Les rapports des agents anglais dans la capitale de la France combattante sont unanimes : finalement, et contrairement à ce que craignaient certains au lendemain du Sursaut, la République française n’a pas laissé la place à un régime autoritaire.
Devant les difficultés qu’il doit affronter, le Premier ministre irakien, Rachid Ali, demande de l’aide à l’Allemagne, notamment par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Italie à Bagdad (toujours en poste !). Informé, l’amiral Canaris, chef des services de renseignements de l’armée allemande (l’Abwehr), décide d’étudier de près la question.
À 350 nautiques à l’est du Surinam, l’Admiral Scheer ravitaille auprès du Nordmark et effectue quelques réparations. Le ravitailleur indique qu’il a beaucoup de mal à éviter les mauvaises rencontres ; Anglais et Français semblent quadriller l’océan, les écoutes radio notamment sont très inquiétantes. Qui plus est, un message de Berlin a informé Kranke que le Dunkerque et le Strasbourg, tous deux bien plus puissants et plus rapides que son navire, sont à présent basés à Gibraltar, visiblement pour lui faire un mauvais sort… C’est pourquoi, malgré la présence de nombreuses proies sur des latitudes voisines (les convois New York-Casablanca, qui transportent le matériel américain vers l’Afrique du Nord, et les convois apportant de la viande et du blé d’Argentine, qui traversent l’Atlantique Sud entre Natal et Dakar avant de monter vers Casablanca ou l’Angleterre), Kranke décide de descendre plus au sud sans se faire remarquer.
Le corsaire allemand Atlantis arrive aux Kerguelen, qui font partie des possessions françaises de l’océan Indien, mais qui, pour autant que le sache le capitaine Rogge, sont désertes. Après deux cent cinquante-deux jours de mer, le navire doit être révisé à l’abri des regards indiscrets, modifier son camouflage et faire le plein d’eau douce. Cependant, Rogge se méfie.
Il a raison ! Depuis le Grand Déménagement, le gouvernement français a décidé de montrer les couleurs sur le moindre bout de terre français, histoire d’affirmer à ses alliés, à ses ennemis et surtout aux États-Unis, que la vraie France est présente aux quatre coins du globe. L’archipel n’a qu’un intérêt stratégique mineur, car il est situé très au sud des voies de navigation entre l’Afrique du Sud et l’Australie. Il est difficile d’y baser des avions ou hydravions, car le vent y souffle quasi continuellement. Néanmoins, l’intérêt d’une station météo couvrant le sud de l’océan Indien est évident et c’est la principale fonction du poste français.
Ne voulant prendre aucun risque, Rogge a fait maquiller son navire en un cargo délabré battant pavillon norvégien, en raison de la présence dans l’Antarctique des flottes norvégiennes de chasse à la baleine. Surtout, avant d’aller mouiller dans la baie de la Gazelle, il envoie à terre des hommes en reconnaissance, pour vérifier si les Français n’ont pas établi une station radio. Ce détachement repère la présence de la garnison, ainsi que celle de deux grands mâts d’antennes et de nouveaux bâtiments en bois jouxtant une vieille bergerie en pierre. Le capitaine allemand ordonne aussitôt de commencer un brouillage radio, puis l’Atlantis pénètre dans la baie de la Gazelle.
L’approche du navire est remarquée, mais la présence du pavillon norvégien fait taire les inquiétudes. La chance semble sourire à Rogge quand soudain, malgré les chaloupes qui le précèdent et sondent la profondeur de l’étroit chenal, l’Atlantis s’échoue sur des hauts-fonds, le choc ouvrant une déchirure de 6 mètres sur 2 dans la coque externe. La trentaine de soldats français présents aux abords de la bergerie se rassemblent sur le rivage pour observer le spectacle et éventuellement porter assistance, inconscients du danger, car les canons du corsaire allemand sont masqués derrière des sabords. Cependant, l’officier de quart ordonne de signaler la nouvelle par radio à Madagascar, mais le brouillage radio de l’Atlantis est déjà à l’œuvre. Rogge envoie une de ses chaloupes à terre pour faire mine de réclamer de l’aide, mais ses hommes sont lourdement armés. Un bref combat éclate, plusieurs Français sont tués et les autres capturés, tandis que l’Atlantis pulvérise les bâtiments de quelques salves de 150 mm.
