise : peut-il avoir été repéré d’une façon ou d’une autre ? Il est retors, mais la NSA l’est encore plus. Depuis, il n’a pas osé retourner dans l’ordi de la présidente, le portable de N3 ou le téléphone de l’ambassade… Il devrait, quand même. Si on le débusque maintenant, que peut-il lui arriver ? Aqua™ était son job, c’est normal qu’il s’intéresse aux conséquences.

Bon, par quoi je commence ? Allez, le portable de No 3. Il entre le code d’accès du réseau interne et va pour taper son login, quand le téléphone se met à sonner.

— Yann, le grand patron te demande. (Une voix féminine.)

— Moi ? (Son cœur bondit dans sa poitrine.)

— C’est bien toi, Yann Prigent, non ?

— O.K., j’arrive. (Sur un ton qui se veut détaché, mais il ne peut empêcher sa voix de trembler.)

Il ferme tout et s’engage dans le long parcours jusqu’au bureau de Cromwell, le big boss, une espèce de taureau paternaliste qu’il a rencontré quelques fois, pour qui tous les employés sont « ses gars » ou « ses filles ». Couloirs, ascenseurs, re-couloirs, re-ascenseurs, le tout entrecoupé de portes, de scans, de contrôles et de gardes… Il est enfin introduit dans le « nid d’aigle », le grand bureau au dernier étage du cube de verre noir, d’où Cromwell a une vue sur l’immense parking et sur la campagne environnante.

— Ah, Yann Prigent ! (Le patron lui serre vigoureusement la main.) Mon gars, z’êtes l’homme de la situation. Asseyez-vous.

Il lui avance un fauteuil en peau de buffle, mais ne daigne pas lui présenter les deux hommes vêtus et lunettés de noir assis dans un coin de la pièce. Des flics maison, suppute Yann, qui les renifle à cent mètres. Merde, on m’a repéré… Il espère ne pas trop blêmir.

— En… quoi puis-je vous être utile, monsieur Cromwell ?

— C’est très simple. On m’a signalé que vous étiez un peu désœuvré ces derniers temps, pas vrai ?

— Heu…

— Vous vous occupiez d’une mission… (Cromwell jette un œil à son écran) codée Aqua™ qui, grâce à vos infos, suit parfaitement son cours. Mais les gars sur place n’ont plus vraiment besoin de vous, m’ont-ils signalé. Aussi, j’ai pensé à vous pour un autre boulot. Z’avez une bagnole ?

— Euh, oui, sur le parking… Pourquoi ?

Yann recommence à respirer : ouf, il n’a pas été repéré…

— O.K. Z’allez vous en servir.

— Vous voulez dire… sortir de Fort Meade ?

Depuis qu’il a été embauché à la NSA, Yann n’est allé qu’une seule fois à l’extérieur : à Baltimore, afin de procéder à quelques achats nécessaires, vu qu’on l’a importé d’Europe quasiment sans bagages. Et encore, il était accompagné d’un « collègue » – un flic en vérité. Autrement, tout se trouve sur place : supermarché, piscine, tennis, cinéma, chapelle, boîtes, bars, même un bordel. Les employés de la NSA ne sont pas prisonniers, ils peuvent sortir mais ne sont pas incités à le faire. Il est même fortement conseillé de recruter ami(e)s, amant(e)s, fiancé(e)s et époux parmi le personnel.

— Parfaitement, mon gars. Pour vous rendre à Washington. On a un bureau là-bas, en fait rien de plus qu’une boîte aux lettres. Un colis y est arrivé, faut aller le chercher. Je pourrais y envoyer un de nos coursiers mais… (Cromwell marque un temps d’hésitation.) Bon, en fait, c’est du matériel ultrasensible, qui ne doit surtout pas se perdre ni tomber en de mauvaises mains. Comme vos états de service sont excellents et que vous êtes un gars à qui on peut faire confiance… (Il sourit.) Hein, Yann ? On peut vous faire confiance ?

— Heu… Oui, monsieur.

— Donc vous y allez, vous prenez le colis et vous le ramenez. Voyez, c’est pas compliqué. Alors ? C’est O.K. ?

— Bien sûr, mais…

— Vos frais de carburant ? Payés, naturellement. Et pas de panique, l’autoroute Washington-Baltimore est sécurisée. Aucun risque de mauvaise rencontre. (Cromwell tend une carte à Yann.) Voici l’adresse. Washington est à quinze bornes, ça vous prendra pas plus d’une demi-heure… Les gars là-bas sont avertis, ils vous attendent. (Cromwell se lève, fait le tour de son bureau, serre de nouveau la main de Yann.) Allez, bonne route, mon gars. À votre retour, on causera de votre nouvelle affectation.

— Merci, monsieur Cromwell.

Yann s’éclipse, avec un signe de tête aux deux hommes en noir qui n’ont pas bronché. Ceux-ci se lèvent après son départ.

— Alors, comment je saurai ? leur demande Cromwell. Je dois regarder par la fenêtre, sur le parking ?

— Non, pas le parking, dit l’un d’eux.

— Ça ferait tache, précise l’autre. Mais nous avons pensé que vous aimeriez suivre l’opération en temps réel. C’est pourquoi nous avons aussi installé une microcam… (Il sort un petit boîtier noir de la poche de sa veste.) Voici le récepteur. Si vous voulez bien le connecter à votre ordi…

Cromwell branche le boîtier à son Quantum Physics. L’écran montre l’intérieur de la voiture de Yann, une petite Honda Solar électrique bien suffisante pour se rendre à Washington ou Baltimore.

Au bout de quelques minutes Yann se pointe, ouvre la portière, s’installe au volant. On le voit de face : la microcam a été installée sur le rétroviseur intérieur. Il paraît détendu mais aussi intrigué. Il rentre l’adresse dans l’ordi de bord. Démarre. Allume la radio en sourdine.

— Et alors ? s’étonne Cromwell. Se passe rien ?

— Pas encore. J’ai dit « pas sur le parking ».

Yann sort du parking, s’engage sur la bretelle NSA employees only qui rejoint la Baltimore-Washington Parkway, une autoroute bordée de grillages et barbelés électrifiés. En débouchant sur l’autoroute, Yann accélère.

— Attention, monsieur : ça va arriver…

Un flash éblouissant explose soudain dans l’écran, qui ne montre plus que de la neige électronique.

— Voilà, vous pouvez éteindre : c’est fini.

— La bombe était programmée pour se déclencher à cent kilomètres-heure. Nous avons estimé que sur l’autoroute, hors de l’enceinte de la NSA, c’était plus propre.

— Et puis ça peut passer pour un accident…

— Bravo, les gars. Bon boulot.

— À votre service, monsieur.

1- Ne dites jamais rien.