PRÉFACE

Depuis longtemps déjà, les historiens anglo-saxons aiment à pratiquer l’exercice du What If ? « Et si ? ». Et si Alexandre n’était pas mort si jeune ? Et si Cortés avait été vaincu à Tenochtitlán ? Et si l’Invincible Armada avait réussi à débarquer en Angleterre ? Et si Napoléon avait perdu à Austerlitz ? Ou avait gagné à Waterloo ? Et si le Sud avait gagné la guerre de Sécession ? De tels jeux de l’esprit ont favorisé le succès rencontré depuis plusieurs décennies par les wargames, notamment, auprès du public américain ou britannique, mais ont également assuré le succès de librairie d’ouvrages sur ce thème rédigés par certains des meilleurs historiens du monde anglophone(1). Exercice vain et superficiel ? Voire infantile et même intellectuellement dangereux ? Sans doute s’agit-il ici d’aller à l’inverse de l’opinion admise par certains représentants d’un positivisme mal compris. S’il doit être clair qu’il ne s’agit pas là d’histoire académique stricto sensu, ce livre peut néanmoins être considéré comme un exercice de « travaux pratiques » comparable à ceux que tous les écoliers du monde connaissent dans leurs cours de sciences naturelles, ou encore à un exercice de gymnastique d’assouplissement mental. Trop souvent, l’histoire académique est devenue une discipline strictement descriptive et fragmentaire, où toute pensée spéculative est bannie. Et, dès lors qu’ils tentent de dépasser le stade de la description, nombre d’historiens versent dans un déterminisme qui appauvrit considérablement la pensée historique par son énoncé d’une très contestable linéarité de l’histoire, ce qu’a fort justement dénoncé Yves-Marie Bercé :

« L’histoire aurait pu s’écrire différemment. […] Il me semble que l’historien risque de réduire la réalité, si, fort de son impertinente connaissance de la suite des faits, il écrit l’histoire seulement en fonction de ce déroulement à venir. Il sera plus fidèle à l’instant étudié s’il essaie d’envisager les futurs inachevés, les hypothèses d’autres destins envisagés par les contemporains. Autrement dit, on ne saurait faire l’histoire de la Fronde comme si, de toute nécessité, l’État louis-quatorzien en devait surgir. Enchaîner l’histoire dans ces déterminismes revient à en émousser ou appauvrir les significations. Si l’on croit que l’histoire des hommes comporte sa part d’accident et d’imprévisibilité, cette démarche, imaginative et sans doute arbitraire, devrait se révéler plus féconde(2). »

Voilà pourquoi il n’était que temps de réinjecter dans la science historique des questionnements et des mises en perspective, y compris à l’aide d’outils destinés à faciliter la spéculation intellectuelle. Aux côtés du courant historiographique de la World History, l’histoire alternative peut modestement contribuer à ce renouveau.

Cet exercice présente un intérêt encore plus marqué pour l’historien de la guerre, laquelle a été définie par le mathématicien Henri Poincaré comme « une science expérimentale dont l’expérimentation ne peut se faire ». L’uchronie(3) devient alors un outil particulièrement précieux pour explorer ce chaos bouillonnant où les dialectiques s’enchevêtrent et où il convient plus que jamais de tenter de faire la part de ce qui relève ou non du déterminisme.

Mais il est bien évident que toute spéculation, qu’elle soit intellectuelle ou pas, expose à des dangers redoutables. D’où l’extrême importance de bien lire l’introduction de Jacques Sapir, dans laquelle sont exposées une méthodologie rigoureuse pour l’exercice qui va suivre, en même temps que les limites de celui-ci. Car autant cette uchronie n’est pas une fantaisie débridée, autant elle ne saurait remplacer la véritable histoire. Une fois de plus dans le monde qui est aujourd’hui le nôtre, il convient de bien distinguer le virtuel du réel.