Les Allemands restent maîtres du terrain. Les rescapés de la garnison, en infériorité numérique et équipés uniquement d’armes légères, se sont repliés sur le mont de la Vigie. Sans abri et pratiquement sans ravitaillement, ils ne sont pas en mesure de tenter une action contre les assaillants et doivent se contenter d’espérer que l’absence du rapport quotidien transmis par radio finira par alerter Madagascar.
Trois jours d’efforts épuisants seront nécessaires aux Allemands pour dégager l’Atlantis du piège des hauts-fonds, avec l’aide d’une tempête qui soulève le navire. Une fois celui-ci ancré à Port-Couvreux, entre la réparation de la coque, l’entretien de la machinerie et le plein de 1 000 tonnes d’eau douce, l’équipage ne profitera guère de son premier séjour à terre depuis neuf mois. Pendant ce temps, l’hydravion du navire prend des photographies aériennes de l’archipel et effectue des reconnaissances en mer pour prévenir de l’arrivée éventuelle de navires (le journal de l’unité a révélé le contact radio régulier avec Madagascar).
À Londres, les chimistes d’Imperial Chemical Industries (ICI) livrent officiellement aux représentants des gouvernements britannique et français le premier lot d’hexafluorure d’uranium gazeux réalisé par leurs laboratoires.
Le problème majeur rencontré par le projet Concorde était de trouver comment séparer les 0,7 % d’uranium 235 des 99,3 % d’uranium 238 contenus dans l’uranium naturel. La chose est en effet difficile, car les deux isotopes ont des propriétés chimiques identiques. Franz Simon et Lev Kowarsky, de l’équipe Curie, ont cependant déterminé que la diffusion gazeuse était faisable. Les problèmes chimiques posés par la production de composés gazeux de l’uranium et la purification de l’uranium métallique ont été étudiés à l’université de Birmingham par des équipes mixtes franco-britanniques. Enfin, le passage au stade préindustriel a été confié à ICI. L’industriel recevra peu après un contrat en bonne et due forme pour la production de 3 kg d’hexafluorure d’uranium gazeux. Comme l’écrira plus tard Irène Joliot-Curie : « La potentialité était devenue réalité. La boîte de Pandore était ouverte ! »
Le capitaine de réserve Maurice Schumann, ancien journaliste à L’Aube, quotidien de tendance démocrate-chrétienne, rejoint, comme porte-parole du gouvernement, les équipes de la Radiodiffusion nationale à Alger. C’est lui qui aura la mission parfois ingrate de lire les communiqués officiels, qui n’annoncent pas que de bonnes nouvelles. Mais aucun de ceux qui l’ont entendu n’oubliera la voix de Schumann proclamer au micro, avant l’intervention d’un des membres du cabinet : « Honneur et patrie, voici le général de Gaulle, ministre de la Défense » ou « Honneur et patrie, voici M. Georges Mandel, ministre de l’Intérieur. »
Le capitaine de corvette Drogou a quitté Malte le 8 décembre et conduit pour la cinquième fois son sous-marin, le Narval, dans les eaux de l’Adriatique. Déçu par les maigres résultats de ses précédentes patrouilles, il est parti bien décidé à « faire quelque chose ». La suite sera connue de source italienne.
Le dimanche 15 décembre, naviguant près des côtes d’Istrie, le Narval repère au petit jour, serrant la côte un peu au nord des îles Brioni, un convoi formé de deux cargos, les Chisone et Albano et d’un pétrolier, le Giuseppina Ghirardi. Ce dernier, chargé de pétrole roumain destiné aux raffineries de Porto Marghera (Venise), est un « évadé » de la mer Noire. Il a réussi à tromper la surveillance exercée par les Alliés à la sortie des Dardanelles en se camouflant en bateau espagnol et en se jouant des eaux territoriales turques et grecques.
