Chapitre 1
Cinq ans plus tôt, le lundi 23 juin

Chaque fois qu’un party est organisé à l’école, c’est la même chose : David ne quitte pratiquement jamais la piste de danse. Toutes les filles présentes le regardent. Il se tourne vers moi, esquisse un sourire. Je n’ai jamais vu un gars aussi beau. À l’école, chaque fille rêve à David… David le romantique, aux yeux sombres et au sourire ravageur… Il ne s’en rend pas compte, ou alors il fait comme si. Ça le rend encore plus irrésistible.

Il me fait un petit signe, m’invitant à aller le rejoindre. C’est ça, oui ! Moi, Miss Maladroite elle-même, j’irais danser à côté de Monsieur Irrésistible pour mieux mettre en évidence mon manque d’élégance… Plutôt mourir. Soudain, une voix enjouée me sort de mes pensées :

— Tu as l’air de t’amuser comme une petite folle, Marie ! Et ces couleurs joyeuses pour une fête, c’est tout à fait à propos !

Loulou me serre dans ses bras avec exubérance. On dirait bien que la période bleue est terminée. Mon amie s’est mis en tête d’imiter certains peintres et de vivre des « périodes » basées sur les couleurs. À une époque, Picasso a vécu sa période bleue, lui aussi, puis il est passé à sa période rose. Visiblement, Loulou suit le même parcours : on tombe aujourd’hui, et pour quelques semaines j’imagine, dans la période rose. Loulou porte des collants d’un rose vif, une jupe noire avec des points roses minuscules et une camisole rose, par-dessus laquelle elle a enfilé un boléro. Ses cheveux roux sont teints en brun foncé, ils sont striés de mèches roses et attachés en deux lulus. Ma meilleure amie semble sortie tout droit d’un manga ! Je ne sais pas comment elle s’y prend : s’il fallait que je m’affuble ainsi, je serais ridicule. Loulou, elle, arrive à être jolie malgré tout et à avoir un charme fou.

Je jette un œil morne sur mon chemisier noir et mon pantalon tout aussi noir et je soupire. Évidemment, c’est le moment que choisit Pascal Léveillé pour passer près de moi.

— Ouh là, les gros soupirs, Marie-Poche ! Tu attends impatiemment que je t’invite à danser, c’est ça ?

Il me souffle un baiser et s’éloigne en rigolant avec Pierrot Fortin, son fidèle complice, toujours prêt à rire des blagues de Léveillé, même des mauvaises. En fait, je ne l’ai jamais entendu faire de bonnes blagues, alors… Je grogne entre mes dents :

— Tu peux toujours rêver.

Mon regard retourne se poser malgré moi sur David. Il danse toujours, les yeux presque clos, sourire aux lèvres. Ses cheveux frôlent doucement sa nuque. Trois filles de notre classe tournent autour de lui, rivalisant d’efforts pour attirer son attention. À part un sourire poli de temps à autre, David ne s’en occupe pas. À mes côtés, Loulou s’anime :

— Quelle super idée d’organiser une soirée de danse pour finir notre quatrième secondaire, trouves-tu, Marie ? C’est comme une préparation pour le bal de l’an prochain. J’ai tellement hâte !

Je grommelle :

— Hum-hum.

Elle continue :

— Viens-tu danser ?

Sans quitter David des yeux, je hoche la tête. Non merci. Loulou semble enfin remarquer mon air préoccupé.

— On va le revoir, tu sais, dit-elle d’un ton rassurant, devinant mes pensées.

Il y a quelques semaines, David nous a annoncé que ses parents déménageaient. Si encore ils allaient dans la ville à côté, mais non. Leur nouvelle maison est à plus de deux heures de route. Bien sûr, on a juré de s’écrire tous les trois, David, Loulou et moi. On a promis de se visiter le plus souvent possible et tout, mais je sais que ce genre de résolutions ne tient pas toujours. On est plein de bonne volonté les premières semaines, la première année, puis on prend de nouvelles habitudes, on se voit de moins en moins, on commence à s’oublier… Mon cœur se serre. David va tellement me manquer.