Il reste que l’expérience narrée dans ce livre va dans le même sens qu’une nouvelle historiographie de la Seconde Guerre mondiale qui, depuis une trentaine d’années environ, dans le monde anglo-saxon notamment, met à mal certaines des certitudes qui ont été les nôtres pendant les décennies qui ont suivi la fin de cette conflagration, et tout particulièrement la réévaluation en profondeur du mythe de l’excellence militaire allemande. À cet égard, l’ouvrage le plus intéressant est celui du colonel Karl-Heinz Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair(4), dont on trouvera une synthèse, accompagnée d’autres études passionnantes, dans Mai-Juin 1940 – Défaite française, victoire allemande, sous l’œil des historiens étrangers(5). Mais on peut également se situer dans la lignée de l’Américain Robert Paxton, sans doute l’un des meilleurs spécialistes au monde de l’histoire des « années noires », lorsqu’il écrit que, du point de vue de la mémoire de la campagne de mai-juin 1940 tout au moins, « c’est Vichy qui a gagné la guerre(6) ». Car c’est précisément le régime vichyste qui, dès l’été 1940, a forgé la légende d’une certaine inéluctabilité de la défaite, complaisamment reprise par presque tout le monde depuis lors et contre laquelle cet ouvrage tente de s’inscrire en faux.

Le récit qui va suivre contribue bien à prouver que l’armistice de juin 1940 n’avait absolument rien d’inéluctable et qu’il est tragique pour notre pays que seul l’ait alors compris un obscur général de brigade à titre temporaire, accompagné de quelques milliers de « clochards célestes », ce qui, soit dit en passant, n’enlève rien à leur mérite et à leur gloire. Churchill lui-même, dans ses Mémoires, a d’ailleurs fait œuvre d’uchronie d’une façon étonnamment proche de celle qui est développée ici :

« Le gouvernement français se serait replié en Afrique du Nord. […] Les flottes française et britannique auraient bénéficié, depuis leurs ports, d’une complète maîtrise de la Méditerranée et de la liberté totale de passage pour les troupes et leur ravitaillement. Ce que la force aérienne britannique aurait pu rassembler d’avions hors la défense du territoire métropolitain, additionné à ce qui serait resté de la force aérienne française, continuellement renforcé par l’industrie américaine, aurait été regroupé sur des terrains d’aviation en Afrique du Nord et aurait rapidement pu constituer un atout offensif de première importance. […] L’Italie aurait ainsi pu faire l’objet de bombardements stratégiques depuis l’Afrique bien plus aisés à réaliser que depuis l’Angleterre. Les communications entre la péninsule et les armées italiennes en Libye et en Tripolitaine auraient en pratique été coupées. […] La France n’aurait jamais cessé d’être l’une des principales puissances alliées en lutte, et aurait donc été épargnée par la terrible déchirure qui a divisé et divise encore son peuple(7). »

C’est donc avec mélancolie qu’on lit cet ouvrage, mais aussi avec une passion fébrile, tant il est vrai que ce récit haletant est écrit de telle façon que le lecteur ne pourra pas le refermer avant d’en avoir achevé la dernière page. Nous en faisons le pari.

Laurent HENNINGER

Chargé d’études à l’Institut d’études stratégiques de l’École militaire (Irsem)

Notes

(1) Notamment R. COWLEY (dir.), What If ? Military Historians Imagine What Might Have Been, Londres, Pan Books, 2001 ; et R. COWLEY (dir.), More What If ? Eminent Historians Imagine What Might Have Been, Londres, Pan Books, 2003. Deux ouvrages dans lesquels on trouve les signatures de William H. McNeill, Victor Davis Hanson, Geoffrey Parker, Alistair Horne, James M. McPherson, etc.

(2) Y.-M. BERCÉ, avant-propos du tome 3 de la Nouvelle Histoire de la France moderne, La Naissance dramatique de l’absolutisme 1598-1661, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 1992, p. 8.

(3) Terme désignant l’histoire alternative et forgé sur le même principe que l’u-topie (u-topos « nul lieu ») : u-chronos « nul temps ».

(4) K.-H. FRIESER, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’ouest de 1940, Paris, Belin, 2003.

(5) M. VAÏSSE (dir.), Mai-juin 1940 – Défaite française, victoire allemande, sous l’œil des historiens étrangers, Paris, éd. Autrement, rééd. avril 2010.

(6) L’Histoire no 352, avril 2010.

(7) W. CHURCHILL, The Second World War – Their Finest Hour, volume II, chapitre X, Cassel, Londres, 1986 (1949).