Les trois navires de charge sont protégés par quatre torpilleurs : les Giuseppe Missori et Giuseppe Sirtori, le Solferino et le petit Ernesto Giovannini, tout juste sorti de Pola pour renforcer l’escorte. Placé dans de bonnes conditions, Drogou prend cette fois le risque de s’approcher à moins de 2 000 mètres avant de lancer. Risque payant : de sa gerbe de quatre torpilles, deux frappent et coulent le pétrolier, une autre endommage le Chisone. Mais risque mortel : l’escorte réagit avec vivacité et réussit à repérer aux hydrophones le sous-marin français. Il s’ensuit une longue chasse, à laquelle viennent se mêler l’un des contre-torpilleurs repliés de Tarente à Pola, l’Alfieri, puis le torpilleur San Martino, accouru de Venise.
Au bout de dix heures environ, le Narval, sans doute sérieusement endommagé, fait brièvement surface non loin des torpilleurs Missori et San Martino. Les deux bâtiments italiens ouvrent le feu et mettent sans doute quelques coups au but avant que le Narval ne s’enfonce à nouveau sous les flots. Parvenus à l’endroit où leur proie a disparu, les deux torpilleurs parachèvent sa destruction en lançant plusieurs grenades sous-marines. Quand la mer a cessé de bouillonner, une large tache huileuse et quelques débris témoignent de la perte du Narval.
L’offensive alliée contre l’Afrique Orientale Italienne commence. Au nord, l’avance britannique débute sans trop de difficultés, d’un bout à l’autre de la frontière entre le Soudan et l’Erythrée. Après une résistance de principe, les troupes italiennes qui tiennent le front se replient vers Agordat et Barenthu et les unités de la 4e division indienne, accompagnées de différentes unités alliées, entrent en Érythrée. Les troupes alliées progressent ensuite sur cinq colonnes. Leur principal objectif : Keren, verrou du nord de l’Éthiopie. Au nord-ouest, c’est une offensive belgo-indienne qui se prépare, avec les deux brigades de la Force publique congolaise formant le Belgian Contingent in Sudan et la 9e brigade indienne du brigadier Mosley Mayne. Au sud, les troupes du général Cunningham attaquent à travers la frontière kenyane. La 1re division sud-africaine (composée de deux brigades sud-africaines et d’une brigade est-africaine) pénètre dans la province de Galla-Sidamo.
À l’est de l’Éthiopie se prépare une offensive franco-britannique. Pour aider les Britanniques à reconquérir le Somaliland, au sud-est de la Côte française des Somalis, et pour rompre le front italien à l’ouest de la Côte française des Somalis, du côté de l’Éthiopie, le général Legentilhomme dispose d’une variété d’unités. Les unes étaient déjà en poste à Djibouti avant la guerre : le régiment de tirailleurs sénégalais de la Côte française des Somalis (à quatre bataillons), quelques chars FT-17, un peloton d’automitrailleuses et quatre de méharistes, plus un groupe d’artillerie coloniale. Les premiers renforts sont arrivés depuis le mois d’août de Madagascar : 1er et 2e régiments mixtes malgaches et deux groupements autonomes d’artillerie coloniale. Une fois assurée la défaite des Italiens en Cyrénaïque est arrivé le 8e groupe d’automitrailleuses, prélevé sur les forces du général Mittelhauser venues du Liban en Égypte soutenir les forces de Wavell. Enfin, les survivants de certains régiments de tirailleurs sénégalais durement éprouvés en métropole ont été dirigés vers Djibouti. Le général Raynal a ainsi pu passer de un à deux régiments de tirailleurs sénégalais, les 1er et 2e RTS-CFS (à trois bataillons).
Parmi les officiers arrivant de métropole, se trouve un jeune lieutenant nommé Pierre Messmer, dont l’horizon ne se limite pas à la CFS. L’heure d’une action décisive approche. Ce sera l’opération Appearance/Apparence.
Le colonel Groussard fait antichambre depuis une heure et, à entendre les éclats de voix qui traversent la porte pourtant capitonnée du bureau du ministre de la Guerre, le caractère ombrageux du Général est amplement confirmé. En ce dimanche soir, seul un huissier à chaîne partage l’attente du colonel. La porte s’ouvre brutalement, bousculant l’huissier, et le Général sort à grandes enjambées, lâchant un : « Serai de retour dans cinq minutes ! » Il est suivi par deux civils, dont l’un a visiblement beaucoup transpiré, qui traversent l’antichambre sans un mot. L’huissier va brièvement ouvrir les fenêtres du bureau ministériel, dans une vaine tentative d’évacuer la fumée et l’odeur âcre des multiples Bastos dont les restes s’empilent dans un cendrier.
