Chapitre 11
La nuit où tout bascula

Loulou a raccroché. Nous restons plantées là, immobiles, le souffle court. Je voudrais agir, mais je ne sais pas quoi faire. Pourvu que David ne prenne pas de risques inutiles… Soudain, le téléphone sonne. Loulou est si blême que j’ai peur qu’elle s’effondre. Je réponds à sa place.

— Marie… chuchote David, il n’y a personne sur le terrain derrière la maison. Je vais faire le tour par-devant.

— David, je… j’ai peur. Fais attention, d’accord ? Moi non plus, je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose. Jamais.

— Promis, murmure David d’une voix émue. Je serai prudent. Dès que je vois l’homme, j’appelle la police.

Sitôt que je raccroche, l’appareil sonne de nouveau. Je réponds.

— Allô ?

Je croyais que David voulait ajouter quelque chose, mais ce n’est pas lui. Au bout du fil, je reconnais la voix entendue hier.

— Loulou ? Loooooulooou ? C’est toi ?

Je m’empresse de regarder l’afficheur : numéro inconnu.

— Non, ce n’est pas Loulou. Que voulez-vous ?

Je suis morte de peur. J’ai du mal à maîtriser ma voix, mais je dois essayer de faire parler l’homme en espérant que, pendant ce temps, David pourra appeler les secours.

— Qui… qui p-parle ? demande l’inconnu, qui se met à bégayer légèrement.

— Et vous, vous êtes qui ?

Il raccroche sans répondre.

— JE LE VOIS ! hurle tout à coup Loulou, debout dans la fenêtre du salon. Il est dans la rue, devant !

Je me précipite à ses côtés. Une silhouette sombre se tient effectivement juste au bout de l’entrée des Dubuc. Avec la noirceur, difficile d’en discerner plus. L’homme est de profil et il porte un capuchon. Il est assez grand et costaud. On dirait… on dirait qu’il tient sa tête dans ses mains. Mais qu’est-ce qui se passe ? À mes côtés, Loulou ne bouge plus, ne parle plus. Elle fixe la scène, les yeux agrandis d’effroi.

Soudain, dans la pénombre, David surgit dans l’entrée de la maison. L’homme sursaute, relève la tête, fixe mon ami. David est à quelques pas de lui à peine. J’ai envie de lui crier de s’enfuir. J’ai terriblement chaud, tout à coup. David a-t-il pu appeler les policiers ? Combien de temps mettront-ils à arriver ? Que va faire l’inconnu, va-t-il bondir sur notre ami ?

Mon sang tambourine dans mes oreilles. J’ai du mal à avaler. Tant pis, j’appelle le 911. Aucun risque à prendre. Je saisis le téléphone. Alors, à ma grande surprise, je vois David avancer calmement vers l’homme. L’inconnu ne bouge pas. Pas de bagarre, rien. Bouleversée, je raccroche sans avoir composé le 911. Je n’y comprends rien. Ils se parlent un moment, puis l’homme s’éloigne rapidement. Loulou me regarde, aussi ébahie que moi.

TopMan, si c’est bien lui, a disparu au bout de la rue. David cogne doucement à la porte avant. Loulou ouvre, en furie.

— Qu’est-ce qui se passe, David ? Tu l’as laissé partir ? Tu es fou ! Tu es de son bord ?

— Du calme, ma douce. C’est fini. Vous n’en entendrez plus jamais parler… Il ne te fera plus rien, Loulou, je t’assure.

— Hey, Superman, reviens sur terre ! Tu penses que parce que tu lui as parlé trente secondes, c’est réglé ?

David semble aussi remué que nous. Il hésite, cherche ses mots, se tord les mains. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Pourtant, il poursuit d’un ton obstiné :

— Je te dis que tout est OK, Loulou. Fais-moi confiance.

C’en est trop. À mon tour d’intervenir. Je suis tellement déçue de son attitude… Je n’aurais jamais imaginé David faire une chose pareille.

— À quoi as-tu pensé, David ? Peut-être qu’il va arrêter de harceler Loulou, mais les autres ? Les enfants qu’il regarde sur Internet ? Les photos qu’il envoie… Tu as laissé un malade s’en tirer avec un petit sermon de rien du tout ? Il te dit qu’il va arrêter et ça te suffit ? Tu le crois ? Je ne te pensais pas si naïf !

Ma voix se brise. Je n’arrive pas à comprendre. De grosses larmes roulent sur mes joues. David semble accablé. Il serre les lèvres sans répondre.

— Pourquoi tu as fait ça ? ! crie encore Loulou.

Je murmure :

— Qu’est-ce qui t’a pris ?

— C’était mieux ainsi, je vous jure, insiste David, l’air malheureux.

Nous le pressons de questions. Malgré la plus grosse dispute que nous ayons jamais eue tous les trois, David refuse d’en dire davantage. Les mots durs volent de tous côtés et il se contente de garder la tête baissée, de hausser les épaules. Il paraît affreusement désolé, mais ça ne change rien à la scène qui vient de se jouer : il a laissé filer un type dangereux.

Nous crions tant que Benjamin se réveille en hurlant. Loulou se précipite dans la chambre du garçon. David et moi restons seuls dans le salon. Il s’approche aussitôt de moi, tente de prendre mes mains. Je le repousse.

— Explique-moi, David… S’il te plaît…

David secoue la tête.

— Je ne peux pas, ma belle, je te jure… Essaie de comprendre…

Je le regarde d’un air dégoûté. Déçue, choquée, je quitte la maison des Dubuc en claquant la porte.

Peut-être que David a eu peur. Peut-être qu’il est simplement inconscient et qu’il se fiche de tous ces enfants menacés par Dubuc et son complice. Peut-être que je ne l’ai jamais vraiment connu, au fond. Moi qui ai toujours pensé que nous avions les mêmes valeurs…

Je ne comprends pas ce qui vient de se passer. Mais je suis sûre d’une chose : plus rien ne sera pareil dorénavant. Quelque chose vient de se briser. Je ne pourrai plus jamais voir David de la même façon.

En ce moment, pour être honnête, je n’ai plus envie de le voir du tout.