Le gardiennage de Loulou chez les Dubuc, les tentatives d’intimidation de TopMan, la dispute avec David… tout ça est arrivé il y a des mois déjà. David a déménagé quelques jours après avoir laissé filer l’homme mystérieux et je ne l’ai pas revu. Il a téléphoné chez moi à plusieurs reprises, je n’ai pas répondu et je ne l’ai pas rappelé. Il m’a écrit, je lui ai retourné ses lettres et j’ai supprimé ses courriels. D’abord parce que j’étais trop en colère. Et puis… et puis ensuite parce que j’avais trop honte.
Car ma vie a basculé depuis. Tout a changé. J’ai compris ce que David avait fait, pourquoi il avait agi ainsi. Et je pense que je ne serai plus jamais capable de lui parler ou de le regarder en face après l’avoir accusé de la sorte.
Loulou est allée donner le CD et raconter tout ce qu’elle savait aux policiers. Il a fallu du temps mais, grâce à un agent double, ils ont réussi à pincer Dubuc et TopMan sur un forum. Une petite visite à leur domicile a ensuite permis aux policiers de constater que leurs ordinateurs regorgeaient de matériel pornographique juvénile. Ils sont tous deux emprisonnés, à présent.
Pourquoi ma vie est-elle bouleversée à ce point par toute cette histoire ? À cause du fameux complice, évidemment… TopMan. Nos soupçons étaient fondés. Il s’agissait bien de quelqu’un que nous connaissions.
Il y a quelques jours à peine, je lui ai rendu visite en prison. J’ai décidé d’y aller pour en finir. Pour effacer tout ça de mon esprit. Ou, du moins, essayer. Il a demandé à me voir tant de fois. La salle réservée aux visiteurs était froide et dure. L’homme assis devant moi était cerné, les traits creusés, l’air malheureux. Je n’ai même pas réussi à ressentir de la pitié.
— Je suis désolé, Marie-Pierre, tellement désolé… Je n’ai jamais voulu faire de mal à ton amie. Je voulais juste l’effrayer… J’avais peur qu’elle me dénonce.
Je n’ai rien dit.
— C’est une maladie, tu sais, c’est plus fort que moi. Je ne veux pas regarder ces photos, mais j’en ai besoin… Je n’y peux rien. J’ai essayé… Je te jure que je n’ai jamais rien fait d’autre. Tu sais que je ne toucherais pas un enfant… Tu le sais, hein ?
Je n’aurais jamais cru être capable d’une telle chose : l’homme sanglotait devant moi et je ne ressentais aucune compassion. Aucune émotion. À part peut-être du dégoût.
— Pourras-tu me pardonner un jour ?
Jamais. Je ne pourrai jamais pardonner. Ou peut-être un jour, mais dans très longtemps, alors… Pour l’instant, je ne peux même pas l’imaginer.
— Tu me connais, Marie-Pierre, tu sais bien que je ne suis pas dangereux… Je ne voulais rien faire à Loulou, j’ai juste paniqué… Je ne serais jamais allé plus loin. Je ne voulais pas qu’elle parle de ce qu’elle avait vu.
Je lui ai jeté un dernier regard méprisant, je me suis levée et j’ai quitté la prison sans un mot. Ce n’est qu’une fois dehors que mes nerfs ont lâché. Je me suis écroulée au pied d’un arbre et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. J’ai bien cru que je ne pourrais jamais arrêter. J’ai pensé à cet homme, de l’autre côté du mur, derrière les barreaux, et je me suis promis de ne plus jamais l’appeler mon père, ou papa.
J’ai parlé un peu de tout ça avec ma mère. Mais pas trop. Je ne suis pas encore capable. Selon elle, quand il est parti pour l’Afrique, il s’éloignait justement pour me protéger. Et parce qu’il avait honte. Ma mère a enfin compris pourquoi rien ne marchait entre eux sur le plan sexuel. Pourquoi cet homme était sorti si brusquement de nos vies en disant qu’il avait besoin de se « recentrer », de régler des choses.
Il n’a rien réglé. Loin de là.
Moi, j’ai saisi pourquoi il avait raccroché brusquement quand j’ai répondu, un soir, chez les Dubuc. Il savait que si ce n’était pas Loulou, c’était moi, son inséparable amie. Effrayer une ado qu’on connaît un peu, ça peut aller, mais effrayer sa propre fille…
Voilà. Cet homme est malade. Et dangereux. David n’a pas pu le dénoncer pour me protéger, pour m’éviter d’avoir mal. Ce n’était pas à cause de l’homme qu’il n’a pas voulu agir. C’était à cause de moi. Et entre David et moi, tout est terminé. Ma vie est brisée.