Le Général revient, fait signe à Groussard de le suivre et retourne se camper derrière son bureau. Il a convoqué le colonel pour discuter des moyens de faire sortir de France le plus d’hommes possible, mais les difficultés sont grandes. Il n’y a pas d’évasion en masse à attendre à travers les Pyrénées. La Suisse est une impasse. La voie aérienne pose des problèmes de matériel (quels avions utiliser ?), de pistes d’atterrissage et de communications. Il faudra envoyer des opérateurs radio avec leur matériel, des aviateurs capables de repérer des terrains et monter une école de radios clandestins.
La voie maritime semble dans l’immédiat plus prometteuse. Groussard propose de créer sur les côtes de la Manche, avec l’aide des Anglais, une flottille de petits bateaux pouvant faire la navette. Côté Méditerranée, l’utilisation d’embarcations un peu plus grosses est possible, et il y a le cas du Rhin. Ce cargo a servi aux forces spéciales de la marine et a déjà ramené des retardataires en août, mais il est pour l’heure en cale sèche. Comme l’explique Groussard : « Les réparations de sa machine traînent en longueur, car on ne sait pas à qui appartient le navire, donc qui va payer ! Le bâtiment avait été réquisitionné par le ministère des Colonies pour rester dans le civil, vu sa mission, mais l’équipage est composé en grande partie de réservistes de la Marine nationale. Les Colonies prétendent n’être qu’une façade pour la Royale, qui ne veut rien entendre pour payer, et la Marchande s’est mise au milieu pour récupérer le navire car on manque cruellement de tonnage. Pour ajouter un peu de sel à l’affaire, l’équipage non plus n’a pas été payé, car on ne sait pas si ce sont des civils ou des militaires, le médecin du bord est belge, le capitaine est à l’hôpital avec une jambe cassée et l’officier radio n’est autre que la femme du second, second qui est d’ailleurs le vrai chef de la bande. Enfin, sa femme, c’est vite dit, il l’aurait ramenée d’Indochine quand il y était en mission pour le 2e Bureau, à surveiller les menées japonaises. Il ne leur manque que le drapeau pirate avec un crâne et des tibias entrecroisés ! » Avec le Rhin, quelques autres bateaux et un ou deux sous-marins, Groussard espère récupérer, au mieux, cent ou deux cents hommes par mois.
L’entretien est alors interrompu par le téléphone, qui annonce l’arrivée du lieutenant-colonel Palliole. Celui-ci vient faire son rapport sur l’état des filières de renseignements en métropole. De Gaulle saisit l’occasion pour délimiter avec précision les plates-bandes de chacun : « Messieurs, veuillez considérer ce que je vais vous dire comme des ordres écrits ! Nous n’avons pas les moyens de tout faire en double, encore moins de nous tirer dans les pattes ! Groussard, vous vous occupez du transport de et vers la France, des communications radio et des évadés. Vous ne mettez pas les pieds dans le Renseignement et si, d’aventure, vous récupérez des informations, vous les passez à Palliole. Palliole, plutôt que d’entraîner des acrobates aériens, vous passez par Groussard pour les amener à pied d’œuvre en bon état. Et accélérez le recrutement pour toutes vos missions, car il faut penser dès maintenant à la suite ! Et surtout, tous les deux, envoyez dare-dare quelqu’un là où ça ne va pas pour comprendre ce qui ne marche pas et y mettre bon ordre. Vous êtes les yeux et les oreilles de la France ! »
Bien qu’assis, les deux hommes ont un mouvement pour rectifier leur position. La réunion est visiblement terminée. L’huissier se réveille juste à temps pour aller chercher le chauffeur du ministre. Les deux colonels se reverront le lendemain pour mettre sur pied la première opération. Deux jours plus tard, les marins du Rhin seront payés et tout l’équipage mis à la disposition de Groussard.