— Allez, Marie ! Bouge un peu ! Viens avec moi, insiste Loulou en me tirant par la main vers les élèves qui s’agitent sur la piste de danse.

Je résiste. Elle hausse les épaules, s’approche et me murmure à l’oreille :

— Je ne comprendrai jamais pourquoi vous ne sortez pas ensemble.

L’an dernier, à la fin de notre troisième secondaire, juste après une série d’événements plutôt troublants, David m’a embrassée. Un instant doux, magique. Aucun de nous n’a osé en reparler depuis. Une seule fois, David m’a demandé ce que je pensais de nous deux. Je lui ai répondu que je l’aimais trop comme ami pour risquer de le perdre en devenant son amoureuse. Et puis pourquoi David, qui peut sortir avec toutes les filles qu’il veut, s’intéresserait-il sérieusement à moi ?

La tête encore pleine de l’image de David se penchant vers moi pour m’embrasser, je réponds distraitement :

— Ça ne marcherait pas, Loulou. Regarde-le : il est beau, intéressant, tout le monde l’adore…

— Et… ? demande mon amie.

— Et regarde-moi… Je ne suis pas son genre. Il se rendrait vite compte que je suis trop ordinaire pour lui, il me laisserait et on aurait du mal à rester amis après. En plus, avec le déménagement…

Loulou lève les bras en l’air, les agite frénétiquement :

— Wou hou ! Mesdames et messieurs, le Festival du manque de confiance en soi est de retour ! Une candidate se démarque nettement des autres et file droit vers la victoire, sans personne pour rivaliser avec elle. Aucune autre n’a réussi à atteindre un tel degré d’autodénigrement. Félicitations, Marie-Pierre !

Puis, son visage se fait plus sérieux. Elle me demande :

— Si je comprends bien, tu me dis que tu ne sortiras jamais avec David, c’est ça ?

— Exactement.

— Dans ce cas, je suppose que tu es consciente qu’il aura d’autres copines. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais plusieurs filles s’intéressent à lui…

Comme si Loulou avait besoin de me le rappeler ! Je ne peux retenir une grimace. Mon amie conclut :

— Il ne t’attendra pas toute sa vie, Marie.

Agacée, je grogne :

— Je sais. Ce n’est pas grave. C’est mieux comme ça.

— Ça ne te ferait rien qu’il soit amoureux d’une autre, alors ? continue d’insister Loulou.

Je fais non de la tête.

— Rien du tout, du tout, du tout ?

Exaspérée, je lance :

— Arrête, Loulou ! Où tu veux en venir, au juste ?

Mon amie me fixe droit dans les yeux et déclare d’une traite :

— Et si je te disais que David m’a embrassée, hier soir ? Que nous pensions sérieusement sortir ensemble mais qu’on n’osait pas pour ne pas te faire de peine ? Mais là, ça change tout. Si ça ne te fait rien, eh bien…

Ma gorge se serre. Mon ventre aussi. Je retiens mes larmes avec difficulté. Quoi ? David et Loulou ? Je n’aurais jamais imaginé… La voix éteinte, les sourcils froncés, je demande :

— C’est vrai, Loulou ?

Mon amie tout en rose secoue joyeusement la tête :

— Non. Pas un mot de vrai ! Mais ça va, j’ai ma réponse, maintenant. Tu ne te vois pas ! Tu es amoureuse folle de lui.

Moqueuse, elle s’éloigne en sautillant vers David. Aussitôt, Pascal Léveillé réapparaît à mes côtés :

— Tu m’attends toujours, Marie-Seule ? On y va ? demande-t-il en me tendant les bras.

Je lui lance un regard irrité et je fonce vers la piste à mon tour, sans répondre. Tant pis si j’ai l’air d’un hippopotame à côté de la gracieuse Loulou et du charmant David. Je compte bien profiter à fond de nos derniers moments ensemble.