Au nord-ouest de l’Afrique Orientale Italienne, les forces belges marchent sur Gallabat. À la frontière soudano-éthiopienne, Gallabat est une bourgade soudanaise, jadis centre de commerce régional prospère, que les troupes italiennes continuent à contrôler. Malgré les ordres du Haut Commandement, le général Frusci s’est refusé à retirer ses troupes sur Metemna, en Éthiopie, arguant que la perte de prestige d’une retraite sans combat porterait un coup au moral des troupes askaris. De ce fait, les troupes italiennes sont étirées sur une ligne Gallabat-Metemna pour protéger les approches de Gondar. Cet étirement va faciliter la tâche de l’offensive indo-belge.
À l’est, dans le golfe d’Aden, les croiseurs Glasgow et Caledon, les destroyers Kandahar et Kipling et les navires auxiliaires Chakdina et Chantala escortent quatre transports. Ils amènent les I/2e et III/15e Punjab Rgt (ceux-là mêmes évacués sur Aden lors de l’offensive italienne d’août). La Royal Navy se prépare à lancer l’opération Appearance avec le premier débarquement visant à libérer un territoire allié de la domination d’une puissance de l’Axe. Ce ne sera pas le plus difficile !
À 1 heure du matin, à la clarté d’une lune superbe, les Punjabis sont déposés de part et d’autre de Berbera, en théorie pour préparer l’assaut direct. À la grande surprise des assaillants, ils trouvent les 60 hommes de la garnison, impeccablement alignés sur l’une des plages. Le colonel italien attend que les Alliés aient fini de débarquer, puis il se rend dans les formes. Comme le note dans son rapport le colonel britannique commandant l’opération, avec un understatement tout britannique : « […] le manque de combativité italien s’explique pour beaucoup par le manque de vivres et d’eau et par le fait que 50 % des troupes italiennes souffraient de la malaria… » Et il conclut dans le même esprit que « parfois la guerre peut être embarrassante ». C’est là son moindre défaut.
Dès l’aube du 16, au sud-est de Djibouti, les troupes françaises lancent une nouvelle attaque de diversion vers l’ouest, mais ce sont les troupes du Commonwealth partant de Zeïla qui déclenchent la véritable offensive vers le Somaliland occupé. Leur objectif est la liaison avec les troupes indiennes débarquées à Berbera.
Les hommes du 2e bataillon Black Watch, couverts par le Camel Corps du colonel Chater, s’élancent sur les positions italiennes. Ces troupes, qui ont été les dernières à évacuer le Somaliland, ont demandé et obtenu le droit d’ouvrir le bal. Elles sont suivies de près par le 2e RTS-CFS débouchant de Loyada. L’offensive est soutenue par les unités aériennes basées à Djibouti et les Blenheim venant d’Aden.
Malgré les pertes dues à la Regia Aeronautica et au climat, 13 avions d’assaut harcèlent les lignes italiennes. Ils sont éclairés par les reconnaissances discrètes d’une douzaine de vieux Potez 25/29, soutenus par 7 ou 8 D-501 et D-510 et couverts par 9 MS-406. C’est peu, mais l’effet sur les troupes italiennes de l’action de ces quelques avions de combat ne sera pas seulement moral, d’autant plus que les MS-406 interdisent toute action aérienne côté italien.
En Afrique Orientale, la résistance italienne au sud-est de Djibouti s’effondre très vite. Il est vrai que les meilleures unités italiennes dans la région sont concentrées à l’ouest de la CFS, barrant la route d’Addis-Abeba.
Dans l’Atlantique Sud, 250 nautiques à l’ouest de l’île d’Ascension, l’Admiral Scheer capture le cargo frigorifique Duquesa, venant d’Argentine, avec à son bord 14,5 millions d’œufs et 3 000 tonnes de viande. Un équipage de prise se rend à bord. Kranke projette d’utiliser le Duquesa, bientôt surnommé « Les Delikatessen flottants » ou encore « L’épicerie fine de Wilhelmshaven Sud », pour ravitailler les navires allemands opérant dans les mers du Sud.
À Addis-Abeba, au GQG du duc d’Aoste, c’est l’affolement. Les plans d’opérations italiens tenaient compte de la possibilité d’une action offensive alliée. Aoste était bien conscient que sa situation stratégique était devenue très difficile depuis l’écroulement de la Libye et qu’il ne fallait pas s’attendre à des renforts en provenance de la métropole. De plus, l’échec de l’offensive vers Khartoum avait contraint les troupes italiennes à la défensive. Mais l’ampleur de l’offensive alliée et surtout la multiplicité des axes d’attaque, avec l’effondrement rapide de la défense du Somaliland, ont obligé le duc à modifier profondément ses plans initiaux.
Malgré des troupes encore nombreuses, Aoste et son état-major se trouvent en effet confrontés à trop d’incendies à éteindre en même temps. Cette surcharge s’est d’abord traduite par un certain retard pour organiser une défense cohérente de l’ensemble de l’A-OI. Quand les ordres partent enfin, trois jours après le début de l’attaque alliée, ils reflètent la situation quasi inextricable des troupes italiennes. Il s’agit en résumé de sauver les meubles, ou d’essayer :
« […] 1 – Donner un coup d’arrêt à l’offensive ennemie dans le Nord.
Les unités regroupées à Keren devront fixer l’ennemi pour empêcher sa progression vers Massaoua et préserver le dernier débouché maritime de la capitale de la province […].
2 – Protéger Addis-Abeba face à l’offensive franco-britannique venant de Djibouti le long de la voie ferrée […].
3 – Sur les autres fronts, il faut s’efforcer de ralentir l’ennemi, mais un recul serait moins critique […].
4 – Par ailleurs, il faut rassembler tous les citoyens italiens non combattants dans la région d’Addis-Abeba pour mieux les protéger d’éventuelles exactions indigènes. […] »
Ces ordres sont tardifs mais de bon sens. Cependant, décryptés avec diligence, ils vont se retrouver sur le bureau du maréchal Wavell presque aussi vite que sous les yeux des officiers italiens à qui ils sont destinés. Le point clé de la défense de l’AOI est donc Keren. Mais les moyens prévus pour sa défense vont se trouver amoindris par la nécessité de parer les coups venant d’autres directions, en particulier de Djibouti… Et les officiers italiens commandant les troupes envoyées en renfort commencent déjà à s’en rendre compte.
Près de Marrakech, la formation des élèves de la BA 707 a été menée bon train. Conformément à ses habitudes, le lieutenant Pierre Mendès-France vient de terminer premier de sa promotion du cours de formation des navigateurs, malgré deux allers-retours en coup de vent à Alger pour préparer d’abord, voter ensuite, la révision constitutionnelle.
Dans l’amphi de la garnison, Mendès-France demande le groupe de reconnaissance I/33, basé à Tunis, qui a été équipé de bimoteurs Amiot 351 et 354. Des patrouilles sont détachées en permanence à Cagliari et surtout, à Malte, en appui de la RAF, pour la surveillance de la marine italienne.
– Le GR I/33 à Tunis, répète en écho le commandant de la base, le général de brigade Carayon. Accordé.
Mendès-France pousse un soupir de soulagement : il redoutait que ses chefs n’aient reçu l’ordre de l’empêcher de voler en opérations. En effet, chaque fois qu’il s’est rendu dans la capitale de la France combattante, Paul Reynaud le poussait à quitter l’uniforme pour entrer au gouvernement. De Gaulle et lui désirent qu’il remplace Laurent Eynac, qu’ils ne maintiennent au ministère de l’Air que faute de mieux, pour barrer la route à Guy La Chambre, trop proche à leur goût d’Édouard Daladier. Chaque fois, le lieutenant Mendès-France a opposé un refus au président du Conseil.
Le navigateur nouvellement breveté bénéficie maintenant de deux jours de permission, qu’il va passer à Alger, avant de rejoindre Tunis-el-Aouina, où stationne le I/33. Il y effectuera quelques vols de transformation sur Amiot 351/354 avant de participer à deux missions aux côtés d’un ancien. Enfin, il sera intégré à un équipage, avec la pleine responsabilité de sa navigation, aux premiers jours de janvier.
Sur la base des données ramenées par le Veniero, Maricosom prépare un nouveau passage et rassemble à La Spezia quatre sous-marins destinés à opérer en Atlantique. Les quatre appareils doivent franchir le détroit de Gibraltar par paires : Malaspina et Dandolo dans la nuit du 29 au 30 décembre, Cappellini et Glauco dans la nuit du 30 au 31.
En Afrique Orientale, l’offensive franco-britannique dans le Somaliland progresse à vue d’œil. Le lieutenant Messmer, à la tête de sa section du 2e RTS-CFS, franchit la passe de Jirreh, évacuée par les troupes italiennes après une résistance qui n’a duré que quelques heures.
En Afrique Orientale, le Lion de Juda revient dans son pays par l’ouest. L’empereur Hailé Sélassié rentre chez lui ! À la nuit tombée, sous l’une des tentes plantées à l’extérieur du village d’Um Iddla (localité éthiopienne à la frontière du Soudan), un officier français s’applique à consigner les événements de la journée. Ces informations seront bientôt transmises à Alger, où elles recevront l’attention qu’elles méritent.
« […] Les partisans de l’empereur sont en liesse. C’est la première fois depuis le 5 mai 1936 que leur souverain est présent en territoire éthiopien. Le drapeau du Lion de Juda lui a été présenté par la garde impériale reconstituée (ou du moins par une fraction de cette glorieuse unité). […]
Le négus a réaffirmé devant les troupes et les fidèles rassemblés pour son retour sa volonté inébranlable de libérer le pays des griffes de l’occupant italien. Il a rappelé les épisodes les plus sombres de l’invasion de l’Éthiopie, l’utilisation d’armes chimiques et l’empoisonnement des lacs et des points d’eau, provoquant ce qu’il a appelé “un nouveau Massacre des Innocents”. […]
Les réactions de nos amis britanniques face au retour du négus sont plus mitigées. Le gouvernement de Londres doit en effet prendre en considération l’existence au sein de son armée et de son administration de plusieurs tendances antagonistes. Celles-ci peuvent influencer la situation politique sur le terrain et l’équilibre des relations entre les Alliés.
– Le général Platt n’a autorisé le soutien et l’équipement des partisans éthiopiens que contraint et forcé par le Haut Commandement britannique. Il me paraît peu convaincu de l’intérêt d’équiper des partisans, comme il l’a déjà montré à la conférence de Khartoum.
– On peut considérer l’action de la mission 101 britannique du colonel Daniel Sandford, lancée dès le mois d’août dernier, comme un demi-succès ou comme un demi-échec. L’argent distribué auprès des chefs locaux et l’organisation de centres d’entraînement dans la province du Gojjam n’ont pas eu toutes les retombées espérées en termes d’action militaire. En effet, comme indiqué dans le compte-rendu de la mission que j’ai effectuée pour le Service de renseignements intercolonial, les Italiens ont pu jusqu’à ce jour garder le contrôle local de la situation du fait de l’attentisme et/ou de l’absence de coopération et/ou de coordination des chefs locaux. Il faut espérer que la présence physique de l’empereur mobilisera les foules.
– Nos alliés anglais maintiennent cependant des relations étroites avec l’empereur grâce au colonel Sandford, qui est aussi un ami et un conseiller du négus, et bien sûr par l’intermédiaire du commandant de la force anglo-franco-éthiopienne « Gédéon » (Gideon pour les Anglais), le major Charles Orde Wingate. Ces deux officiers m’ont fait forte impression (notamment le major). Cependant, je crains que la chaîne de commandement, qui va en théorie de Platt à Sanford et à Wingate, ne soit trop lâche et les caractères des uns et des autres trop bien trempés pour que le calme actuel soit durable. […]
Si les relations des Anglais entre eux sont parfois houleuses, nos alliés se retrouvent pour juger que la présence de la France dans cette partie du monde ne saurait être que provisoirement tolérée. Seul notre poids militaire sur le front de Djibouti a permis que soit satisfait notre désir, affirmé à Khartoum, d’être présents lors du retour du négus en Éthiopie, et que me soit attribué le poste de commandant en second de la force Gédéon. Tout ce qui pourra être fait pour minimiser notre action auprès de l’empereur le sera !
Dans l’avenir, l’influence de notre pays sur la future Éthiopie libre et indépendante dépendra du comportement de nos troupes, mais aussi de notre présence auprès du négus tout au long de la restauration de son autorité. Je compte bien, conformément aux instructions reçues, m’atteler dès demain à cette tâche. […] »
La lumière s’éteint tard dans la nuit. Le commandant Raoul Salan a fini son rapport.
De l’autre côté de l’Afrique Orientale Italienne, dans le Somaliland, les troupes indiennes, parties de Berbera le 16, ont progressé vers Hargeisa, au sud-ouest. Elles attaquent la bourgade en liaison avec les troupes venant de Djibouti et Zeïla. Malgré quelques renforts envoyés par le commandement italien, Hargeisa, qui n’a pas de défenses naturelles, ne peut résister à l’offensive combinée des deux colonnes alliées. Cependant, le reste du protectorat britannique ne sera complètement libéré et purgé des bandits et des déserteurs italiens que six mois plus tard.
Sur la frontière ouest de l’Afrique Orientale Italienne, la force Gédéon se prépare à l’attaque. Elle est composée de 2 800 hommes environ : un bataillon anglo-soudanais de la Force de défense du Soudan, un bataillon éthiopien de l’ex-armée régulière du négus et le 1er groupement de supplétifs marocains, composé des 108e, 110e, 147e et 208e goums. Ce groupement, dont le chef est le commandant Leblanc, compte un peu plus de 800 hommes. Il a rejoint le front soudanais après l’opération Scipion (le commandement français a jugé que les goumiers seraient à leur aise dans les montagnes éthiopiennes). Ces forces sont accompagnées d’un train de plus de 18 000 chameaux (et plus de 120 mulets marocains). Outre l’intendance de la force, les chameaux transportent du matériel de sonorisation pour attirer l’attention de la population et recruter des partisans.
Hommes et bêtes commencent à se diriger vers le mont Belaya. Les troupes franco-britanniques devraient y arriver entre le 26 et le 28 décembre ; les Éthiopiens et le train de chameaux les rejoindront entre le 1er et le 5 janvier. Les opérations offensives commenceront à ce moment.
Très loin de là, dans le Pacifique Sud-Ouest, les corsaires allemands Komet et Orion se séparent après avoir ravitaillé à Emirau, près de Kavieng (Nouvelle-Irlande, Îles Bismarck), où ils ont débarqué plus de 500 prisonniers. Recueillis quelques jours plus tard par un navire britannique, ces derniers seront en mesure de fournir des informations sur les activités opérationnelles des corsaires, leurs camouflages et leur utilisation de points de ravitaillement secrets et d’installations japonaises.
L’offensive alliée dans le nord de l’Éthiopie progresse, tandis que les Italiens s’efforcent de consolider les défenses de Keren. Biskia est pris par la 5e brigade indienne, qui poursuit vers Agordat, à l’est. Pendant ce temps, la colonne nord occupe Gheru, que les Italiens ont évacué sans combat.
À Alger, Pierre Brossolette et Fernand Pommard réorganisent la rédaction d’Havas Libre. Un service métropole vient s’ajouter aux services « de production » traditionnels : Politique, Diplomatique, Économique et Financier, Informations générales et, depuis septembre 1939, Militaire. À la différence des autres, le service métropole ne comprend aucun reporter. Il regroupe exclusivement des journalistes chevronnés capables de lire entre les lignes et de décrypter, presque comme à livre ouvert, les éléments d’information fournis, de manière officielle ou sous le manteau, par les sources les plus diverses (des radios allemandes à la presse clandestine française) et d’en tirer des dépêches qui vont être très lues – et largement reproduites – non seulement par la presse française libre, mais aussi à l’étranger.
Une attention particulière est apportée au service de l’agence Tass, à la Pravda et aux Izvestia et à Radio-Moscou : pacte germano-soviétique oblige, les médias d’URSS gardent deux envoyés spéciaux à Paris – même si Ilya Ehrenbourg y a été déclaré persona non grata, en théorie pour ses articles sur la chute de la capitale française en juin. Le service métropole est dirigé, avec le titre de rédacteur en chef adjoint, par André Château. Ce grand reporter a perdu une jambe en couvrant, au mois de juillet 1938, la traversée de l’Èbre par les Brigades internationales.
Sur le flanc nord-ouest de l’Afrique Orientale Italienne, les troupes belges font leur jonction avec les troupes de la 9e brigade indienne au nord-ouest de Gallabat.